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18 mars 2010 4 18 /03 /mars /2010 05:56

(dépêches)



Quelques infos à propos de l'émission "Le Jeu de la mort" sur France 2 le 17 mars 2010


Pour revoir l'émission :
http://www.francetvod.fr/site-vod/jusqu-ou-va-la-tele/


http://programmes.france2.fr/jusqu-ou-va-la-tele/experience_zone_extreme.php
Comment les candidats ont-ils été sélectionnés ?

 Le recrutement des candidats commença début 2009. Nous avons fait appel à une société spécialisée dans le recrutement de volontaires à des tests de consommateurs. Nous leur avons demandé de trouver 80 personnes correspondant exactement aux critères qu’avait définis Stanley Milgram pour son expérience, afin de pouvoir comparer les résultats sans distorsion.
- Aucun volontaire ne devra avoir précédemment participé à un jeu télé. Ils ne devront ni être « en demande », ni être des candidats professionnels.
- Trois tranches d’âge devront être représentées : 25/34 ans, 35/44 ans, 45/55 ans, autant d’hommes que de femmes.
- Ils habiteront l’Ile de France pour que la présence lors de l’enregistrement ne leur pose pas de problèmes logistiques particuliers.
- Les catégories socio-professionnelles recrutées seront équivalentes à celles de Milgram : ouvriers, employés, cadres, enseignants, etc. De Bac-2 à Bac+3.
- Pour respecter la moyenne des téléspectateurs, 25% des candidats dans chaque tranche d’âge seront de « gros consommateurs » de télé-réalité.
- Ils recevront une compensation financière équivalente aux 4 dollars que Milgram allouait en 1963, soit 40 euros 2009.
- Ils déclareront accepter les droits et conditions de reproduction et d’utilisation de leur image. Une déclaration de bonne santé sera obligatoire.

Missionnée par nos soins, la société de marketing RBRI a travaillé sur un listing de 13 000 personnes possédant une adresse mail. Tous ont reçu cette annonce



RBRI recrute des candidats pour mettre au point un nouveau jeu télévisé
Un jeu basé sur des questions-réponses ne demandant aucune connaissance particulière

Vous êtes intéressé ?
Si vous aimez les jeux télévisés.
Si vous n'avez encore jamais été personnellement candidat à un jeu à la télévision.
Si vous êtes un homme ou une femme âgés de 25 à 55 ans.
Vous pouvez vous inscrire au plus vite (les places sont limitées) pour participer au tournage du pilote d'un nouveau jeu qui se déroulera entre le 14 et le 24 avril avec un temps de participation de 2 heures en journée.
Dans le cadre du tournage test de ce jeu, il n'y aura pas d'enjeu financier, toutefois nous vous offrons une compensation forfaitaire de 40 € (chèque cadeau).
Vous devez accepter les droits et conditions de reproduction et d'utilisation d'image.

Bien Cordialement,
Toute l'équipe RBR

2600 personnes répondirent positivement. Elles reçurent un questionnaire de quatre pages qui permit à l’équipe de la société RBRI d’équilibrer les sous-groupes en fonction de l’âge, du sexe, de la profession, des habitudes de consommation de télévision, etc. La disponibilité aux heures de tournage fut le dernier critère qui permit de désigner les 80 candidats. Chacun reçu un coup de téléphone de la société de recrutement. Ce contact verbal permit de vérifier le questionnaire de santé : êtes-vous cardiaque, prenez-vous des psychotropes ou des neuroleptiques, etc. Le point de rendez-vous était précisé : à telle heure, tel jour, une voiture vous attendra devant le métro Porte de la Chapelle pour vous conduire à la Plaine Saint Denis, sur le plateau n°5 du Studio 107. Le numéro de téléphone portable du chauffeur leur était communiqué, en cas de besoin. Il leur était rappelé qu’il n’y avait rien à gagner, qu’il s’agissait du tournage d’un « pilote » et qu’à l’issue du tournage, on leur demandera de répondre à quelques questions.

http://programmes.france2.fr/jusqu-ou-va-la-tele/experience_zone_extreme_02.php
Comment a été recruté le public ?

 Les plateaux télévisés sans public sont rares, particulièrement dans le monde du divertissement. La crédibilité de la transplantation de l’expérience exigeait donc un public. Deux sociétés, « Casting Events » et « La Nouvelle Image », spécialisées dans le recrutement, l’accueil et l’encadrement des publics de télévision devaient trouver cent spectateurs par demi-journée d’enregistrement. Pour les dix jours de tournage, cela faisait deux milles personnes qui devaient arriver sans rien savoir de l’expérience elle-même.

« Casting Events » et « La Nouvelle Image» possèdent leurs propres bases de données : des listings de volontaires habitués des enregistrements. Ils forment le gros des publics de plateau télé. Nous aurions donc affaire, avec ces bases, à des profils très particuliers, des amoureux du genre et de fins connaisseurs des ambiances de coulisse. Mais il était impossible de trouver 2000 personnes sur ces seules bases. « Casting Events » et « La Nouvelle Image» gèrent par ailleurs des sites internet sur lesquels n’importe qui peut se connecter. Sur ces sites, les internautes découvrent une série de programmes (« La Roue de la Fortune », « Qui veut gagner des millions », etc.) et s’ils le souhaitent, laissent leurs coordonnées pour assister tel jour à tel enregistrement. Des animateurs de quartier, des maisons de retraite, des foyers ou même des enseignants ont l’habitude d’y inscrire leur classe, leurs jeunes, leurs anciens et prennent 20 ou 50 places d’un coup. « Casting Events » et « La Nouvelle Image» ont donc inséré sur leur site cette annonce, figurant dans une case « Fortune ou châtiment » sur laquelle il fallait cliquer pour lire :



« Très prochainement le tournage du pilote d’un jeu de questions-réponses d’un genre très nouveau qui demande une forte implication de la part du public.
C’est un jeu de mémoire, un candidat doit apprendre une association de mots. A chaque erreur, l’autre candidat à un gage. »

La version initiale précisait « un jeu à émotions fortes » qui n’est resté que quelques jours. Nous ne souhaitions pas faire fuir le public habitué aux jeux de savoir, type « questions pour un champion » ou « des chiffres et des lettres ». Il fallait recruter tous les publics de télévision.

Malgré cela, nous n’arrivions pas à atteindre le quota des 2000 spectateurs. L’émission n’existant pas, elle n’avait pas de notoriété, et donc n’attirait pas. Il fallu trouver d’autres voies de recrutement. La société « La Nouvelle Image» procéda à un recrutement dénommé « casting sauvage ». Postée en des lieux stratégiques (forum des Halles, gares, centres commerciaux de la périphérie, etc.), une équipe de « casteurs » distribuait des invitations aux passants, à l’exclusion des moins de seize ans. Le message était le même que celui du site internet. Les volontaires pouvaient téléphoner ou mailer pour s’inscrire. Ils obtenaient confirmation d’un jour et d’une heure de rendez-vous.

http://programmes.france2.fr/jusqu-ou-va-la-tele/experience_zone_extreme_03.php
Quelles garanties de sécurité pour les candidats ?

L’expérience de Milgram a été reproduite vingt fois depuis 1963, dans une dizaine de pays, jusqu’aux années 2000. Au total, 3000 personnes ont passé ce test. A ce jour, et d’après les informations fournies lors des congrès mondiaux de psychologie sociale, seule deux personnes sur ces trois mille ont connu par la suite un épisode dépressif léger. Un taux inférieur à la moyenne des populations des pays occidentaux, mais un taux qui n’est pas zéro. Voilà pourquoi nous avons pris tout une série de précaution avant et après le tournage.

Avant : le questionnaire de santé nous a permis d’éliminer certains volontaires sous traitement médicamenteux. Nous n’avons sélectionné aucun sujet de moins de 25 ans, considérant qu’avant, une fragilité « post adolescente » pouvait déclencher un trouble. De même, aucun candidat de plus de 55 ans n’a été retenu comme chez Milgram.

Pendant : un discret interrogatoire de santé avant de passer sur le plateau était destiné à vérifier si tout allait bien. Une candidate avait appris la veille qu’elle était enceinte. Elle a aussitôt été remplacée. Quatre psychologues assistaient tous les jours aux enregistrements. Ils pouvaient interrompre à tout moment l’expérience s’ils pensaient que l’un des candidats vivait un trouble trop fort. Ils l’ont fait une fois.

Après : pour les psychologues, le stress des candidats devait être géré dès la sortie du plateau. Nous avons modifié le protocole de Milgram pour optimiser cette phase de décompression. Pour les besoins de ses travaux, Milgram entamait l’entretien post-expérience sans révéler aux sujets qu’il n’y avait pas d’électricité. Ils restaient face au « générateur de choc » et répondaient à un questionnaire serré avant que l’équipe ne leur apprenne que tout était truqué. La « réconciliation » (moment fondamental pour Milgram) entre l’acteur et le questionneur intervenait à ce moment-là. Jean-Léon Beauvois a estimé plus important de privilégier la sortie de stress. Dès qu’un questionneur finissait le « jeu », Tania Young le conduisait en dehors du plateau où l’attendait deux psychologues qui lui révélaient aussitôt que tout était truqué, qu’il n’avait fait de mal à personne et qu’il s’était comporté comme tout le monde. Chaque candidat était alors dirigé dans une pièce équipée d’une caméra pour répondre à trois questions mais surtout pour entendre toutes les explications sur nos buts, les résultats, l’expérience de Milgram, le rôle de la télévision, l’évolution des jeux de divertissement. L’acteur arrivait dans cette pièce dans les deux minutes qui suivaient le début de l’entretien. Ce moment, particulièrement fort, pouvait se prolonger. La décharge d’émotion pouvait durer plus de cinq minutes. Les entretiens avaient une finalité : réassurer et réarmer chaque participant. Il était convenu qu’un coup de téléphone leur serait donné la semaine suivante, afin de vérifier que tout allait bien. S’ils ressentaient un trouble, ils pouvaient appeler à n’importe quel moment un des deux psychologues chargés de l’entretien.

ll leur était alors demandé s’ils acceptaient de figurer dans le film. Ils devaient signer une autorisation de diffusion. Sur les 80, seules trois personnes ont souhaité ne pas apparaître. Deux d’entre elles étaient pourtant des « désobéissants ».
Le coup de téléphone la semaine suivante nous a permis de vérifier que tout le monde allait bien. Mis à part l’un des deux désobéissants ayant retiré son autorisation, tous ont affirmé se porter bien. La plupart ont précisé avoir éprouvé le besoin d’en parler longuement autour d’eux.

