Les élections européennes de 2014 marquent une nouvelle étape : qui saura redonner espoir et vision de l’avenir aux 500 millions de citoyens européens ?
La France compte Jacques Delors parmi les (derniers) Pères de l’Europe. Avec Valéry Giscard d’Estaing (j’y reviendrai), les deux ont fait considérablement avancer la construction européennes pendant une génération (entre 1975 et 1995). Depuis une quinzaine d’années, l’idée européenne, victime de la crise internationale et de l’inflation démagogique, est en panne, en panne de visionnaires.
Faut-il réenchanter le rêve européen ?
Dans un premier débat entre les principaux candidats à la Présidence de la Commission Européenne le 28 avril 2014 à Maatricht, ville symbolique, qu’aucune chaîne de grande écoute n’a jugé bon de retransmettre (seule Euronews l’a diffusé), le candidat des centristes Guy Verhofstadt dénonçait la grande passivité du Président sortant de la Commission Européenne, José Manuel Barroso, l’absence d’initiative personnelle à un moment clef de l’histoire européenne où il faudrait maintenant un leader qui puisse anticiper l’avenir.
L’ancien Président du Conseil italien Enrico Letta l’avait déjà expliqué à Paris le 27 novembre 2013 ; plus personne n’est capable d’imaginer l’Europe dans dix ans : « Comment sera l'Europe dans dix ans ? C'est un exercice qui exige du courage. En 83, en 93, en 2003 ? je pense qu'on pouvait avoir une petite idée quand on se posait la question. On projetait l'avènement d'un grand espace de liberté, puis de la monnaie unique, puis de l'Europe des 28. L'Europe des 28, c'est-à-dire une Europe qui a fait la paix entre les deux Europe. Ce qui nous vaut aujourd'hui d'avoir une Europe qui sera présidée le Premier Ministre letton (...) dans un an et demi, autrement dit par un pays qui, il y a vingt ou vingt-cinq ans, était dans l'Union Soviétique. Comme aujourd'hui c'est la Lituanie qui préside l'Europe. Quand on pense à cela, on pense au trajet de l'histoire que l'on a fait, que l'on a accompli. Mais aujourd'hui, en 2013, quand on dit : que sera l'Europe dans dix ans ? On comprend tout le sens de notre grande difficulté. Ou bien il y a un sursaut de courage politique, culturel, ou bien ce sera la catastrophe en Europe. Parce qu'aujourd'hui, je ne suis pas en condition de dire quelle est l'idée partagée d'Europe de 2023 comme on avait en 83, en 93, 2003. À l'esprit ne viennent que des choses négatives. L'Europe dans dix ans pourrait être une Europe sans Grande-Bretagne, par exemple. On est complètement superficiel sur ce sujet. ».
Nul doute qu’il manque aujourd’hui, dans l’espace européen, d’un nouveau Jacques Delors. Par sa personnalité et ses convictions, Jacques Delors avait réussi à faire de sa fonction de Président de la Commission Européenne, qu’il a occupée du 6 janvier 1985 au 22 janvier 1995, un véritable tremplin pour initier de nouvelles politiques européennes, s’imposant dans les réunions internationales comme un véritable chef de l’État.
Ses successeurs, malheureusement, même Romano Prodi, le mentor du nouveau Président du Conseil italien, Matteo Renzi, n’ont pas su poursuivre dans cette voie et sont revenus à une fonction plus traditionnelle de superfonctionnaire de l’Union Européenne. Même la fonction de Président du Conseil Européen, censée donner une voix et un visage à l’Union Européenne, n’a pas eu l’effet escompté à cause du choix du très effacé Herman Van Rompuy, désigné au Sommet européen du 19 novembre 2009 et reconduit lors du Sommet européen du 1er mars 2012.
Justement, les élections européennes du 25 mai 2014 vont bouleverser la donne. Pour la première fois, des candidats supranationaux se sont déclarés pour occuper une fonction dont le choix du titulaire ne devait à l’origine échoir qu’aux chefs d’État et de gouvernement, mais c’est par l’élan de l’actuel Président du Parlement Européen Martin Schulz, social-démocrate allemand, que chaque parti (à l’exception notable de l’extrême droite) a fini par désigner son candidat à la fonction.
Il est d’ailleurs probable qu’aucune majorité très nette ne pourra départager Martin Schulz (PSE) de l’ancien Premier Ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, le candidat de la droite modérée (PPE), ce qui pourrait donner quelques chances à Guy Verhofstadt qui aurait bien l’intention, s’il était nommé, de « jouer offensif » pour relancer la construction européenne malgré la vague d’euroscepticisme et la grave crise ukrainienne.
Mais qui est Jacques Delors ?
