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Discours d'ouverture d'Enrico Letta, Président du Conseil des Ministres Italien
10e anniversaire d'EuropaNova
Première édition de la Conférence Europa l'Université de la Sorbonne
Les difficultés viennent de la vieille Europe, pas de l'Est
J'ai vécu les trois derniers Conseils européens. Je peux vous dire que les difficultés que nous rencontrons pour une plus grande intégration ne viennent pas des pays d'Europe de l'Est. Elles viennent de nous, les vieux Européens. Ce que les nouveaux pays qui sont entrés dans l'Union européen ont apporté, c'est quelque chose de positif. Le futur, l'espoir, la jeunesse.
L'Europe dans 10 ans ?
Comment sera l'Europe dans 10 ans ? C'est un exercice qui exige du courage. En 83, en 93, en 2003 ? je pense qu'on pouvait avoir une petite idée quand on se posait la question. On projetait l'avènement d'un grand espace de liberté, puis de la monnaie unique, puis de l'Europe des 28. L'Europe des 28, c'est-à-dire une Europe qui a fait la paix entre les deux Europe. Ce qui nous vaut aujourd'hui d'avoir une Europe qui sera présidée le Premier ministre letton Dombrovskis dans un an et demi, autrement dit par un pays qui, il y a 20 ou 25 ans, était dans l'Union soviétique. Comme aujourd'hui c'est la Lituanie qui préside l'Europe. Quand on pense à cela, on pense au trajet de l'histoire que l'on a fait, que l'on a accompli. Mais aujourd'hui, en 2013, quand on dit : que sera l'Europe dans 10 ans ? On comprend tout le sens de notre grande difficulté. Ou bien il y a un sursaut de courage politique, culturel, ou bien ce sera la catastrophe en Europe. Parce qu'aujourd'hui, je ne suis pas en condition de dire quelle est l'idée partagée d'Europe de 2023 comme on avait en 83, en 93, 2003. A l'esprit ne viennent que des choses négatives. L'Europe dans 10 ans pourrait être une Europe sans Grande-Bretagne, par exemple. On est complètement superficiel sur ce sujet.
L'Europe des peuples contre l'Europe du populisme
Il faut avoir le courage aujourd'hui de se dire : quelle est la situation au début d'une grande campagne électorale pour les élections européennes ? Lorsque j'observe qu'en France il y a le même débat qu'en Italie, le grand sujet va être l'Europe des peuples contre l'Europe du populisme. Nous devons avoir un grand débat public dans lequel ceux d'entre nous qui veulent l'Europe des peuples, ne doivent pas se cacher. Parce qu'on s'est trop caché pendant ces dernières années.
L'Europe n'est pas la cause de la crise
Il faut le dire avec une grande force, l'Europe n'est pas la cause de la crise. Aujourd'hui il est très facile d'arriver aux élections européennes et de dire : le chômage augmente, la difficulté économique, tout ça, c'est à cause de l'Europe. Ce n'est pas vrai. Il faut avoir le courage de dire que tout ça, c'est à cause du manque d'Europe. Parce qu'on a eu la crise économique et financière la plus grande, une grande crise, par rapport aux Etats-Unis, la crise et le virus venaient des Etats-Unis en 2007, mais eux, ils ont eu la possibilité de résoudre facilement, parce qu'ils ont des institutions qui fonctionnent. Chez nous on a dû attendre 27, je répète le nombre, 27 conseils européens, pour arriver à la phrase fameuse qui résout la crise, la phrase de Mario Draghi « La BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour préserver l'euro ». Mais on a dû attendre 27 conseils européens. Pendant ces 27 conseils européens, on a gaspillé un tas d'argent, parce qu'on n'était pas en condition de faire face à la crise avec les instruments nécessaires, instruments politiques, de discussion politique, et de décision politique.