Un mois plus tard, tous les candidats reçurent un volumineux courrier. Jean-Léon Beauvois leur présentait les premiers résultats. Puis un grand questionnaire leur était soumis. Le taux de réponse est de 92%. Parmi les questions, destinées aux recherches, certaines portaient sur leur perception de l’expérience. A la quasi unanimité des questionnaires reçus, ils ont compris nos objectifs et y adhèrent. Ils s’interrogent sur leur comportement, attendent du film des réponses à ces questions et ne regrettent pas d’y avoir participé.

Trois mois plus tard, chacun reçu des nouvelles du tournage. Il était rappelé à chacun qu’ils pouvaient bénéficier d’un soutien psychologique. Personne n’y a eu recours.


http://liberalisme-democraties-debat-public.com/spip.php?article112
"Téléréalité" : bientôt la mort en direct ?

Jeu télévisé ("Zone Xtreme") : Faire obéir les "participants" avec Milgram
Pouvoir de la télévision : le jeu de la mort, l’expérience des chocs électriques

lundi 15 février 2010, par Jean-Léon Beauvois

Une transposition de la célèbre expérimentation canonique de Stanley Milgram dans le contexte d’un jeu télévisé montre que la télévision sécrète un vrai pouvoir prescriptif au moins aussi fort que celui de la science dans les années 60. On va rappeler les recherches de Milgram, leur contexte, avant d’évoquer la transposition conduite en 2009 pour un projet de documentaire consacré aux dérives télévisuelles (jeux, téléréalité) qui pourraient un jour conduire à faire un spectacle de « la mort en direct ».

Dès la fin de la seconde guerre mondiale, des psychologues s’essayèrent à répondre aux questions que posaient les atrocités nazies aux chercheurs en sciences humaines. Comment cela a-t-il été possible ? Est-ce que cela pourrait recommencer ? N’importe où ?

Deux tendances des disciplines psychologiques
Les disciplines psychologiques sont depuis plus d’un siècle clivées en deux tendances souvent antagonistes : une tendance clinique visant à interpréter pour comprendre et une tendance expérimentale visant à prédire pour rendre compte. Les interrogations qu’on vient d’évoquer ont donné lieu à des travaux classiques dans les deux tendances.

Une approche clinique. Comme il se doit, les premières conceptions (et les premiers travaux) furent ancrés dans le sens commun. Celui-ci voit la cause d’un acte dans la personne qui a réalisé cet acte (ou, plus souvent, dans la signification que peut avoir l’acte pour cette personne). Il commet, ce faisant, une erreur dite « fondamentale » par les psychologues sociaux [1]. Des psychologues cliniciens conduits par Theodor Adorno [2] ont étudié à l’aide d’entretiens approfondis et de longs questionnaires les fondements psychologiques et éducationnels d’une personnalité susceptible de conduire à des idées racistes ou fascistes et à l’acceptation d’ordres immoraux. Ils ont ainsi décrit ce qu’ils appelèrent la « personnalité autoritaire » et évoqué ses antécédents dans l’éducation familiale. Le terme « autoritaire » n’est pas excellent : il fait penser à une personne qui aime commander et diriger. Or, la personnalité autoritaire est plutôt celle qui est dotée d’un mental prédisposant à l’obéissance. La personne dite « autoritaire », en effet, cherche à se doter d’un système de croyances et de préjugés sans ambiguïtés, où ce qui est « bien » s’oppose clairement et définitivement à ce qui est « mal », dans lequel les déviants et les groupes minoritaires sont stigmatisés, et dans lequel enfin l’analyse psychologique des causes de ce que l’on a fait n’a aucune place [3]. Comme on pouvait le penser, ces personnes ont été dans leur enfance soumise à une éducation à la dure qui ne leur pardonnait rien (cf. le film de Haneke Le ruban Blanc). La personnalité autoritaire correspond à la personnalité de ceux qui ont réussi à sublimer cette éducation dans l’ordre des croyances qu’ils ont sur les gens et sur le monde. Une « échelle » d’attitude célèbre (l’échelle F de Californie), issue de ce travail, a longtemps été utilisée pour apprécier cet aspect de la personnalité.

Une approche expérimentale Guère plus de dix ans plus tard, un jeune psychologue social, Stanley Milgram, tourmenté par les mêmes interrogations, mais aussi désireux d’initier un paradigme expérimental à succès (l’un de ses mentors à l’Université, Solomon Asch, n’avait-il pas inventé, une dizaine d’années auparavant, le très célèbre paradigme expérimental du « conformisme » [4] ?) adoptait le contre-pied des positions cliniques. Plutôt que d’étudier la personnalité des personnes susceptibles d’obéir à des ordres abjects, il voulut savoir s’il n’y avait pas des situations dans lesquelles les gens « normaux », vous et moi, étaient conduits à obéir à de tels ordres. Il faut dire que l’époque commençait qui verrait s’opposer les « personnologistes » qui expliquent ce que font les gens par leur personnalité et leur histoire aux « situationnistes » qui expliquent ce que font les gens par les situations dans lesquelles ils se trouvent et les rôles qu’ils doivent y jouer.

Les cliniciens sont souvent personnologistes (la plupart ne doivent-ils pas s’occuper des personnes sans avoir accès aux situations auxquelles ces personnes sont confrontées ?) alors que les expérimentalistes (qui manipulent des variables, souvent de situation) sont plus volontiers situationnistes.

Les recherches de Milgram
Le paradigme. Milgram concocta un paradigme étonnant qu’il testa au début des années 60 et dont il entreprit les premières explorations [5]. Des américains moyens contactés par annonces dans la presse venaient au laboratoire pour participer à une recherche sur l’apprentissage. Arrivés, ces « sujets expérimentaux » constataient qu’ils étaient deux à avoir été convoqué ensemble. Ils ignoraient que l’autre « sujet » était en fait un comédien, complice de l’expérimentateur. Ils apprenaient que la recherche à laquelle ils allaient participer portait sur les effets des punitions sur la mémoire. L’un d’entre eux devrait apprendre une liste de mots couplés (par ex. ciel-bleu …) et il devrait ensuite, après audition de l’un des deux mots, reconnaître le second présenté avec trois autres mots ayant une fonction de parasites (pour bleu : compteur, ruban, ciel, yeux). Ils apprenaient aussi que chaque erreur entraînerait une punition : un choc électrique, et que les chocs augmenteraient régulièrement, de 15 jusqu’à 450 volts à la trentième erreur. La machine à punir portait des mentions indiquant la gravité des chocs, de « choc léger » à « attention, choc dangereux » pour finir par un énigmatique XXX (pour 435 et 450 volts). Suite à un tirage au sort truqué (les deux cartes à tirer portaient le même mot : professeur), le comédien se voyait attribuer le rôle « d’élève » devant réaliser l’apprentissage dans une pièce annexe tandis que le sujet « naïf » se voyait attribuer le rôle de « professeur » devant lire les mots,recevoir les réponses et donc punir avec des chocs électriques de plus en plus forts en cas d’erreur. Les réponses du complice, qui ne recevait évidemment aucun choc, étaient programmées pour que les (soi-disant) punitions puissent aller jusqu’à 450 volts. La séance commençait. Dans la situation qu’on dira « canonique », l’élève-comédien était dans une autre pièce, séparé du professeur-sujet par une cloison : on ne le voyait donc pas, mais on l’entendait. En effet, les réactions de l’élève (pré-enregistrées) allaient d’un léger gémissement (à 75 volts) à des cris de douleur et de désespoir accompagnés du désir d’arrêter l’expérience. Après 330 volts, il cessait même de répondre et, bientôt, le professeur ne l’entendait plus. On pouvait tout imaginer, notamment en envoyant les chocs XXX. Si le professeur manifestait sa réprobation ou son envie d’arrêter, l’expérimentateur disposait d’une série d’injonctions pour l’amener à obéir et à continuer (« continuez, professeur ; l’expérience exige que vous continuiez »…). Dans cette situation canonique, Milgram observa que plus de 60% des sujets (62,5 % très exactement) allaient jusqu’au bout et envoyaient la décharge de 450 volts. Ils ne le faisaient certainement pas dans la joie. La plupart d’entre eux exprimaient leur souffrance, voire leur désir d’en finir, mais, les injonctions de l’expérimentateur étant ce qu’elles étaient, ils obéissaient [6].

Les variantes. Ce résultat canonique ne suffisait pas à valider la position situationniste de Milgram. On aurait en effet pu mettre les résultats sur le compte d’une supposée « tendance sadique propre à l’homme » qui n’attend qu’une occasion pour s’exprimer, certains l’exprimant plus facilement que d’autres, ce qui serait revenu à nier le poids spécifique de la situation. Il fallait donc encore montrer qu’avec des sujets équivalents (entendre : pris dans une population statistiquement identique), le taux d’obéissance variait jusqu’à tendre vers 0 dans certaines situations. Milgram mit donc en œuvre des variantes donnant lieu, avec des sujets comparables, à moins d’obéissance. Dans la variante7, après avoir donné les directives, l’expérimentateur quittait la salle. Le taux d’obéissance ne fut que de 20%. Dans la variante11, les sujets fixaient eux-mêmes le niveau de choc qui convenait. Aucun n’alla au-delà de 165 volts. Dans la variante13, ce n’était pas un scientifique qui donnait les ordres, mais un individu « ordinaire » : les sujets ne furent que 20% à obéir à cet homme ordinaire. Dans la variante15, les sujets étaient confrontés à deux chercheurs, l’un disant à 150 volts qu’il fallait arrêter, l’autre prétendant aller jusqu’au bout. À 165 volts, tous les sujets avaient désobéi au second. Ceci pour ne citer que quelques variantes. Milgram en décrit une vingtaine dont les résultats permirent d’aboutir à une conclusion essentielle : les sujets de l’expérience canonique n’étaient pas des sadiques, ni à titre individuel, ni à titre de « représentant de l’humanité ». Dans une autre situation, ils se seraient comportés tout autrement. C’était donc bien la situation dans laquelle ils s’étaient trouvés qui les avait conduits à tant d’obéissance. Peut-on caractériser cette situation ? Sans doute : être face à un scientifique représentant une institution valorisée : la science, donc pourvu d’une autorité « légitime », une autorité physiquement présente, consistante (sans aucun doute sur ce qui doit être exigé), au comportement pressant (injonctions) ; une victime qui n’est pas trop proche. Dans cette situation, un individu « standard » (Monsieur tout le monde, homme ou femme, ouvrier ou cadre…), bref vous ou moi, peut être amené à torturer un pair jusqu’à peut-être même le tuer.

