Journée historique qui risque bien de passer inaperçue, comme le 1er mai 2004 ou le 1er janvier 2007. Pourtant, ce mouvement d’intégration européenne des anciens pays sous domination communiste est l’un des faits majeurs de ce début de siècle.
Ce lundi, le Parlement Européen compte 12 députés supplémentaires, en plus des 754 élus le 7 juin 2009, pour la raison simple que la Croatie va y compléter la mosaïque des nationalités européennes.
Dans les années 1960, on a beaucoup parlé de l’Europe des Six, pour évoquer la Communauté Économique Européenne (CEE) avec les six pays signataires du Traité de Rome le 25 mars 1957 : la France, l’Allemagne (RFA), l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Puis, on a parlé de l’Europe des Neuf après l’adhésion de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et du Danemark en 1973. Puis de l’Europe des Dix avec la Grèce en 1981, de l’Europe des Douze avec l’Espagne et le Portugal en 1986, enfin de l’Europe des Quinze avec la Suède, la Finlande et l’Autriche en 1995, le premier élargissement après la chute du mur de Berlin.
La plupart des pays d’Europe centrale et orientale furent ensuite intégrés une dizaine d’années plus tard, dix d’entre eux le 1er mai 2004 (Pologne, République tchèque, Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Chypre, Lituanie, Estonie, Lettonie et Malte), et la Bulgarie et la Roumanie le 1er janvier 2007. Et depuis le Traité de Maastricht, la communauté s’appelle Union Européenne.
Désormais, à partir de ce 1er juillet 2013, on devra parler de l’Europe des Vingt-huit avec l’adhésion de la Croatie.
Le traité d’adhésion a été signé le 9 décembre 2011 à Bruxelles et a été ratifié par les Croates lors du référendum du 22 janvier 2012 avec 66,3% de "oui" mais avec une participation assez faible (43,5%). Le processus de ratification s’est ensuite déroulé dans tous les États membres.
La France l’a ratifié officiellement le 20 mars 2013 (donc assez tardivement, comme je l’ai expliqué dans mon précédent article : le Sénat l’a voté le 15 janvier 2013 et l’Assemblée Nationale le 17 janvier 2013) et c’est l’Allemagne, pour des raisons historiques, qui a finalisé le processus, officiellement à quelques jours de la date butoir, le 21 juin 2013 (le Bundestag l’a ratifié le 16 mai 2013 et le Bundesrat le 7 juin 2013).
Ces douze députés croates ont été élus pour un an lors des premières élections européennes en Croatie le 14 avril 2013, au scrutin proportionnel à l’échelle nationale. Ces élections ont été un véritable échec pour la participation : seulement 20,7% électeurs inscrits se sont déplacés, dans un climat de crise économique et d’euroscepticisme.
Cependant, sur les vingt-huit listes candidates, ce sont les partis pro-européens qui ont remporté les sièges : l’Union démocratique croate (HDZ, centre droit nationaliste) a obtenu 6 sièges (32,9%), le Parti social-démocrate de Croatie (SDP, centre gauche au pouvoir) 5 sièges (32,1%), et le (très récent) Parti travailliste croate (centre gauche populiste) a réussi à obtenir 1 siège (5,8%).
La crise économique s’est étendue en Croatie depuis trois ans. Avant, le pays faisait figure de petit miraculé économique des Balkans, avec un croissance annuelle moyenne de 5% entre 2003 et 2006 (essentiellement grâce au tourisme). Depuis 2009, elle connaît une récession assez grave ; en 2012, –2% (soit pire que la moyenne européenne : –0,3%) et les prévisions pour 2013 et 2014 sont inférieures de celles de la moyenne de l’Union Européenne. Les déficits publics sont plus importants que la moyenne européenne (4,6% du PIB au lieu de 3,8%) et le chômage touche une grande partie de la population active (15,9% en 2012 à comparer aux 10,5% de la moyenne européenne), avec un très faible taux d’emploi des femmes (50,2% au lieu de 62,4% en moyenne européenne). Mais de nombreux Croates travaillent sans être déclarés (notamment chez les commerçants).
Certains analystes estiment que l’apport de la Croatie dans l’économie européenne sera quasiment nul, d’une part à cause de sa très petite taille (son PIB ne représente que 0,3% du PIB de l’Union Européenne), de sa faiblesse d’investissement en recherche et développement (seulement 0,84% du PIB croate en 2009 au lieu de 2,01% en Union Européenne, qui reste encore très faible) et également en raison de son faible taux de fécondité (entre 1,4 et 1,5).
En niveau de vie, la Croatie se situe nettement en dessous de la moyenne européenne, derrière la Pologne mais devant la Bulgarie. Le PIB par habitant est de 10 300 euros en 2012, soit 2,5 fois plus faible que la moyenne européenne (25 600 euros). Il est probable que ce niveau monte à moyen et long terme grâce à son entrée dans l’Union Européenne, comme ce fut le cas pour l’Irlande, l’Espagne et le Portugal, mais la situation actuelle par exemple de la Grèce (mais aussi des trois précédemment cités) montre aussi que l’Europe a fait monter artificiellement le niveau de vie par un mécanisme de fuite en avant que ces pays paient aujourd’hui.