Jacques Delors va bientôt avoir, dans quelques semaines, 89 ans. Il y a un an et demi, le 12 décembre 2012, il avait répondu aux questions des députés lors d’une audition à l’Assemblée Nationale. Il y avait exprimé ses inquiétudes et ses doutes sur l’avenir.
Pourtant, lui s’était préoccupé de l’avenir de l’Europe. On pourrait même dire que l’Europe d’aujourd’hui est l’Europe de Delors, même si lui-même rejetterait l’expression car il estimerait que la part sociale n’a pas été assez imprimée dans cette Europe-là, celle de Barroso qui n’a navigué que dans un libéralisme sans réflexion.
C’est sans doute Jacques Delors l’homme de foi qui lui a donné cette foi en l’Europe et le ton volontiers messianique de sa voix, ton de la passion, lorsqu’il était aux responsabilités, au point de faire gagner Philippe Séguin, à l’époque au perchoir, au Prix de l’humour politique avec cette petite phrase bien ressentie : « Avec Delors, les socialistes passent de Léon Blum à Léon XIII ! », Léon XIII, le pape social par excellence, inspiration notamment des deux papes qui viennent d’être canonisés, Jean XXIII et Jean-Paul II, tous les deux ayant beaucoup réfléchi et proposé sur le thème social et ayant complété la célèbre encyclique "Rerum Novarum".
Proche du personnalisme, Jacques Delors a commencé sa vie professionnelle dans des responsabilités administratives au sein de la Banque de France tout en s’engageant dans un syndicat chrétien, la CFTC, puis la CFDT après la scission de 1964. Membre du Conseil Économique et Social (1959-1961) puis responsable des affaires sociales et culturelles au Commissariat général du Plan (1962-1969), il fut l’inspirateur de la Nouvelle Société de Jacques Chaban-Delmas dont il est devenu un proche conseiller à Matignon de 1969 à 1972.
Le sérieux économique
Après l’éviction de Jacques Chaban-Delmas, Jacques Delors a réintégré en 1973 la Banque de France tout en adhérant en 1974 le Parti socialiste dirigé par François Mitterrand. Responsable, au sein du PS, des relations économiques internationales, Jacques Delors fut élu député européen le 7 juin 1979, siège qu’il a occupé jusqu’à son entrée au gouvernement.
Car visiblement, la fibre sociale et le sérieux économique de Jacques Delors rassurait François Mitterrand peu compétent dans le domaine économique. Ce fut donc très naturellement que Jacques Delors fut nommé Ministre de l’Économie et des Finances dans les trois gouvernements de Pierre Mauroy, du 22 mai 1981 au 17 juillet 1984, avec le Budget à partir du 22 mars 1983. Il refusa de continuer sa tâche dans un gouvernement dirigé par Laurent Fabius dont il avait peu d’atomes crochus.
À l’issue des élections municipales de mars 1983, un peu dans la position de Manuel Valls en mars 2014, Jacques Delors était sur le point d’être nommé Premier Ministre mais a finalement raté de peu la marche. Gouverner avec Jacques Delors ne devait pas être tous les jours facile car en cas de désaccord, il remettait très fréquemment sa démission dans la balance. François Mitterrand avait proposé Matignon à Jacques Delors sans succès en juillet 1984 (à la place de Laurent Fabius) et en mars 1992 (à la place de Pierre Bérégovoy), mais chaque fois, il a refusé.
Contrairement à ce que les commentateurs laissent croire, le tournant de la rigueur n’a pas eu lieu en mars 1983 mais dès juin 1982 et Jacques Delors avait réclamé « la pause des réformes » dès le 29 novembre 1981 sur RTL, dans l’émission "Grand Jury". Au même titre qu’en janvier 2014, il n’y a pas eu de tournant de la rigueur puisque c’est dès septembre 2012 que François Hollande s’était inquiété de l’état des finances publiques.
L’ambition européenne
Jacques Delors n’a jamais été un "animal électoral" et en dehors de son (bref) mandat européen, il n’a eu qu’un seul autre mandat, celui (bref) de maire de Clichy, élu en mars 1983. Mandat auquel il a renoncé pour Bruxelles.
Car sa nomination à la tête de la Commission Européenne en janvier 1985 fut l’affaire de sa vie. Reconduit pour un second mandat de cinq ans, Jacques Delors a joui de la durée, dix ans, et, en dépit de la présence de Margaret Thatcher, de l’existence d’un couple franco-allemand particulièrement attentif à la construction européenne : François Mitterrand, qui a abandonné son euroscepticisme à partir de 1983, en refusant la sortie du franc du Serpent monétaire européen (SME) que lui avait discrètement suggérée Jean-Pierre Chevènement, et Helmut Kohl, le Chancelier allemand arrivé au pouvoir le 1er octobre 1982, maintenu jusqu’au 27 octobre 1998. La période fut en plus très riche en événements européens avec la chute du mur de Berlin, la Réunification allemande et la chute de l’Unions Soviétique.