Les reproductions et adaptations. Les résultats de Milgram avaient terriblement secoué ses lecteurs et ses collègues. Son succès, tant dans la communauté scientifique que dans le public, fut pourtant immédiat et durable. Ses recherches sont parmi les plus connues, sinon les plus connues de la psychologie expérimentale dans le grand public. Elles restent très recherchées sur internet. Elles furent aussi très souvent reproduites par d’autres scientifiques avec succès, les dernières reproductions datant de 2009. Plus de 3000 personnes de par le monde, dans une douzaine de pays (Afrique du Sud, Allemagne, Australie, Autriche, Espagne, Israël, Jordanie, USA …), sont passées en tant que sujets par le dispositif qui vient d’être décrit [7]. Les taux d’obéissance furent toujours, dans la condition canonique, très supérieurs aux prédictions du sens commun et des publics consultés par Milgram. Des chercheurs hollandais [8] ont réalisé une judicieuse adaptation au contexte administratif du paradigme de Milgram en demandant à un sujet dont la tâche était de conduire un réel entretien d’embauche de faire au candidat, pour les besoins d’une recherche, des remarques de plus en plus déstabilisantes et donc de mettre gravement en question son recrutement. Les taux d’obéissance tournèrent autour de 90%.

La banalité du mal
En 1960, Adolf Eichmann, l’un des acteurs éminents de la « solution finale », fut jugé en Israël après avoir été enlevé en Argentine par les services secrets israéliens. Hannah Arendt suivit le procès pour un journal américain. C’est à cette occasion qu’elle déploya une thèse aujourd’hui très connue : la thèse dite de la banalité du mal [9]. La philosophe ne voyait pas le prévenu nazi comme un monstre sanguinaire. Il n’était à ses yeux qu’un homme banal ou ordinaire, un fonctionnaire simplement zélé et ambitieux. Ni haine ni idéologie dévastatrice. Elle attribuait ainsi le comportement des allemands engagés dans les actes de barbarie à la culture de l’obéissance impliquant la passivité face à des ordres, quand bien même ces ordres seraient choquants et immoraux. Cette passivité s’accompagnait d’une absence de culpabilité ainsi que d’une impossibilité pour celui qui exécute les ordres de penser en son nom la situation, notamment pour adopter le point de vue d’autrui et juger du bien et du mal. Des prises de position d’Eichmann abondaient dans ce sens. Pouvait-il ressentir de la culpabilité ? Certainement, il se serait senti coupable s’il avait désobéi. Jusqu’où pouvait-il aller dans son obéissance ? Jusqu’à tuer père et mère si les ordres le demandaient. Inutile donc d’aller chercher bien loin, dans les affres d’une psychologie morbide ou même d’une idéologie barbare et haineuse ce que la position de soumission explique parfaitement. On passera ici sur le rôle facilitateur des totalitarismes qu’analyse Arendt.

Les résultats des recherches de Milgram (poids brutal de la situation de soumission ; peu de variabilité due aux personnes donc à la personnalité) allaient incontestablement dans le sens de la thèse de la banalité du mal. Ces recherches montraient que des sujets comme vous et moi peuvent, pour obéir à une autorité légitime, envoyer à un pair des chocs susceptibles de le tuer (pensons aux énigmatiques XXX de la machine à punir). On se prit à voir les bourreaux des camps d’Auschwitz ou de Mauthausen sous les traits de ces braves américains que l’obéissance à l’autorité avait conduit à torturer un pair, possiblement jusqu’à ce que mort s’en suive, et que Milgram avait filmés lors de son expérience canonique pour que leur bonne bouille malheureuse et culpabilisée fasse le tour du monde. Par ailleurs, le concept Milgramien d’état agentique collait bien aux descriptions de Hannah Arendt sur la position de passivité et d’irresponsabilité du bourreau banal [10].

Les faits expérimentaux milgramiens (ainsi que ceux de l’expérience célèbre connue sous le nom de « la prison de Stanford » réalisée en 1971 par Philip Zimbardo [11]) ont été, en quelque sorte, « retrouvés » par un historien ayant eu suffisamment d’archives judiciaires pour suivre par le menu la vie et les violences d’un bataillon de la police allemande. Les ordres étaient notamment de rassembler une partie des Juifs des villages et de les amener, pour qu’ils y soient fusillés, dans des camps dits de travail. Ils finiront par réaliser de véritables massacres collectifs. Ce bataillon (le 101ème) était fait non de militants idéologues, mais de réservistes, d’hommes tout à fait ordinaires, ouvriers et petits bourgeois, bons pères de famille, qui s’étaient transformés dans les terres polonaises en véritables « tueurs professionnels » [12]

Comme on devait s’y attendre, la thèse de la banalité du mal a été critiquée. Qui s’est attaché à montrer que Eichmann n’était pas le fonctionnaire froid et détaché qu’avait cru Hannad Arendt : c’était un antisémite fanatique, parfaitement conscient de ce qu’il perpétrait. Certainement pas un homme banal. Qui encore a analysé la transmission d’ordre à Auschwitz et a pu montrer que ces ordres, en vérité pas si clairs que ça, demandaient à être interprétés par des bourreaux qui traitaient l’information et n’appliquaient pas bêtement des consignes. Certes, ces critiques conduisent à nuancer, peut-être même à réviser, la thèse d’Hannad Arendt. Encore que… Mais elles n’affectent strictement en rien les résultats et la signification des recherches de Milgram ou de celles qu’il a inspirées. Ce qui s’avère problématique, ce ne sont pas les résultats de Milgram : c’est leur extension à des faits (l’obéissance des bourreaux nazis) qui ne relèvent pas de la psychologie sociale expérimentale et des niveaux d’analyse auxquels ses recherches donnent accès.

Il faut en effet tenir compte du fait, pour moi décisif, que le sujet de Milgram est un individu seul face à une autorité pressante, qu’il n’a aucune possibilité de comparaison avec ce que fait ou ferait un individu modal ; il n’est pas venu comme membre d’un collectif ou d’un groupe. Il ne dispose d’aucun support social. Sa désobéissance serait un plongeon dans l’inconnu. On sait [13] que cet individu isolé que rêve, prône et peut-être construit un individualisme frelaté, grain de sable dans un agrégat irréfléchi, cet individu-là, sans le support social, les normes et sans les comparaisons sociales que fournissent les appartenances, est l’être le plus obéissant et le plus manipulable qui soit. Et c’est bien ce que montre les recherches milgramiennes. Que ces recherches ne rendent pas compte des crimes nazis est un tout autre problème [14].

Milgram à la télévision ?
Il aura bientôt quatre ans, Christophe Nick [15] m’appela en me tenant le discours suivant : Aujourd’hui, il existe d’autres pouvoirs que la science et les pouvoirs qui existaient dans les années 60. Il y a notamment la télévision. Et il est très probable qu’elle ait dans les faits plus de pouvoir que la science. Pourquoi ne pas refaire du Milgram dans un contexte de télévision ? La demande était incontestablement alléchante. J’hésitai pourtant pendant deux années.

Quid du pouvoir ? D’une part, l’hypothèse de Christophe Nick manquait à me convaincre. Autant une certaine forme de légitimité sociale, ancrée dans d’importantes valeurs partagées, comme la légitimité qu’on accorde à un scientifique, ou à un militant d’une ONG connue, peut, à mes yeux, compenser l’absence d’un pouvoir formel comme celui qui s’exerce dans les structures organisationnelles de délégation [16], autant je ne voyais pas la télévision comme pouvant apporter une telle légitimité. Je contestais même qu’elle puisse en avoir. De l’influence, certainement, la télévision en a, sur les idées, sur les attitudes, sur les doctrines… Elle peut même modéliser (je ne dis pas : ordonner) des comportements. J’en suis convaincu. Et j’ai même avec Claude Rainaudi proposé le concept de propagande glauque pour dénoter cette influence. Mais l’influence n’est pas le pouvoir. Je me suis toujours élevé contre l’indistinction entre ces deux concepts. Aussi, même si la télévision a de l’influence, de là à ce qu’elle ait un réel pouvoir prescriptif à déléguer à un journaliste, à un animateur… conduisant un individu banal à obéir et réaliser des actes immoraux comme conséquence de sa soumission à cette figure télévisuelle, il y a un pas que je ne franchissais pas. Je ne voyais pas les valeurs sociales partagées susceptibles de fonder la légitimité que je croyais indispensable. Mais Christophe Nick avait raison : seule, une reproduction de Milgram permettrait de trancher. Et il apportait des moyens que, n’étant pas un chantre excité de l’idéologie neuroscientifique, je n’avais jamais eus à l’Université

Et l’éthique ? D’autre part, plus important, j’étais parfaitement conscient des problèmes éthiques que posait une reproduction de la situation canonique de Milgram. Il faut savoir que de telles reproductions sont de fait interdites par les comités d’éthique qui sévissent dans les Universités étasuniennes ou dans les associations étasuniennes de psychologues. Et je ne suis pas insensible à ces problèmes. A-t-on le droit de mettre des « sujets expérimentaux » (les étasuniens et leurs clones diraient des « participants » !) dans un état de stress quelquefois très intense dont on ne contrôlera pas nécessairement les suites et conséquences ? A-t-on le droit de confronter ces sujets à une image d’eux-mêmes qu’ils pourront trouver dégradante et qu’ils peuvent vivre longtemps comme telle par la suite [17] ? Le droit à la connaissance ne justifie pas tout, je n’ai jamais pensé le contraire. J’ai surmonté ces hésitations pour quatre raisons très différentes. Aucune, probablement, n’aurait été,seule, suffisante.