Lampedusa : ne pensez pas qu'avec l'hiver les choses vont s'arrêter
Je l'ai clairement dit au conseil européen : ne pensez pas qu'avec l'arrivée de l'hiver la chose va changer. Parce que si les gens fuient des états qui ont fait faillite, où il n'y a pas de démocratie, où il y a de la persécution ou du terrorisme, les gens vont fuir avec le beau temps ou le mauvais temps, et les tragédies vont se répéter. Avant-hier nos navires ont sauvé 800 personnes qui étaient en train de mourir, à nouveau, comme cela s'est passé dans la nuit entre le 2 et le 3 octobre.
On en peut pas faire une grande bataille européenne, politique et intellectuelle, en étant timides
Les prochaines élections européennes, c'est le grand risque de cette confrontation entre l'Europe des peuples et l'Europe du populisme. Mais je vois que les partisans de l'Europe du populisme sont là, acharnés, ils se battent. Et nous, non : nous on est là, timides. C'est impossible de faire une grande bataille européenne, politique et intellectuelle, en étant timide. Il faut le dire, on a pris l'Europe comme le bouc émissaire de la crise. Ce n'est pas correct. C'est le manque d'Europe, la cause de la crise. Ce n'est pas l'Europe.
Faire de la prochaine législature européenne une législature de croissance sérieuse
Maintenant on sait qu'on peut entrer dans une législature européenne qui va partir au mois de mai avec les élections européennes, dans laquelle on peut être en condition de faire que ce soit la législature européenne de la croissance, et laisser derrière nous la législature européenne de l'austérité. Je veux être clair, quand je parle de croissance, je parle d'une croissance sérieuse, c'est-à-dire basée sur des budgets sérieux.
Sans l'Europe, tous les partis auraient incité à faire de nouvelles dettes
Mon pays, l'Italie, est un pays qui - je sais que je vais dire quelque chose de très impopulaire chez nous - mais je me demande parfois : quelle aurait été la situation du budget public italien pendant cette crise, sans l'Europe ? La poussée de tous les partis politiques, sociaux, des milieux économiques, à faire de nouvelles dettes, aurait été la solution la plus facile, que tout le monde aurait demandée. Je le dis très franchement, tout le monde la demande. Mais j'ai la possibilité de dire non. Naturellement, si je n'avais pas le bouclier communautaire en m'aidant à dire non à de nouvelles dettes, je serais renversé.
On a éliminé les 28 marchés européens de télécommunications
Le futur doit être le futur d'une Europe plus concrète, qui soit en condition de parler aux citoyens. Hier par exemple, et vous ne trouverez pas ce que je vais vous dire dans les journaux, on a décidé quelque chose de très important pour les citoyens européens : on a décidé le passage pour éliminer les 28 marchés européens de télécommunications. C'est incroyablement important pour la compétitivité de l'Europe. Si aujourd'hui nous savons très bien que si un citoyen de San Remo veut faire du lien Web, ou un coup de fil à un citoyen de Nice, ils sont à 10 kilomètres de distance, ou 20 kilomètres, ce citoyen-là paie 50 fois plus que ce que le citoyen de San Remo paie pour envoyer un e-mail à Palerme. Est-ce que cela a un sens ? Evidemment non : on passe la frontière, et c'est tout de suite le SMS qui nous dit c'est le roaming , vous allez payer ça et ça et ça. Cela c'est l'Europe. On se demande pourquoi on n'est pas compétitif avec les Chinois, les Japonais, les Américains, etc., c'est pour cela. En Europe on a 100 opérateurs, car chaque pays en a quatre ou cinq, aux Etats-Unis ou en Chine ils en ont trois ou quatre. Je ne veux pas qu'on ait trois opérateurs en Europe, Michel (Barnier), parce qu'il y a la concurrence et tout ça, mais on peut avoir. être dans le milieu, avoir 10, 12, 15 opérateurs, qui soient en condition d'avoir la dimension suffisante pour être compétitifs, et faire de la compétition et faire baisser les coûts pour nous, consommateurs européens, et faire ainsi que l'on puisse payer moins.