Au début des années 1980, après quelques avancées dans la décennie précédente, la construction européenne était au point mort, notamment dans l’expectative de la victoire socialo-communiste en France. L’arrivée de Jacques Delors a permis une triple impulsion historique : l’Acte unique européen qui permettait en particulier une harmonisation des diplômes, l’Espace de Schengen qui donnait une entière liberté de circulation des biens et des personnes et enfin, le Traité de Maastricht avec l’instauration de la monnaie unique européenne (autrement dit, l’euro). Cette avancée, ratifiée en France par le référendum du 20 septembre 1992 à 51,0% (avec 30,3% d’abstention), avait été rendue possible grâce à Helmut Kohl et François Mitterrand, l'un acceptant l'abandon du Deutsch Mark, l'autre la Réunification très rapide.
La monnaie unique était l’aboutissement logique du SME : des parités fixes entre les différentes monnaies européennes, pour créer une solidarité commerciale au sein de la zone euro (sans possibilité de dévaluation déloyale) et une meilleure arme contre l’inflation. Malgré les flots déversés aujourd’hui contre l’euro, devenu une sorte de bouc émissaire aux déboires français (bizarrement, pas en Allemagne ni en Autriche), la monnaie unique a tenu ses engagements de 1992 et permis à la France de résister bien mieux qu’avec le franc à la grave crise de septembre 2008 et aussi, à son très fort endettement public.
L’ambition présidentielle projetée sur Jacques Delors
La fin du second mandat de Jacques Delors à Bruxelles a coïncidé avec l’élection présidentielle française, au printemps 1995. Un peu comme la fin du mandat de Dominique Strauss-Kahn comme directeur général de Fonds monétaire international a coïncidé avec l’élection présidentielle de 2012. L’un comme l’autre ont raté leur rendez-vous avec le peuple français.
François Mitterrand, dont la grave maladie avait été annoncée, ne se représenterait pas, et Michel Rocard, torpillé aux élections européennes du 12 juin 1994, n’avait plus les moyens politiques d’être candidat à cette élection présidentielle. Même Lionel Jospin, battu aux législatives de mars 1993, avait sérieusement envisagé son retrait de la vie politique (déjà !) et sa réintégration au Quai d’Orsay.
Parallèlement à ces défections, la cote de popularité de Jacques Delors était au plus haut, ce qui le qualifiait comme la seule personnalité socialiste capable de gagner l’élection. Après un long suspens savamment alimenté pour des raisons éditoriales et commerciales, ce fut dans l’émission d’Anne Sinclair "Sept sur Sept" sur TF1 le 11 décembre 1994 que Jacques Delors a finalement annoncé devant onze millions de téléspectateurs qu’il renonçait à se présenter.
Je dois dire que ce fut sans doute un véritable rendez-vous manqué avec l’Histoire. Sa candidature à l’élection présidentielle aurait été l’occasion d’un véritable bouleversement du paysage politique français, d’autant plus qu’aucune personnalité UDF n’était en vue pour une présidentielle trop nourrie par la rivalité entre Édouard Balladur et Jacques Chirac. Jacques Delors aurait su sans trop de problème rassembler les centristes et les socialistes modérés dans un projet économique, social et européen, solide et sérieux, qui aurait pu aujourd’hui inspirer François Hollande et Manuel Valls.
La raison officiellement invoquée par Jacques Delors, en plus de son âge de 69 ans, était celle-ci : « L’absence d’une majorité pour soutenir une telle politique quelles que soient les mesures prises après l’élection, ne me permettait pas de mettre mes solutions en œuvre. » ; autrement dit, il n’aurait pas « la possibilité et les moyens politiques de mener à bien ces réformes indispensables ».
C’était ne rien comprendre au fonctionnement des institutions de la Ve République que d’avoir ce genre de raisonnement puisque aucun Président de la République qui a dissout juste après son élection ne s’était retrouvé dans le cas décrit qui effrayait Jacques Delors. Selon Gabriel Milesi, dans son livre "Jacques Delors, l’homme qui dit non" (éd. Édition n°1), Jacques Delors avait surtout un regard critique contre les camarades socialistes mais sa fille Martine Aubry l’avait convaincu de ne pas citer le PS.
Jacques Delors en 1995, comme Pierre Mendès France en juin 1969 ? Après une dissolution, Jacques Delors aurait eu de grandes chances, sur la lancée de son éventuelle élection, de recueillir une majorité parlementaire, sinon absolue au moins relative, en faveur de sa politique et de ses réformes. C’était aussi l’argument le plus sérieux opposé à la candidature de François Bayrou en avril 2007, celui de ne pas avoir de majorité une fois élu.