 1. D’abord la prise en considération du fait que des agents sociaux dans notre société sont payés, et quelquefois terriblement bien payés, pour mettre les gens dans des états de stress au moins comparables [18]. Et je n’ai jamais accepté l’idée que l’éthique puisse interdire à des chercheurs de faire pour leurs recherches ce que d’autres font professionnellement et vont même quelquefois apprendre à faire en formation. C’est là un mode de défense que se donne la société contre la connaissance qu’on peut avoir de son fonctionnement que les chercheurs non conservateurs ne doivent pas accepter, sauf à vouloir satisfaire à tout prix les bons sentiments et les vues soi-disant humanistes de leurs voisins des classes moyennes. Interdisons d’abord dans la société ce que la morale condamne, puis interdisons-le dans les laboratoires de recherche. Les chercheurs devraient-ils être les seuls anges purs de notre univers social ?

 2. Une deuxième raison a été d’apprendre qu’un chercheur étasunien avait obtenu de pouvoir refaire Milgram avec de « petits » chocs ne dépassant pas 150 volts. Si c’est pas là une politique de faux-culs… Qui peut garantir n’avoir pas ne serait-ce qu’un sujet qui sera à 150 volts aussi déboussolés que d’autres le sont à 300 ou 450 ? Les étasuniens savent-ils combien d’hirondelles maintiennent le printemps ? Comme quoi l’éthique passe malgré tout, même chez nos amis de Santa Clara, après le probable désir de montrer qu’on obéit moins aujourd’hui que dans les années 60, évidemment grâce à la saine évolution de la société libérale [19]. Et enfin, Christophe Nick était d’accord pour qu’on mette en oeuvre un suivi post-expérimental des sujets calqué sur celui réalisé par Milgram ; un long suivi qui coupe court à de nombreuses critiques.

 3. Je me souvenais de ces nombreux collègues disant à propos des recherches de Milgram : « moi, je ne les aurais jamais faites, ces recherches. Question d’éthique, n’est-ce pas ? Mais bon Dieu ! Comme je suis heureux que Milgram les ait faites, me permettant ainsi de parler de l’obéissance avec des biscuits expérimentaux à mes étudiants ». Vous imaginez ce que pourrait donner une psychologie sociale de l’obéissance sans les apports de Milgram ? Quelque chose comme « ça se discute ».

 4. Une quatrième (et dernière) raison qui m’a poussé à accepter est l’intégration de la recherche projetée dans un projet de politique télévisuelle plus vaste, donnant lieu à un documentaire sur les dérives de la télévision et les dangers de la téléréalité [20]. Les comités d’éthique feraient mieux de se muer en comités d’évaluation des projets de téléréalité, car là, il y du stress, du danger, de la souffrance, de l’indignité et même de la vraie mort. Le projet de Christophe Nick avait évolué : il ne s’agissait plus de montrer le pouvoir de la télévision (en fait, de ce pouvoir, Christophe Nick était convaincu), mais de dénoncer son usage à des fins délétères avec le développement de certains jeux et de la téléréalité. Montrer que tôt ou tard, si on ne faisait rien du côté des politiques publiques, on assisterait à des meurtres en direct, devant des familles en fin de repas, à l’heure des desserts sucrés, voilà qui me convenait bien davantage qu’une simple transposition de Milgram destiné à montrer que la télévision dotait ses agents d’un pouvoir au moins aussi important que celui des scientifiques des années 60.

J’ai donc fait appel à deux collègues et ami(e)s non retraité(e)s (Dominique Oberlé et Didier Courbet) et, avec Christophe Nick et Thomas Bornot, on a mis en place la fausse émission « Zone Extrême [21] ».

La zone extrême et ce qu’on y a appris
.

Une expérimentation dans un studio de télévision. Nous avons reçu 80 sujets [22]. Christophe a bien fait les choses. Nous avons pu disposer pendant deux semaines pour les recevoir d’un vrai studio de télévision, d’un vrai décor de jeu télévisé, d’un vrai « plateau », de vrais techniciens de télévision, d’un vrai réalisateur de jeux pour la télévision (Gilles Amado), d’une vraie animatrice (Tania Young), d’une vraie maquilleuse, d’un vrai comédien, d’un vrai public de télévision [23], etc. À cette ambiante télé près, nous avons collé à Milgram de telle sorte que les deux situations soient structurellement identiques [24], un jeu (appelé « fortune ou châtiment ») se substituant à une recherche sur l’apprentissage, une animatrice à un moniteur, un producteur (du jeu) à un scientifique (directeur de recherche), le but de participer à l’amélioration d’une émission se substituant au but d’aider la science [25], le statut de joueurs se substituant aux statuts d’élève et professeur. La procédure collait à celle de Milgram, la tâche étant de même type (reconnaissance d’un mot parmi quatre), le simulateur de chocs électriques allant de 20 à 460 volts, les manettes se trouvant regroupées par ensembles étiquetés successivement « chocs légers » (20, 40, 60 volts), « chocs modérés » (80, 100, 120), « chocs forts » (140, 160, 180), « chocs très forts » (200, 220, 240), « chocs intenses » (260, 280, 300), « chocs très intenses » (320, 340, 360), « chocs dangereux » (380, 400, 420) et, enfin « XXX » (440, 460). Un tirage au sort truqué avait attribué au sujet le rôle de « questionneur » et au comédien le rôle de « candidat », le questionneur devant punir le candidat pour ses erreurs par des chocs électriques de plus en plus forts. Lorsque le questionneur commencerait à hésiter ou voulait arrêter, l’animatrice intervenait par des injonctions préalablement arrêtées pour l’amener à continuer. Ces injonctions étaient conformes à l’esprit de Milgram pour ce qui est des quatre premières (« continuez questionneur », « continuez, ne vous laissez pas impressionner », « la règle veut que vous continuiez », « continuez, nous prenons l’entière responsabilité »). Seule la cinquième injonction « vous ne pouvez pas le faire perdre, d’ailleurs qu’en pense le public ? » était spécifique à l’habillage télévisuel de la situation, le public, animé par un chauffeur de salle, insistant pour que le jeu continue [26]. Le candidat était placé dans un caisson l’isolant du plateau et du public. Comme dans la situation canonique de Milgram, le joueur ayant le statut de sujet-questionneur ne le voyait pas mais l’entendait. Dès le voltage 80 on percevait ses réactions pré-enregistrées, petites plaintes et petits cris d’abord, puis cris forts accompagnés du refus de continuer, puis hurlements et supplications d’arrêter le jeu. A partir du voltage 380, le candidat disait refuser de poursuivre le jeu. A partir du voltage 420 on ne l’entendait plus.

Le jeu prenait fin soit quand le questionneur (alors « obéissant ») allait au bout des 27 questions prévues (ce qui impliquait 24 erreurs punies, donc deux chocs de 460 volts) soit lorsque, malgré les cinq injonctions de l’animatrice, y compris l’appel au public, il/elle décidait d’arrêter (questionneurs désobéissants).

Dès qu’ils sortaient du plateau, les questionneurs étaient informés du trucage. Puis, dans un lieu calme, ils étaient alors longuement débriefés par deux doctorants de psychologie ou de sciences de l’information et de la communication. Les sujets étaient rappelés quelques jours plus tard au téléphone. Après quatre semaines, on leur adressait un rapport sur la recherche et ses résultats ainsi qu’un questionnaire-bilan. Il est prévu de les contacter à nouveau au bout d’une douzaine de mois.

variantes et résultats. Disons tout de suite que rien ne différencie les jeunes des vieux, les femmes des hommes, les ouvriers et employés des petits bourgeois et cadres. Nous venons de décrire la situation canonique.

Nous attendions, dans cette situation, un maximum d’obéissance puisqu’elle « reproduisait » la fameuse situation dans laquelle Milgram avait obtenu 62,5 % d’obéissance. Et de fait, 81% de nos sujets-questionneurs allèrent jusqu’au bout, envoyant à deux reprises un choc de 460 volts.

Dans une première variante, nous disions aux sujets que le pilote auquel ils apportaient leur concours passerait à la télévision pour essai, même s’il n’y avait pas de gains en jeu. À ceci près, les choses se passaient comme dans la situation canonique. Nous pensions que la diffusion engageant sérieusement l’image des sujets auprès de leurs proches, ils auraient tendance à moins obéir que dans la situation canonique. Ce ne fut pas le cas. 72% des questionneurs allèrent jusqu’au bout.

Dans une deuxième variante, la personne qui avait reçu les sujets et leur avait remis le chèque correspondant à leur défraiement intervenait sur le plateau alors qu’ils en étaient à 150 volts pour s’en prendre à l’animatrice et dire que le jeu dérapait, qu’il devenait dangereux et qu’il fallait arrêter. L’animatrice rabrouait l’intruse et reprenait le jeu sans tenir compte de cette intervention. Nous attendions plus de désobéissance dans cette variante dans la mesure où un membre de l’équipe de production venait apporter un support social à la désobéissance et ainsi casser la consistance de l’autorité. Milgram avait observé, nous l’avons rappelé, qu’un second expérimentateur proposant d’arrêter à 150 volts entraînait la désobéissance des sujets au premier expérimentateur désireux de poursuivre. Nous dûmes observer que, même dans ces conditions, 74% des questionneurs se montrèrent obéissants.