Parler aux citoyens de manière compréhensible
Le 12 novembre, on sera à nouveau ici à Paris à l'invitation du gouvernement français et du gouvernement allemand, on sera ici pour discuter des jeunes et des mesures européennes contre les problèmes de travail pour les jeunes, et ce sera important et décisif que l'Europe parle aux jeunes, et surtout, permettez-moi de le dire car je ne veux pas passer pour un défenseur de l'Europe comme elle est, que l'Europe cesse de parler par acronyme ! Si j'étais dictateur de l'Europe pour une demi-heure, je ferai passer une loi, un décret, qui dirait que les acronymes sont bannis, hors de l'Europe. On ne parle plus par acronyme. On se perd nous-mêmes. Moi en tout cas, je me perds. Je suis sûr que Pierre (Moscovici) les connaît tous, mais moi je me perds. C'est insupportable, intolérable. Si on parle par acronymes au citoyen européen, après 10 secondes il se perd. Il faut appeler les choses avec leur nom, pour que les choses puissent être compréhensibles. Continuer à parler par acronyme, c'est la meilleure façon pour donner aux populistes qui envahissent nos télévisions, nos émissions, leur force.
L'image de Mitterrand et Kohl à Verdun, « la plus forte des images du siècle passé »
Je vais conclure en disant que moi, je me suis formé à une idée européiste que je maintiens dans mon coeur, c'est l'idée de l'Europe qui était fixée dans l'image, la plus forte des images du siècle passé, l'image de Mitterrand et Kohl main dans la main au cimetière de Verdun. C'est la plus grande des images : l'Europe qui a fait la paix là où des millions de Français, d'Allemands, sont morts pour des kilomètres de terrain sur lesquels aujourd'hui on passe sans même comprendre qu'on a passé la frontière entre France et Allemagne, dans l'Alsace que j'aime depuis mon enfance.
L'image n'est plus suffisante, il faut des institutions fortes pour la zone euro
Aujourd'hui évidemment, il faut comprendre que cette image n'est plus suffisante. Je dois le dire, parce qu'aujourd'hui il faut faire passer une autre image. Il faut avoir des institutions au niveau des 18 pays de la zone euro, on ne peut pas avoir seulement la Banque Centrale Européenne, parce qu'on va obliger la Banque Centrale Européenne à prendre des tâches qui ne sont pas les siennes, des tâches politiques. Il ne faut pas exagérer. On ne ferait pas le bien de la Banque Centrale Européenne en lui donnant des tâches qui ne sont pas les siennes. Il faut donc avoir des institutions fortes, à 18, qui soient en condition de faire en sorte que cette idée du budget de la zone euro prenne place, et faire ainsi en sorte qu'il y ait une politique économique des 18, qui soit en mesure de fonctionner pour que nous puissions décider entre nous. C'est la chose la plus importante. Mais tout cela est possible seulement si l'on passe de cette idée de législature de l'austérité à cette idée de législature de croissance.
On partage les mêmes valeurs, il faut faire en sorte que ces idées soient fortes dans le monde
On peut le faire si on pense sérieusement que le futur de nos pays européens sera un grand futur dans le monde si on est uni. Si on reste tout seul, chacun d'entre nous ne sera plus en condition d'exercer son rôle de leader dans le monde, que l'on a exercé, tous les pays européens, quelques-uns plus ou quelques-uns moins, la France, surtout, plus, dans le siècle dernier, et qui est un rôle qui ne sera pas le même dans le siècle qui vient, avec naturellement la croissance des BRICs et du reste du monde. Tout cela il faut le comprendre, et l'expliquer. Il faut expliquer cela : ce n'est que si nous sommes unis, forts, et en condition de comprendre qu' on partage les mêmes valeurs, sur les droits de l'homme, la démocratie, les paysages, la beauté, le droit de la culture, que ces idées pourront être fortes dans le monde. Si on est divisés, ces idées ne seront plus en condition d'être influentes dans le monde : bref, je veux que ce siècle-là soit encore le siècle dans lequel l'Europe est importante dans le monde. Mais l'Europe ne peut être importante dans le monde que si l'Europe est unie.
Merci.
Enrico Letta, le 26 octobre 2013 à Paris.