La structure de l’élection présidentielle empêche cette absence de majorité : au second tour, les partis politiques, même absents du second tour, sont bien obligés de prendre position en faveur de l’un ou l’autre des candidats restant en lice et de facto, se retrouvent dans la majorité ou l’opposition présidentielle. Ce fut d’ailleurs le cas de Valéry Giscard d’Estaing qui a certes subi l’absence d’un parti giscardien majoritaire mais qui n’a néanmoins jamais été empêché de gouverner comme il l’entendait.
Le delorisme
Jacques Delors et les centristes, cela aurait pu être une belle histoire d’amour. Au sein du PS, il aurait pu également faire gagner cette "nouvelle gauche", réformiste, sociale-démocrate. Pourtant, il n’a jamais été tenté par cette démarche pour deux raisons : d’une part, il n’a jamais eu d’esprit partisan, et s’insérer dans les jeux politiciens de la rue de Solferino ne l’aurait pas passionné ; d’autre part, il n’avait pas non plus d’atomes crochus avec Michel Rocard. Une alliance Rocard/Delors au sein du PS aurait pu être très efficace. Le 11 décembre 1994, il expliquait à Anne Sinclair : « Je n’ai jamais organisé ma vie en fonction d’une carrière à réaliser, de postes à conquérir. ».
Il est d’ailleurs amusant de remarquer que finalement, c’est bien l’ombre de Jacques Delors qui plane sur le PS post-jospinien. Après François Mitterrand (1971-1995), après Lionel Jospin (1995-2002), ce sont deux personnalités très proches de Jacques Delors qui ont dirigé le PS, François Hollande (1997-2008), le chef du "transcourant" deloriste dans les années 1990 et Martine Aubry (2008-2012), sa fille.
François Hollande, l’héritier de Jacques Delors, c’est sans doute ce qu’on aurait pu penser en décembre 1994 lorsque Jacques Delors renonça. Et pourtant, François Hollande s’est montré médiocre, sans vision européenne, sans aucune autre passion que celle des jeux de politique intérieure, jeu des courants au sein du PS, choix des ministres, etc. sans beaucoup de regard porté avant tout pour l’intérêt national. Une initiative en faveur d’une relance de la construction européenne, tant annoncée depuis deux ans, l’Europe attend.
Et maintenant, donc ?
La fin de la décennie 1990 a marqué un nouvel enlisement avec l’arrivée au pouvoir de personnalités qui n’avaient aucune vision européenne : Jacques Chirac et Lionel Jospin, mais aussi Gerhard Schröder en Allemagne. La dissolution du 21 avril 1997 a même été présentée comme la peur de ne pas être prêt pour l’arrivée de l’euro prévue pour le 1er janvier 1999, si bien qu’avant même sa naissance, l’euro était considéré comme un élément dérangeant et perturbateur au lieu d’être perçu, au contraire, comme le facteur de vertu pour la gestion d’un État (réduire les déficits, assainir les finances publiques). L’échec du référendum du 29 mai 2005 puis les crises des dettes souveraines ont ensuite renforcé ce sentiment d’enlisement.
Jacques Delors n’est plus en fonction depuis près de vingt ans et l’Europe se meurt : l’année 2014 sera une étape cruciale dans l’histoire européenne. Les citoyens français (entre autres) ne semblent pas saisir l’importance déterminante de cette échéance.
Mais les principaux responsables de cette indifférence, à mon sens, ce sont les médias, qui, comme depuis toujours lors des élections européennes, ont toujours réduit au maximum leurs contributions au débat public, sous prétexte que cela n’intéresserait pas leurs auditeurs (on en revient au problème de l’œuf et de la poule). Le pire serait que France Télévisions, télévision du service public, refuse de retransmettre le dernier grand débat entre les principaux leaders européens prévu le 15 mai 2014.
L’enjeu est de taille : les élections européennes deviendraient-elle enfin, au moins en France, une consultation dont l’enjeu sera avant tout européen ? À la classe politique et aux journalistes de mettre le débat sur l’avenir de l’Europe en première ligne dans les quatre prochaines semaines.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (30 avril 2014)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Audition de Jacques Delors le 12 décembre 2012 à la commission des affaires européennes de l’Assemblée Nationale.
Les élections européennes de 2014.
Les candidats à la Présidence de la Commission Européenne.
La construction européenne.
Jacques Chaban-Delmas.
François Mitterrand.
Martine Aubry.
François Hollande.
Pierre Mauroy.
Manuel Valls.
Martin Schulz.
http://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/qui-sera-le-prochain-jacques-151350