Ce n’est que dans une troisième variante que nous réussîmes à produire une majorité de désobéissants. Après que le jeu ait commencé, l’animatrice rappelait au questionneur qu’il était « maître du jeu » et quittait le plateau. Ainsi livrés à eux-mêmes, les questionneurs furent nettement moins obéissants (28%). Dans une variante semblable (voir ci-dessus), Milgram avait déjà observé une très forte chute de l’obéissance (variante 7 : 20,5%).

Que penser de tout cela ? Nous nous en tiendrons à ces principaux résultats. Pour y réfléchir, il faut savoir que l’analyse statistique nous dit :

 qu’on peut tenir la différence entre les proportions 81% et 62,5 % (zone extrême, Milgram, condition canonique), les effectifs étant ce qu’ils sont, pour n’être pas due au hasard avec une chance sur 10 d’avoir tort en affirmant cela [27].

 que les proportions 81%, 72% et 74% (zone extrême : situation canonique, première et deuxième variantes) doivent être considérées comme équivalentes, les effectifs étant ce qu’ils sont, les différences ayant de grandes chances de relever du seul hasard. On supposera que les trois situations produisent autant d’obéissance les unes que les autres.

 que les proportions 28% (zone extrême, troisième variante) et 20,5 % (Milgram, variante 7) doivent être considérées comme équivalentes pour les mêmes raisons.

 que les proportions 81% et 28% (zone extrême, situation canonique et troisième variante) peuvent être considérées comme différentes, les effectifs étant ce qu’ils sont, avec moins de deux chances sur cent d’avoir tort.

 qui si l’on prend en compte le nombre de chocs moyens envoyés au candidat comme indice d’obéissance (et non le nombre de questionneurs étant allés jusqu’au bout), la troisième variante (retrait de l’animatrice) donne lieu à moins d’obéissance que les trois autres prises ensembles (moins de trois chances sur cent d’avoir tort).

Alors ?

L’emprise. Si nous n’avions que la condition canonique à discuter, je ne prendrais aucun risque et je dirais que nous avons, tout simplement, avec la télévision comme institution de référence, reproduit en 2009 les résultats obtenus par Milgram en 1963 avec la science. Ce serait déjà, en soi, intéressant. Les gens n’ont pas besoin de grandes valeurs, comme la connaissance, la science… pour obéir à une personne qui leur donne des ordres immoraux dans un contexte institutionnel dans lequel ils sont venus pour faire ce qu’on leur demande de faire et, donc, pour mobiliser leur prédisposition à l’obéissance, cette prédisposition à l’obéissance qu’ils doivent à leur éducation et à leur pratique des organisations (écoles, universités, usines, hôpitaux…). J’ai bien travaillé la phrase précédente : elle constitue la conclusion prudente de notre transposition de Milgram à la télévision. Notez bien que tant les sujets de Milgram que les nôtres, ne sont pas institutionnellement soumis à l’expérimentateur ou à l’animatrice, comme un ouvrier est institutionnellement soumis à son contremaître ou un étudiant à son professeur dans une structure de délégation de pouvoir. Ils ne sont que « de passage » dans l’institution qui leur demande de se soumettre et ne sont aucunement des « obligés institutionnels ». D’où vient alors ce « pouvoir » de l’expérimentateur ou de l’animatrice qui ne présuppose ni « grande valeur » (la science avec Milgram, soit, mais la télé ne représente aucune grande valeur), ni obligation institutionnelle ? Il ne peut guère venir que du poids qu’à sur eux, disons : l’emprise qu’a sur eux l’institution dans laquelle ils sont de passage. Ce concept d’emprise qui nous vient de Robert Pagès me semble devoir être surimposé à celui de pouvoir, un concept peut-être plus précis, pour ce qui est de la télévision et peut-être même de la science.

L’illusion de liberté. Mais il y a heureusement plus que la différence entre les deux situations canoniques (81% contre 62,5%), différence qui n’est significative qu’avec dix chances sur cent de ne pas se tromper. Il y a aussi ce fait essentiel que deux situations dans lesquelles nous avions de bonnes raisons d’attendre de la désobéissance (passage à la télévision, support social) ont autant produit d’obéissance que la situation canonique elle-même. Alors, je prendrais le risque d’avancer que plus de pouvoir s’est exercé dans notre zone extrême qu’il ne s’en est exercé en 1963 à l’Université de Yale (Université de Milgram). Et cela s’est déjà observé sans être attendu : dans sa « reproduction » de 2009, Burger constate lui aussi qu’une situation qui aurait dû —ce qui était le cas chez Milgram— produire de la désobéissance (un pair du sujet — ils sont venus par trois, dont deux complices de l’expérimentateur— refuse de continuer) produit plus d’obéissance que la situation de référence de Milgram. Donc, dans deux situations où nous attendions de la désobéissance, nous avons surtout de l’obéissance. Et là oùnous attentions de l’obéissance, nous en avons peut-être un peu plus que nous en attendions.

Alors quoi ? Alors qu’on nous serine, avec de vrais élans propagandistes, que dans nos démocraties « libérales » le pouvoir ne s’exerce plus comme avant et désormais se « négocie », que l’autorité s’effondre en tant que telle [28], que la permissivité galope avec l’individualisme libérateur, qu’il faut prendre de plus en plus de gants pour diriger et animer des équipes ou des classes, bref que l’obéissance n’est plus une valeur, que nous montrent les reprises de Milgram ? Qu’on obéit toujours autant, et peut-être même plus. Cela remet les pendules à l’heure et montre que l’insistance sur la valeur « liberté » [29] a peut-être conduit les gens à s’illusionner sur leur liberté réelle pour rester les braves gens obéissants, les nice guys, dont la société a besoin [30]. Les psychologues sociaux savent parfaitement que si l’illusion de liberté n’induit aucune rébellion, preuve que cette liberté est illusoire, elle est le préalable aux manipulations, à l’internalisation et à la rationalisation des comportements [31]. On obéit autant qu’avant, mais en se donnant de bien meilleures raisons d’obéir, ce qui nous fait finalement oublier qu’on obéit comme on le doit.

Ce n’est pas là qu’une intuition de gauchiste immature et loin des saines réalités. Un collègue de Grenoble, Laurent Bègue, s’est attaché à retrouver nos « questionneurs » pour voir si, des fois, on ne pourrait pas trouver quelques menues différences entre les questionneurs obéissants et les questionneurs désobéissants. Pourquoi pas, après tout… Il a utilisé deux types de mesures : des mesures portant sur la valeur psychologique des personnes (dans mon jargon : la « valeur personnologique » [32], et des mesures en rapport avec les positionnements politiques, voire militants. Quel bonheur de constater que, lorsqu’on trouve quelque différence, elles montrent que les gens biens (« psychologiquement bien » : les consciencieux, les aimables, ceux qui se sentent bien dans leur peau, les "internes"…) ont tendance à davantage obéir que ceux qu’on pourrait tenir pour de « sales bougres », ceux qui sont plutôt mal dans leur peau, qui s’en prennent au monde entier et qui, en outre, se lancent sans réfléchir dans des actions revendicatives quelque peu limites… Bon. Je ne vais pas me mettre à attribuer plus d’importance aux « différences individuelles » que je ne l’ai fait jusqu’à présent. Mais celles qu’a trouvées Laurent Bègue mettent du baume sur le cœur de quelqu’un qui prétend depuis plus de 30 ans [33] que, depuis que le pouvoir social existe, et cela date d’avant le paléolithique, la psychologie de tous les jours (que reprennent si volontiers la psychologie académique de la « personnalité » et la psychométrie) n’est qu’une paraphrase internalisante de l’activité sociale d’évaluation des personnes, paraphrase facilitant grandement la reproduction des choses.

Et la télé ? La télévision a donc un réel pouvoir prescriptif sur les gens [34]. Elle en exerce en tout cas sur ceux qui passent dans ses studios [35] comme Tania Young a exercé du pouvoir sur nos questionneurs. La question immédiate est « que va faire la télévision de ce pouvoir ? » Nous constatons déjà qu’elle peut s’en servir pour amener les gens à donner au téléthon comme elle peut s’en servir pour leur faire manger des araignées ou se mouvoir parmi des rats. Pourrait-elle, surtout lorsqu’elle est publique, mettre ce pouvoir au service d’un vrai projet doté d’une utilité sociale ?

Rappel sur la procédure de recrutement des « questionneurs »
Cette procédure est clairement exposée dans le livre de Christophe Nick et Michel Eltchaninoff : L’expérience extrême (p. 53 sq). Les sujets qui ont été contactés (13000) étaient répertoriés sur des fichiers marketings, en particulier sur un fichiers de potentiels volontaires pour des tests de produit. Ils recevaient un mail leur proposant de « participer à la mise au point d’un jeu de télévision ». On ne leur proposait donc pas de venir jouer. Ont été éliminées de la population toutes les personnes ayant déjà participé à un jeu télévisé ou s’étant porté volontaires pour participer à un jeu. Le taux de réponse à ce mail (environ 2600 personnes) est conforme au taux de réponses obtenues à ce genre d’enquête (pas d’effet « jeu télévisé »). C’est l’application de critères a priori (sexe ; âge ; catégories socio-professionnelle, critères de santé…) qui a encore réduit le nombre de volontaires potentiels pour aboutir à un tirage de 90 personnes (80 sujets convoqués plus 10 sujets convocables en cas de défection). Ce n’est qu’arrivés au studio que les sujets en savaient plus (émission pilote, règles du jeu, pas d’argent à gagner etc…)

Cette procédure permet de penser que le recrutement a été suffisamment large pour éviter un biais d’autosélection des sujets n’ayant amené que des fanatiques de jeux télévisés. La motivation principale fut plutôt de savoir "comment ça se passe à la télé".

Notes
[1] Pour la fonction sociale de cette erreur, voir mon livre : Les illusions libérales, individualisme et pouvoir social. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.

[2] Adorno, T.W., Frenkel-Brunswik, E., Levinson, D.J. & Sanford, R.N. (1950). The authoritarian personality. New York, Harper & Row

[3] Les spécialistes appellent cela l’ « anti-intraception ».

