Intellectuel, historien, dissident, syndicaliste, député, ministre, ami de la France, Borislaw Geremek était avant tout le héros de la réconciliation européenne.
C’est hélas fréquent qu’on meurt d’un accident automobile.
Même des personnalités qui ont fait parler d’elles. On se souvient de la triste fin du cardinal François Marty (ancien archevêque de Paris), ou de celle du grand écrivain Albert Camus, des humoristes Fernand Reynaud et Coluche, des princesses Grâce de Monaco et Lady Diana, des acteurs James Dean et Françoise Dorléac.
Et en politique française, la disparition accidentelle de l’ancien ministre giscardien Michel d’Ornano ou encore celle du ‘faucon’ et numéro deux du Front National Jean-Pierre Stirbois, le ‘loup de Dreux’.
Le 13 juillet 2008, le sort s’est jeté sur l’un des derniers héros survivants du XXe siècle. Borislaw Geremek s’est hélas tué à 76 ans dans un accident de la route alors qu’il se rendait à Bruxelles en tant que député européen. Sur une route polonaise (la circulation automobile en Pologne reste toujours très dangereuse).
Un banal accident pour un homme exceptionnel.
Comment ne pas s’associer au concert de louanges et d’émotions qui a suivi cette brutale disparition ?
Geremek, un symbole historique de l’Europe
En juillet 2004, François Bayrou et Daniel Cohn-Bendit, entre autres, avaient souhaité porter Borislaw Geremek à la Présidence du Parlement européen. Un symbole politique fort pour accueillir avec enthousiasme les nouveaux adhérents issus du Bloc soviétique.
Hélas, en raison du positionnement politique trop centriste de Geremek, le rouleau compresseur des accords traditionnels entre le PPE (UMP en France) et le PSE (PS en France) avait encore vaincu (pour chaque mandat de cinq ans, présidence partagée par moitié au PPE et au PSE). Geremek avait réussi, malgré le verrouillage des appareils politiques, à réunir 208 parlementaires européens sur son nom (contre 388 au socialiste catalan Josep Borrell (soit 78 de plus que ses soutiens politiques).
Dans le même ordre d’idée, j’avais imaginé que sa désignation (certes, d’autant plus improbable qu’il était déjà très âgé) à la première Présidence du Conseil européen issue du Traité de Lisbonne (dont l’application reste en suspens depuis le non irlandais) aurait constitué un signal fort de la réconciliation européenne.
Des propositions récentes pour sortir l’Europe de la paralysie
Un ‘non irlandais’ qui avait d’ailleurs été très bien analysé par Geremek il y a seulement quelques jours. Dans une tribune, le sage polonais avait convenu que les populations européennes ne comprenaient plus la construction européenne réalisée sans eux, mais qu’il était nécessaire de réformer les institutions européennes sous peine d’enlisement, évoquant à cette occasion, en tant qu’historien, que le principe de l’unanimité fut la principale raison de la triple perte d’indépendance de la Pologne en 1772, 1793 et 1795.
Geremek avait alors proposé de demander l’avis des Européens en leur posant « une ou deux questions précises concernant le système de vote européen » dans une consultation dans tous les pays le même jour, par exemple aux prochaines élections européennes de juin 2009.
Une idée de référendum sur tout le territoire européen qu’avaient déjà proposé François Bayrou et Daniel Cohn-Bendit (encore alliés) pour la ratification du Traité Constitutionnel Européen en 2005.
D’abord un historien marxiste
Né le 6 mars 1932 à Varsovie, Borislaw Geremek avait perdu son père, rabbin, à Auschwitz. Il réussit à s’enfuir du ghetto de Varsovie avec sa mère alors qu’il avait une dizaine d’années.
Par intérêt pour l’histoire et le marxisme, il adhéra tôt (à vingt ans) au Parti communiste polonais (PZPR) qu’il abandonna lors de l’invasion soviétique à Prague en 1968.
Il fit de brillantes études à Varsovie et à Paris, à la Sorbonne, et pour éviter une surveillance trop rude des communistes polonais, il étudia plus particulièrement la pauvreté et l’exclusion au Moyen-Âge, sujet qui ne prêtait pas à caution.
Puis un dissident aux côtés de Walesa
Intellectuel engagé dans les années 1970 en Pologne, il contribua à la création du premier syndicat indépendant Solidarité en conseillant Lech Walesa et en négociant avec le pouvoir polonais qu’il avait connu de l’intérieur (comme membre du PZPR).
Geremek n’a jamais cru à la version soft du général Jaruzelki dont le coup d’État du 13 décembre 1981 valut à l’historien au total près de trois ans d’emprisonnement. Selon le dictateur communiste polonais, ce dernier aurait réprimé les aspirations syndicales des ouvriers par « moindre mal », évitant l’intervention de Brejnev et des troupes soviétiques.