Cependant, l’élargissement correspond avant tout à une démarche politique et historique. Avec la Croatie, l’Union Européenne devient un ensemble de 508 061 751 habitants, placé en troisième place mondiale après la Chine et l’Inde, mais devant les États-Unis, l’Indonésie, le Brésil et le Pakistan, même si l’évolution démographique réduira cette "avance" dans les décennies à venir. Sa superficie atteint désormais près de 4,46 millions de kilomètres carré, soit en septième position mondiale très loin derrière la Russie, le Canada, la Chine, les États-Unis, le Brésil et l’Australie (en gros, elle fait un peu moins de la moitié de la superficie des États-Unis).
On peut comprendre aisément qu’un regroupement d’autant de nations ne peut fonctionner de la même manière que lorsqu’il n’y avait que six pays. La règle de l’unanimité, qui pouvait encore être envisageable avec une dizaine voire une quinzaine d’États, ne pouvait que paralyser toute action avec plus d’une vingtaine d’État, a fortiori près d’une trentaine, car cela donnait un droit de veto bien trop sévère sur chaque sujet aussi mineur fût-il (les occasions de blocage devenaient trop nombreuses).
C’était le but du Traité constitutionnel européen (TCE) puis, après son échec lors de deux référendums (dont celui organisé en France par le Président Jacques Chirac le 29 mai 2005), celui du Traité de Lisbonne, pouvoir adapter les institutions européennes avec des règles de fonctionnement praticables pour un ensemble de nombreux États, à savoir, la règle de la majorité qualifiée (possibilité de veto sous réserve que les États qui l’utilisent dépassent un certain seuil de population), et règle de l’unanimité pour des questions de souveraineté nationale des États (qui n’a jamais été remise en cause par la construction européenne, contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là).
Le TCE ne proposait rien d’autre de novateur que ce nouveau modus vivendi : pour le reste, le TCE n’avait fait que reprendre dans un seul et même texte tous les traités déjà en vigueur depuis 1957. Ceux qui s’étaient opposé au TCE (par exemple, le Ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius et l’actuel Ministre du Budget Bernard Cazeneuve, qui fut aux Affaires européennes juste avant la démission de Jérôme Cahuzac, avaient fait campagne en 2005 contre le TCE) voulaient en réalité rendre impossible tout processus décisionnel au sein de l’Union Européenne.
Cinq pays sont aujourd’hui statutairement candidats et en cours de négociations (parfois longues et infructueuses) : l’Islande (officiellement depuis le 17 juin 2010 mais les élections législatives du 28 avril 2013 ont donné le pouvoir à un gouvernement plutôt hostile à l’adhésion), la Turquie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie et trois autres pays sont considérés comme "candidats potentiels" : la Bosnie-Herzégovine, l’Albanie et le Kosovo.
Quant à l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, ce n’est pas encore d’actualité, ni pour certains pays du Caucase qui seraient demandeurs (Géorgie, Arménie etc.), ni enfin pour la Norvège et la Suisse, toujours très soucieuses de leur autonomie institutionnelle (grâce à leur économie nationale qui leur permet cette indépendance).
Dans son analyse assez morose de l’arrivée de la Croatie dans l’Union Européenne, Pierre Verluise conclut avec pessimisme : « Il faudra cependant une grande maîtrise de la communication pour convaincre qu’intégrer systématiquement des pays pauvres enrichit l’Union Européenne et la rend plus puissante dans un monde multipolaire marqué par l’émergence de nouvelles puissances. ».
Mais avec un tel raisonnement, sans vision à moyen ou long terme, De Gaulle n’aurait jamais osé lancer son appel complètement fou du 18 juin 1940 et n’aurait même pas imaginé résister à une Allemagne victorieuse…
Dans "Preuve par 3" sur Public Sénat le 25 mars 2013, l’ancien candidat à l’élection présidentielle François Bayrou a rappelé opportunément que parmi les premières notes que le Général De Gaulle avait reçues de son cabinet de Premier Ministre, lors de son retour au pouvoir en juin 1958, ses conseillers lui avaient recommandé de ne pas appliquer le Traité de Rome qui venait d’être ratifié par la France. Au contraire, De Gaulle a confirmé et appliqué le Traité de Rome en écrivant de sa main sur cette note que la France avait suffisamment de potentiel pour être leader en Europe mais que les Français ne le savaient pas.
C’est dans ces moments de tensions et de difficultés que les visions se forgent : l’émergence économique de la Chine et de l’Inde impose de toute manière une véritable union de l’Europe continentale, justement à cause de ces nouvelles puissances. Les 7,1% de la population mondiale ont intérêt à être unis pour préserver leurs intérêts culturels et économiques, et en définitive, leur souveraineté nationale.
Croire que la France sera capable de faire face seule aux défis actuels du monde, c’est même la conduire vers le déclin à court terme. C’est en ce sens qu’être contre la construction européenne, c’est être antipatriote. Et la défense des institutions européennes ne remet pas en cause la nécessité d’apporter un contenu politique qui soit compatible avec les principes qui ont fondé et guidé notre République, à savoir : la liberté, l’égalité et la fraternité. Que les gouvernants nationaux les soutiennent, c’est peut-être l’enjeu le plus grand de cette décennie.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (1er juillet 2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le vingt-huitième membre (15 janvier 2013).
Une analyse de Pierre Verluise, directeur de Diploweb.
La construction européenne.
L’Union Européenne, c’est la paix.
Prise de pouvoir du Parlement Européen.
Le scrutin des élections européennes.
http://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/l-arrivee-de-la-croatie-dans-l-138048