[4] Dans les sciences expérimentales, un « paradigme expérimental » est une situation type aisément reproductible, dans laquelle s’observe un « effet » —par exemple l’effet de conformisme : un sujet qui a raison se range à l’avis d’une majorité qui a tort— et dans laquelle on peut manipuler de nombreuses variables susceptibles d’affecter cet effet, par ex. la compétence supposée, faible ou forte, de la majorité.

[5] voir Milgram, S. (1974). Soumission à l’autorité. Paris, Calmann-Lévy

[6] Ces résultats étaient réellement stupéfiants : plusieurs publics variés (dont un de psychiatres et un d’américains des classes moyennes) auxquels on avait demandé de prédire les résultats avaient annoncé une désobéissance précoce (vers 150 volts), aucune des 110 personnes consultées n’ayant prédit que quelqu’un irait au-delà de 300 volts.

[7] Et cette statistique ne compte pas les sujets de Milgram !

[8] voir Meeus, W.H.J., Raaijmakers, Q.A.W. (1995). Obedience in modern society : the Utrecht studies. Journal of Social Issues, 51, 3, 155-175.

[9] voir son livre de 1966, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Paris, Gallimard.

[10] Pour Milgram, l’obéissance est due au fait qu’en situation d’obéissance, l’agent d’exécution entre, précisément, en « état agentique ». Ce concept dénote trois choses : 1. l’obéissance impliquée par la position d’agent (d’exécution), 2. la non responsabilité concernant ce qui peut advenir, 3. l’acceptation de la définition sociocognitive de la situation avancée par l’agent exerçant le pouvoir. Je ne développerai pas ici l’idée que l’état agentique s’oppose à un « état d’autonomie » car je ne crois pas qu’un tel état soit réellement possible dans nos sociétés. Une autonomie relative, éventuellement. Et encore…

[11] Des étudiants jouent les rôles de prisonniers et d’autres de gardiens de prison : Philip Zimbardo, 2007, The Lucifer Effect : Understanding how good people turn evil, Random House

[12] Browning, C., 1996, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Tallandier, 2007.

[13] voir encore mes Illusions libérales…

[14] Je ne reprends pas ici les critiques, en vérité assez inefficaces, qui relèvent de l’anti-expérimentalisme primaire et que connurent en leur temps la physique et la physiologie (artificialité de la situation expérimentale qui n’est ni la nature pour la physique, ni la vie pour la physiologie, ni l’existence sociale pour la psychologie etc. et, aujourd’hui, ni le marché pour l’économie expérimentale.

[15] Journaliste et producteur de documentaires pour la télévision : Chroniques de la violence ordinaire ; Résistances ; La mise à mort du travail…

[16] voir Beauvois, J.-L., 1983. Structures organisationnelles : hiérarchie et autogestion. Connexions, 39, 47-64

[17] Il faut se souvenir que Milgram avait mis en place un très long suivi de ses sujets expérimentaux pour leur « déniaisement » et pour la restauration de leur image de soi impliquant plusieurs entretiens et questionnaires (y compris un an après la session expérimentale). Un an après, un nombre parfaitement dérisoire de sujets, tant parmi les obéissants que parmi les désobéissants, regrettaient d’avoir participé à l’expérimentation.

[18] La thèse déjà ancienne de Joseph Torrente a remarquablement décrit la « souffrance » dans laquelle peuvent être des salariés auxquels on demande de réaliser des actions contraire à leurs valeurs ou à leurs attitudes. Et ils ne font pas l’objet, eux, d’un suivi !

[19] le titre de l’article auquel cette reproduction de Jerry Burger, de Santa Clara, a donné lieu est, précisément : Would People Still Obey To-day (American Psychologist, 64, 1-11) ? Pas de chance : oui, on obéit toujours, et peut-être même davantage, même dans cette reproduction. J’y reviendrai bientôt.

[20] Ce documentaire sera diffusé sur France 2 vers la mi-mars.

[21] voir Eltchaninoff, M., Nick, C., Beauvois, J.-L., Courbet, D., Oberlé, D., 2010. L’expérience extrême. Paris : Don Quichotte éditions (le Seuil).

[22] Il n’en restera que 76 dans les statistiques, une personne ayant refusé dès son arrivée d’envoyer des chocs électriques, deux autres connaissant la situation de Milgram pour avoir vu I comme Icare, une dernière ayant réalisé que le tirage au sort était truqué.

[23] Comme pour tous les jeux télévisés, un public était présent sur des gradins de part et d’autre du plateau. Ce public avait été recruté par une entreprise à la suite d’une annonce sur Internet.

[24] Ce dont nous nous sommes assurés en comparant ces deux situations sur un ensemble de quinze critères d’analyse d’une situation de pouvoir.

[25] En fait, les sujets apprenaient en arrivant qu’ils allaient participer au test d’un « pilote » et que si le jeu proprement dit impliquait des gains, eux, dans ce « pilote », n’avaient rien à gagner. Ceci nous a permis d’éliminer la motivation économique, les sujets ayant reçu 30 € pour leur défraiement.

[26] En fait, le public n’a pas eu l’influence qu’on pouvait attendre, au moins à ce niveau là.

[27] Si vous lan

cez dix fois une pièce en l’air, si vous notez le nombre de piles et de faces ; et si vous recommencez cette opération une centaine de fois, vous constaterez que le hasard ne crée pas l’uniformité. Certes, ce que vous observerez le plus souvent, c’est probablement 5 piles et 5 faces, puisque chacun ont une chance sur deux d’apparaître à chaque coup. Mais vous observerez aussi, sans doute moins souvent, 6 piles et 4 faces, et encore moins souvent 7 faces et 3 piles... Le calcul des probabilités permet de savoir qu’elle est la probabilité pour que le seul hasard produise, par exemple, 9 piles et 1 face. Cette probabilité, c’est le nombre de chances que vous avez d’avoir tort en affirmant que cet "état de la nature" (9 piles et 1 face), lorsque vous venez de l’observer une fois, a une détermination autre que le hasard (la pièce est truquée, celui qui la lance a un tour de main...

[28] Sur ses bases ?

[29] Je ne dis pas l’insistance sur le fait de la liberté. Il suffit d’aller dans les usines, dans les hôpitaux ou dans les universités pour constater que la liberté démocratique s’est arrêtée à leurs portes. J’ai appelé cette dissociation entre le politique et le social une « coupure libérale » (voir Les Illusions libérales…).

[30] Quand j’étais tout petit, mon père, un anti-communiste primaire, ne manquait jamais de me seriner que j’avais énormément de chance d’être libre dans un pays libre et qu’en conséquence je n’avais qu’à fermer ma gueule.

[31] Voir Joule, R.-V. et Beauvois, J.-L., 2002, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.

[32] Ce que le sens commun et des psychologues très américanisés appellent « la personnalité » : les personnes "honnêtes" ont incontestablement plus de valeur sociale que les personnes "menteuses" ; les traits de personnalité sont fait pour évaluer les personnes et ne servent qu’à ça.

[33] voir mon article de 1976 : problématique des conduites sociales d’évaluation, Connexions, 19, 7-30. Voir aussi sur maniprop l’article de Mollaret

[34] Christophe Nick qui ne partage pas toujours mes analyses un peu sociologisantes est convaincu que la différence entre Milgram 63 et la zone extrême 2009 s’explique surtout par ce pouvoir propre de la télévision.

[35] Sur les autres, les téléspectateurs, elle a au moins, et ceci sûrement, de l’influence.

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http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=2837

http://television.telerama.fr/television/christophe-nick-repond-aux-internautes-de-telerama-fr,53787.php
LE FIL TéLéVISION - Nos comportements de soumission à l’autorité sont-ils aggravés, jusqu’à faire de nous des bourreaux, dans le cadre de la télé-réalité ? C’est la thèse du producteur Christophe Nick, illustrée par le documentaire “Le Jeu de la mort”, diffusé jeudi sur France 2, dont on vous a longuement parlé. Pour, contre, partagés, curieux… Vous avez posé pas mal de questions. Christophe Nick vous répond au micro de Télérama Radio.


http://television.telerama.fr/television/81-des-candidats-vont-au-bout-mais-100-du-public-s-abstient-d-intervenir,53696.php
“81 % des candidats vont au bout, mais 100 % du public s’abstient d’intervenir !”
Le 17 mars 2010 à 7h59    -    Mis à jour le 17 mars 2010 à 17h19 
Tags : entretien     Le jeu de la mort     Christophe Nick 

LE FIL TéLéVISION - Yves Jeanneret, professeur en sciences de l’information et de la communication, a participé à l’expérience de Christophe Nick. Lors du tournage de “La zone Xtrême”, fausse émission de télé-réalité, il s’est mêlé au public. Un public qui, dans un premier temps, pensait assister à un vrai “jeu de la mort”… avant que la production ne le rende complice du processus. Il nous fait part de ses observations.
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Christophe Russeil / France 2
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Un faux jeu télévisé, un candidat métamorphosé en bourreau, un cobaye censé recevoir des décharges électriques, une animatrice revêtue d’une autorité légitime... En adaptant à l’univers du jeu télévisé la célèbre expérience de Milgram, le documentaire Le Jeu de la mort ouvre un champ d’investigation extrêmement riche pour les scientifiques. Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université d’Avignon, Yves Jeanneret a analysé, pendant le tournage de La zone Xtrême le rôle du public et les mécanismes à l’œuvre dans l’expérience. Il nous livre quelques-unes de ses conclusions.

Quel a été votre rôle sur l’émission ?
En collaboration avec une doctorante, Camille Jutant, nous avons d’une part analysé les situations dans lesquelles les différents acteurs sont placés, sur le plateau, mais aussi en régie, dans les coulisses, etc. Et, en parallèle, nous avons mené une observation à l’intérieur du public, en nous concentrant sur le déroulement du jeu. Dans un premier temps, en effet, le public est totalement naïf et pense participer au pilote d’une véritable émission. Ensuite il est « briefé » par l’équipe de Christophe Nick (1), et apprend qu’en réalité le jeu est truqué, que les décharges électriques sont imaginaires, et que celui qui est censé les recevoir est un comédien. A partir de ce moment, le public change de position. Il fait désormais partie d’une « feintise », c’est-à-dire qu’il fait semblant de croire à la réalité de la situation.