Avec l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev à Moscou, les organisations polonaises se recréèrent pour finalement aboutir à une table ronde entre Jaruzelski et Walesa qui permit la tenue des premières élections libres le 4 juin 1989 et la nomination le 24 août 1989 du premier gouvernement non-communiste dans le bloc soviétique, dirigé par le catholique Tadeusz Mazowiecki (désigné par Jaruzelski, contraint, le 19 août 1989). Geremek participa alors activement aux négociations avec le pouvoir.
Juin 1989, cinq mois avant la chute du Mur de Berlin… dix ans après la désignation du premier pape polonais, Jean-Paul II dont l’influence morale aura sans doute été décisive en Pologne.
L’intégrateur de la Pologne dans l’OTAN et dans l’Union Européenne
C’est à partir de ce moment historique que Borislaw Geremek entama une carrière politique plus classique, en se faisant élire à la Diète polonaise sous les couleurs de Solidarité puis, après son éclatement rapide, de son aile centriste.
Focalisé sur la normalisation de son pays au sein de la nouvelle Europe réunifiée, Geremek fut le Ministre polonais des Affaires Étrangères entre 1997 et 2000, période au cours de laquelle il négocia l’entrée de la Pologne dans l’OTAN (effective le 12 mars 1999) et dans l’Union Européenne (effective le 1er mai 2004 et son adhésion à l’espace de Schengen se concrétisa le 21 décembre 2007). Rappelons que la capitale de la Pologne fut longtemps associée aux ennemis de l’OTAN, avec les forces du Pacte de Varsovie.
En juin 2004, les Polonais votèrent donc pour la première fois aux élections européennes et y envoyèrent entre autres Borislaw Geremek.
Un homme qui n’a rien à prouver de son passé
Son passé de dissident contre le pouvoir communiste, son aura internationale et intellectuelle, sa participation historique aux accords de Gdansk aux côtés de Lech Walesa faisaient de Geremek un homme au-dessus de tout soupçon lorsqu’il s’agissait de détecter les agents ou sous-marins de l’ex-régime communiste. D’ailleurs, en 2004, Geremek avait dû signer une déclaration sur l’honneur attestant que son passé fut sans reproche.
Mais en 2007, les frères Kaczynski (Lech le Président et Jaroslav le Premier Ministre et chef du parti majoritaire) décidèrent d’obliger tous les fonctionnaires et tous les élus (soit sept cent mille personnes) à attester sur l’honneur que leur passé était irréprochable (ou à déclarer leur éventuelle implication avec la police secrète communiste).
Borislaw Geremek, furieux car il considérait cette mesure stupide et vengeresse, n’ayant rien à prouver, fut le seul parlementaire (européen) à refuser de signer (le même papier qu’en 2004). Il avait pourtant voté une loi similaire le 11 avril 1997, mais son opposition permettait aussi de s’attaquer politiquement aux jumeaux Kaczynski dont il contestait notamment les relents germanophobes qui lui faisaient penser à l’amère époque de Wladislaw Gomulka (numéro un du régime communiste de 1956 à 1970).
Le 19 avril 2007, date seuil pour la signature de cette déclaration, l’administration polonaise considérait que Geremek était déchu de son mandat. Une forte mobilisation française fut enclenchée pour défendre ce francophile célèbre. Le 25 avril 2007, François Bayrou, fort des 18% qu’il venait de recueillir trois jours avant, parla de « forfaiture ». Une pétition signée notamment par des hommes politiques comme Pierre Moscovici, Michel Barnier et Bernard Soulage, et par des universitaires de renom comme Jean-Louis Quermonne, circula pendant quelques semaines.
Finalement, le 11 mai 2007, la Cour constitutionnelle de la Pologne invalidait cette loi, supprimant l’incertitude qui pesait sur la poursuite du mandat européen de Borislaw Geremek.
Au revoir, sage Bronek !
C’est pourtant pour exercer ses fonctions de député européen qu’il se rendait à Bruxelles et que, hélas, un accident mortel l’arrêta définitivement près de Lubien, en Pologne occidentale.
Homme chaleureux, cultivé, enthousiaste, combatif, fumeur de pipe et arborant une belle barbe blanche, Geremek se rendait souvent en France où il enseignait au Collège de France et où il rencontrait ses amis politiques. J’ai même eu la chance d’assister à quelques uns de ses discours au français irréprochable et au charisme inébranlable.
Avec lui s’éteint l’un des rares visionnaires européens encore en exercice.
L’Europe est en deuil.
Et l’Histoire contemporaine également.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (17 juillet 2008)
Pour aller plus loin :
Portrait de Borislaw Geremek (Le Monde du 15 juillet 2008).
Dernier article de Borislaw Geremek sur le non irlandais et le Traité de Lisbonne (27 juin 2008).
Intervention de Borislaw Geremek au colloque ‘Trajectoires de l’Europe, unie dans la diversité depuis 50 ans’ (16 mai 2007).
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=42316
http://fr.news.yahoo.com/agoravox/20080717/tot-borislaw-geremek-le-symbole-de-la-re-89f340e.html
http://www.lepost.fr/article/2008/07/17/1225839_borislaw-geremek-le-symbole-de-la-reunification-politique-et-culturelle-de-l-europe.html
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