En immersion dans le public, qu’avez vous observé ?
Au départ, lorsque le public croyait encore en la réalité du jeu, ses réactions n’ont pas été uniformes. Certaines personnes, totalement concentrées, essayaient de répondre aux questions en même temps que le candidat et se masquaient la possibilité même d’une situation de souffrance... Mais cette attitude a été relativement marginale. Dans leur grande majorité, les gens manifestaient, au contraire, une certaine agitation et une difficulté à se concentrer sur les règles : chacun s’interrogeait sur la situation dans laquelle il était placé, se demandait ce qui était vrai ou faux, questionnait sa propre relation aux médias.
La seconde phase a modifié totalement le rapport au candidat : une fois averti par la production, le public, désormais complice, n’agissait plus dans le cadre d’une simple émission de télévision mais d’une expérience. A ce stade, d’ailleurs, je pensais que la plupart des gens se désintéresseraient du programme. Mais leur implication, au contraire, a été très forte. Ils ne cherchaient plus à savoir dans quelle situation ils étaient placés, mais si le candidat allait pouvoir résister au dispositif. Et, à ce moment-là, la tension narrative est devenue extrêmement importante. C’est un peu comme si la condition humaine se rejouait à chaque fois que le questionneur répondait, ou non, à cette situation de contrainte. Tout le monde était touché, vivait comme une sorte de drame le fait que les candidats puissent aller jusqu’au bout.

Que prouve cette expérience quant au pouvoir spécifique de la télévision ?
L’expérience démontre la puissance du dispositif sur les participants. Ceux-ci se soumettent parce qu’il deviennent coproducteurs du processus, exposent leur image et anticipent ce qu’on attend d’eux. Dans leur tête, les membres du public, tout comme le candidat, réagissent comme s’ils étaient déjà devant des téléspectateurs virtuels et se comportent en conséquence. Par exemple, il est sidérant de se dire que l’idée ne vient même pas au public, lorsqu’il est encore naïf, qu’il pourrait se lever pour interrompre le jeu ! 81 % des candidats vont au bout, mais 100 % des membres du public s’abstiennent d’intervenir ! Cela signifie que le rôle de participant d’une production télévisuelle aboutit à ce que plus personne ne se considère comme responsable de ce qui s’énonce et de ce qui se joue. Les membres du public stylisent leur comportement et intègrent l’idée qu’il faut se fondre dans un chœur, dans un collectif que la télévision spectacularise toujours de la même manière ! Dans ce contexte, il est inimaginable de se dire: « Je sors du dispositif » ou « Je vais interrompre cette affaire ».

Et, concernant le candidat, les mêmes mécanismes sont à l’œuvre ?
Le candidat est immédiatement escorté par un preneur de son et un caméraman qui filme tous ses faits et gestes, il traverse des espaces auxquels il ne comprend rien. L’omniprésence de l’image, reproduite à travers les moniteurs de contrôle, fait qu’il est confronté en permanence à ce que le sociologue Eliseo Vérõn appelle son corps « sémiotisé », c’est-à-dire représenté à travers la rhétorique de l’écran : gros plan, plan fixe, etc. Je pense que cela joue un rôle dans sa sidération ! A partir du moment où il est projeté sur le plateau, le questionneur est pris dans un scénario, et dans une temporalité inexorable. Placé dos au public, il est seul. Il ne peut pas, comme les membres du public, entretenir des micro-interactions avec ses voisins pour essayer d’évaluer la situation dans laquelle il se trouve. Avec la force de son design graphique, le plateau télévisuel incarne un univers totalement étranger à celui dans lequel évolue le candidat dans sa vie quotidienne. Le dispositif, visuel, spatial, temporel, exerce en permanence une emprise sur lui.

En quoi cette expérience diffère t-elle fondamentalement de celle de Milgram, menée dans les années 60 ?
La première grande différence réside dans le fait que, dans le jeu télé, le pouvoir passe par la conscience d’être exposé à un public. La seconde, c’est que l’expérience de Milgram convoquait le sujet sur une base purement instrumentale : il était utile au déroulement de l’expérience, point ! Alors que, dans l’expérience actuelle, il est partie prenante d’une production symbolique destinée à devenir une émission, un message adressé à un public. Les participants ne peuvent pas se poser la question de la responsabilité de la même façon : arrêter l’expérience de Milgram revenait à mettre en difficulté un protocole scientifique. Quitter l’émission, c’est envoyer balader tout le dispositif médiatique, avec ce que cela suppose de travail, d’argent, et de désir conscient ou inconscient d’avoir, un jour, son heure de médiatisation devant un très grand public.

Que révèle cette expérience sur la notion d’obéissance aujourd’hui ?
Elle prouve que le pouvoir réside moins dans le contenu des messages que dans la banalisation des dispositifs à travers lesquels la communication se réalise. C’est une chose que Barthes avait déjà analysé dans ses Mythologies en 1957 : l’idéologie et le pouvoir ne sont jamais aussi forts que lorsqu’ils nous conditionnent sans même que l’on s’en rende compte ! On le voit bien dans le cas du public : ses membres se coulent eux-mêmes dans un rôle, trouvent naturel ce dispositif qui, en réalité, est porteur d’une mémoire élaborée au fil de décennies. Aujourd’hui, dans les émissions de télé-réalité, voir des gens cleans, bien propres, qui adorent jouir avec un relent de sadisme de certaines situations est devenu tellement banal qu’on ne va plus s’interroger. Les émissions de divertissement véhiculent des valeurs à travers la mise en scène d’un certain type de public, l’organisation autour d’un certain type de jeu, etc.

Plus largement, que peut-on en déduire sur la société actuelle, qui, en apparence semble moins autoritaire qu’autrefois ?
Nous nous faisons une certaine idée de ce que doit être, aujourd’hui, la norme démocratique, au sein d’une société affranchie du pouvoir, où tout serait devenu transparent, égalitaire, horizontal. Cette idée hante les idéologies de notre époque de manière très forte et engendre des systèmes de pouvoir d’autant plus puissants que, justement, ils ne se pensent pas comme tels. Je suis persuadé qu’Internet joue un rôle très important dans le développement de cet imaginaire politique-là, notamment le Web participatif. Nous vivons dans le fantasme d’un mode de communication affranchi de l’autorité, du pouvoir, de la différence de savoir et de statut, qui permettrait à chacun d’occuper tous les rôles dans la société, la politique et la culture. Dans la société au sein de laquelle Milgram travaillait, l’autorité était forte et s’assumait comme telle. Dans la société d’aujourd’hui, l’imaginaire politique joue avec l’idée selon laquelle moins il existe d’autorité, plus nous sommes dans la spontanéité, plus le pouvoir est placé entre les mains des gens ordinaires, mieux c’est. La télé, elle aussi, travaille beaucoup cet idéal de la transparence, de la démocratie absolue, de la possibilité pour chacun de devenir le maître du dispositif communicationnel. Mais c’est une illusion.

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Propos recueillis par Hélène Marzolf
(1) Le public, différent à chaque session de tournage, assistait à la prestation du premier candidat-questionneur en pensant que la situation était réelle. Puis, avant l’arrivée du deuxième sur le plateau, la production l’avertissait qu’il s’agissait en réalité d’une expérience.



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« Le Jeu de la mort » ou la télé en zone extrême
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 Version imprimablesamedi 13 mars 2010, par Marie Bénilde

Le 17 mars, France 2 diffuse un documentaire de télé réalité, « Le Jeu de la mort », où 81% des candidats à un jeu télévisé ont actionné des manettes susceptibles d’administrer des chocs électriques mortels à une victime consentante. Il s’agit bien entendu d’une mise en scène voulant démontrer l’étendue du pouvoir du petit écran. Mais en cherchant à expliquer « jusqu’où va la télé », la chaîne nous renseigne surtout sur les limites d’une expérience.

Table des matières
La transposition à l'écran d'une expérience
La pulsion de mort
Les limites de l'expérience télévisuelle
L'homme seul face à lui-même
Le 17 mars, à 20h30, la télévision française se livrera à une expérience sur d’authentiques cobayes humains qu’elle va transformer, le temps d’un jeu télévisé, en des tortionnaires en puissance. C’est tout le paradoxe du documentaire de Christophe Nick, intitulé « Le Jeu de la mort », qui sera diffusé ce jour-là sur France 2. Réitérant l’expérience de Stanley Milgram, menée au début des années 1960 dans un laboratoire de l’université de Yale, le documentariste s’est appuyé sur une équipe de chercheurs dirigée par la professeur de psychologie sociale Jean-Léon Beauvois pour vérifier si la télévision était bien en mesure de fabriquer de la soumission à l’autorité, comme dans la célèbre expérience reprise dans le film I Comme Icare, d’Henri Verneuil.

La transposition à l’écran d’une expérience 
Contrairement à la BBC, qui a reproduit les conditions de l’expérience en laboratoire, en mai 2009, Christophe Nick ne s’embarrasse pas de blouses blanches. Son sujet n’est pas l’obéissance à une autorité scientifique, mais l’emprise de la téléréalité comme système de domination des consciences. Il a donc réuni quatre-vingt personnes parmi des candidats à un « pilote » d’un nouveau jeu télévisé devant être diffusé sur France Télévisions. Après un entretien avec le supposé producteur de l’émission, les candidats acceptent de participer à ce programme de divertissement, intitulé « La Zone Xtrème », où il devront administrer des « chocs électriques » à leur partenaire en cas de mauvaise réponse dans la restitution d’une liste de mots. Puis, le candidat se retrouve sur le plateau de « La Zone Xtrème », dans les studios habituels de ce genre d’émissions, à la Plaine Saint-Denis, et fait face une double pression : celle d’une authentique animatrice de France 2, Tania Young, et celle d’un public gonflé à bloc par un chauffeur de salles. Lumières crues, musique d’ambiance, gros plans... Pas de doute, tous les codes des jeux télévisés sont bien là. La mise en scène est d’ailleurs signée du réalisateur de « Fort Boyard » (France 2), Gilles Amado.

L’expérience de Milgram, qui a été rééditée une bonne vingtaine de fois en cinquante ans, ne trouve pas dans sa transposition télévisuelle des facteurs d’atténuation de la soumission. Bien au contraire. La présence d’un public décuple la tension qui pèse sur les individus et les incite à aller toujours plus loin dans la punition : 81% des candidats « questionneurs » vont ainsi jusqu’à la phase finale de l’expérience qui consiste à envoyer une décharge de 460 volts à la victime « questionnée » et supposée assise sur une chaise reliée à des bornes électriques (en réalité un acteur dont le questionneur et le public n’entendent que les réactions simulées : protestations, refus, révolte, souffrance et enfin silence). De son côté, l’animatrice revêt les habits de l’autorité légitime en répétant des injonctions déresponsabilisant le candidat, conformément au protocole de Milgram (« Ne vous laissez pas impressionner », « Nous assumons toutes les conséquences »...). Seule différence : l’appel au public qui intervient en dernier ressort pour achever de convaincre le participant de poursuivre le jeu (« Qu’en pense le public ? » Réponse : « châtiment », « châtiment »...).

Dans l’expérience de Stanley Milgram, seuls 62% des participants avaient été jusqu’à infliger des décharges supposées mortelles à l’individu soumis à la « question ». Avec « Le Jeu de la mort », non seulement cette proportion est encore plus importante (81%), mais la « désobéissance » y est toute relative : personne n’a refusé d’actionner la manette du « châtiment », sachant que neuf personnes ont arrêté l’expérience entre 100 et 220 volts et que sept ont attendu entre 320 et 420 volts. Auteur d’un documentaire sur la Résistance, Christophe Nick érige néanmoins en modèles les (trop rares) auteurs de ces actes d’insoumission. La référence au nazisme ainsi qu’au totalitarisme communiste est d’ailleurs évoquée par une des participantes (Milgram lui-même cherchait, à travers son expérience menée après le procès Eichmann, à comprendre les mécanismes psychologiques de soumission au nazisme).

La pulsion de mort 
Si l’on suit le cheminement de Christophe Nick, il s’agit donc de montrer que la télé réalité peut conduire au pire, autrement dit à la mise à mort d’autrui. Partant de faits réels relevés sur les écrans du monde entier comme des accidents filmés, une séquence de roulette russe ou l’assassinat d’une femme par son ancien conjoint après une émission de télé-intimité espagnole, le documentariste entend démontrer que la transgression ultime se profile quand les télévisions en arrivent à faire sauter le tabou de la mort. Des images viennent en appui de la thèse d’une dérive toujours plus affirmée vers la satisfaction des plus bas instincts, comme la pulsion de mort. Après Eros et ses traductions pornographiques en « Loft Story », « Big Brother » ou « L’Ile de la Tentation », s’annonce Thanatos avec « Fear Factor » ou « Scarred » sur MTV, « The Shotgun accident », la dissection de cadavres etc. Après le déballage intime, l’humiliation des moins forts, l’élimination du maillon faible ou la promotion de l’adultère, la mise en scène de la mort achèverait un cycle d’insensibilisation progressive à nos valeurs profondes de civilisation éclairée. Et assurerait donc, en creux, l’avènement d’un monde barbare où tout est bon pour s’enrichir et avoir son quart d’heure de notoriété.

Mais ce noble objectif - qui est également servi par le documentaire du même Christophe Nick, Le Temps de cerveau disponible, diffusé le 18 mars - a t-il pour autant besoin de reconstituer l’expérience de Milgram à travers une adaptation sous le forme d’un jeu télévisé ? L’intérêt est sans doute de reprendre les armes de la télé réalité pour les retourner contre elle dans un documentaire coup de poing... Mais, malgré la construction de tout un appareil de légitimation scientifique, Nick ne saurait s’épargner un questionnement éthique qui rend problématique son expérimentation.

Les limites de l’expérience télévisuelle 
1 - D’abord, Christophe Nick n’ignore pas que l’Association américaine de psychologie, qui réunit les chercheurs en psychologie sociale outre-Atlantique, recommande ne plus se livrer à une telle mise en scène en raison de « l’état de tension qu’elle provoque chez les sujets testés ».

« L’American Psychologist Association a donc décidé de ne plus cautionner d’éventuelles reprises et a demandé à la communauté mondiale des chercheurs de ne plus reproduire l’expérience », écrit-il lui-même dans le livre qu’il a cosigné avec Michel Eltchaninoff [1].

Les candidats sont en effet soumis à un stress qui est la résultante d’une violence psychologique exercée à leur encontre. Le documentariste ne peut se contenter d’évincer la question en s’appuyant sur les théories mécanistes de Jean-Léon Beauvois et en mettant en avant la tradition libérale de la responsabilité individuelle propre à l’école américaine.

2 - Le jeu télévisé « La Zone Xtrême » produit du conditionnement qui est moins le produit de la télévision que le résultat d’une mise en scène qui conjugue pression collective, déresponsabilisation et injonctions répétées.

Ou comme le dit Ignacio Ramonet, auteur de Propagandes silencieuses : masses, télévisions, cinéma (Gallimard, 2003) et ancien directeur du Diplo :

« Ce n’est pas tant la télévision en elle-même qui constitue un instrument de soumission que le dispositif qui l’entoure. Il s’agit d’un système (...). Je crois qu’au fond c’est le dispositif de la scène qui produit cet effet de soumission [2]. »

3 - N’y a-t-il pas ensuite contradiction à dénoncer une spirale infernale qui amène la télé réalité à flatter les plus bas instincts humains et, dans le même temps, s’assurer une audience en convoquant le voyeurisme du téléspectateur ? Un tel travers eut été facilement évitable en floutant les visages des candidats « questionneurs ». Cela n’aurait rien enlevé à l’expérience même si, c’est vrai, le spectacle en eut été un peu altéré. Mais le producteur et la chaîne s’y sont refusés.

4 - A moins de considérer que la fin justifie toujours les moyens, et d’être ainsi peu éloigné de la pensée totalitaire, on ne peut aussi passer sous silence les lendemains qui déchantent pour les candidats testés. Comment sera perçue dans son environnement social, familial, professionnel la « prestation » du pseudo-tortionnaire ? Quelles en seront les conséquences individuelles ? Toute l’équipe de Christophe Nick s’est employée à rassurer les cobayes en leur disant que leur comportement a été parfaitement « normal » et qu’aucun ne doit se sentir coupable car, n’est-ce pas, nous sommes tous des victimes de l’emprise télévisuelle. Du reste, n’y a-t-il pas que trois personnes qui ont refusé d’apparaître à visage découvert ? Chacun est volontaire pour aider à une prise de conscience globale... Mais on peut aussi se demander si l’émission n’abuse pas de son cautionnement universitaire ou scientifique pour obtenir une forme de soumission à un projet de diffusion grand public. Cela ne vous rappelle rien ? Il n’est pas tout à fait sûr, en outre, que « Le Jeu de la mort » ne profite pas de la faiblesse d’individus qui préfèrent une petite notoriété, même négative, au néant télévisuel. Après avoir administré 460 volts, l’un d’eux demande en quittant le plateau à un membre de la production : « Est-ce que j’ai été bon ? »

5 - Enfin, « Le Jeu de la mort » se donne une apparence de représentativité statistique qui est très discutable. Les volontaires de l’émission ne viennent pas pour participer à une expérience scientifique sur la mémoire, comme chez Milgram, mais pour être associés au pilote d’un jeu télé. Autant dire que seule est représentée dans l’émission la catégorie très particulière des personnes susceptibles d’étrenner un jeu fictif, sans gain à la clé. Par ailleurs, il est hautement probable qu’un certain nombre d’individus n’ont pas cru une seconde à la supercherie organisée sous le label du service public, à travers un sorte de contrat ludique. Nick, qui a éliminé les candidats se référant à I comme Icare, précise qu’ils sont 17% à avoir déclaré qu’ils n’avaient pas cru à la réalité des chocs électriques, avant de leur asséner : « Qu’en savaient-ils ? » On peut regretter le présupposé qui consiste à voir un salaud qui cherche à se disculper plutôt qu’un contorsionniste qui cherche se jouer d’un système expérimental.

L’homme seul face à lui-même 
Cela n’invalide pas, bien sûr, l’intégralité de l’expérience du « Jeu de la mort ». Si l’émission aboutit à déclencher un électrochoc salvateur dans l’esprit du public, elle aura atteint son but. Elle montre bien, de surcroît, en quoi la télévision est parfaitement adaptée à un mécanisme d’obéissance dans la mesure où elle produit de la solitude tout en fabriquant un besoin mimétique de ressembler à un public fédéré devant son écran. « La télévision vise une nouvelle manière de faire société, écrit Michel Eltchaninoff. Je suis seul, mais je participe avec intensité aux activités d’une masse humaine virtuelle [3]. » L’un des participants au jeu le reconnaît d’ailleurs à sa façon en expliquant après coup - donc après avoir administré ses 460 volts - qu’il cherchait à coller à l’image qu’il a, en tant que téléspectateur, des candidats aux jeux télés. Ce n’était pas sa relation à l’autre qui occupait alors son esprit sur le plateau, mais la projection de son moi au centre d’un univers familier à son cerveau.

Le Temps de cerveaux disponible, qui suivra le 18 mars à 22h35, avec ses interviews fulgurantes de Bernard Stiegler, vient donc en complément indispensable au « Jeu de la mort ». On peut préférer quand Christophe Nick se fait analyste et journaliste plutôt qu’expérimentateur ou apprenti blouse blanche... Même si c’est dans l’intérêt de France Télévisions qui voit sans doute là l’occasion d’affirmer sa différence avec la télé privée.

Notes
[1] L’Expérience extrême, éditions Don Quichotte, mars 2010, p. 50.

[2] Voir interview in Le Monde, supplément Télévision, 14-15 mars 2010.

[3] In Philosophie Magazine, « La Naissance de l’homme-foule », mars 2010, p. 52.

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13 mars @21h31   »
Caméra et obéissance
 

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