Père de l’impôt sur le revenu progressif, adopté il y a un siècle, pacifiste et patriote, brillant Ministre des Finances au sens de l’État affirmé, Joseph Caillaux fut victime de son arrogance qui suscita beaucoup de haine chez ses adversaires et …victime de son épouse meurtrière. Première partie.
Il y a exactement soixante-dix ans, l’ancien chef du gouvernement français Joseph Caillaux s’éteignit à 81 ans, dans l’indifférence générale, après une carrière politique très contrastée. Il est enterré au cimetière du Père Lachaise, à l’est de Paris.
Républicain modéré et radical, Joseph Caillaux ne semble pas avoir eu la postérité qu’il aurait méritée. Brillant intellectuellement, "crâne d’œuf" comme Laurent Fabius, Valéry Giscard d’Estaing ou Alain Juppé, il fut également très arrogant, orgueilleux et hautain, ce qui ne séduisait pas forcément ni ses collègues, ni ses contemporains en général.
À la veille de la Première Guerre mondiale, il était, en dehors de Georges Clemenceau, l’homme politique le plus influent de France et prêt à faire, avec Jean Jaurès, l’une des coalitions gouvernementales les plus nécessaires de l’histoire républicaine.
Hélas pour lui, peut-être hélas pour le monde pour certains historiens ou éditorialistes (comme Dominique Jamet), Joseph Caillaux rata cette consécration historique à cause de son épouse.
Quand vous êtes un homme politique très en vue et qu’une campagne de dénigrement systématique, de calomnie, de diffamation vous attaque sans arrêt jusqu’aux plus obscurs recoins de votre intimité, vous pouvez avoir des réactions très diversifiées : le suicide, comme Roger Salengro le 17 novembre 1936 ou encore Pierre Bérégovoy le 1er mai 1993, voire le "suicide aidé", comme Robert Boulin le 28 octobre 1979 ; la contre-attaque médiatique, comme Dominique Baudis le 18 mai 2003 sur TF1 ; ou encore, l’assassinat du principal calomniateur par votre épouse.
C’est ce qu’il s’est passé pour Joseph Caillaux qui vit sa carrière politique brisée par le geste complètement irrationnel de sa seconde épouse (avec qui il s’était marié le 21 octobre 1911) qui était révoltée par la terrible campagne qui sévissait depuis janvier 1914 contre son mari, campagne fortement encouragée par Raymond Poincaré (1860-1934), Louis Barthou (1862-1934) et Aristide Briand (1862-1932). Elle avait été particulièrement écœurée par la divulgation publique de plusieurs lettres d’amour écrites par son mari (le couple s’était connu alors que chacun était marié avec une autre personne et pas encore divorcé).
Joseph Caillaux était alors le Ministre des Finances très influent du gouvernement de Gaston Doumergue (1863-1937) depuis le 9 décembre 1913. Et il venait de faire adopter par la Chambre des députés la création de l’impôt sur le revenu, mais le Sénat l’avait rejeté et l’impôt sur le revenu était l’un des thèmes électoraux marquant de la gauche radicale (au même titre que, un siècle plus tard, les 35 heures), comme le maintien du service militaire de trois ans (loi du 7 août 1913 dite des trois ans) était un marqueur à droite, à quelques semaines des élections législatives.
Or, le 13 mars 1914, le journal "Le Figaro", à l’origine des attaques, a publié une lettre de Joseph Caillaux à sa future première femme datant du 15 juillet 1901 (cette première femme était alors mariée avec un autre et pas encore divorcée) où il s’était réjoui de l’échec de la création de l’impôt sur le revenu dont il était pourtant l’initiateur. Ce qui le discréditait aux yeux des parlementaires au moment où il cherchait le vote des sénateurs plutôt réticents sinon hostiles.
Henriette Caillaux (1874-1943) s’est rendue au siège du journal pour rencontrer le directeur du journal Gaston Calmette (1858-1914), et pour carrément l’assassiner en vidant son chargeur de pistolet automatique le 16 mars 1914. Une résolution de conflit particulièrement violente qui obligea Joseph Caillaux à démissionner dès le lendemain alors qu’il était le président du Parti radical, le parti le plus en vogue à l’époque.
Henriette Caillaux n’avait pas voulu le tuer mais juste le blesser pour l’intimider. Elle fut jugée au cours d’un procès qui s’est déroulé en pleine crise internationale, du 20 au 28 juillet 1914, et son avocat (qui défendit aussi l’anarchiste Auguste Vaillant et le capitaine Alfred Dreyfus) obtint à la surprise générale son acquittement (l’avocat général avait demandé cinq ans de prison ferme). Trois jours plus tard, Jean Jaurès fut assassiné et son assassin fut lui aussi acquitté après la guerre. La France entrait le 3 août 1914 dans l’une des deux principales boucheries du XXe siècle…
Ce fut un autre 10 mai : aux élections législatives des 26 avril et 10 mai 1914, la gauche républicaine (majorité sortante) avait remporté une nette majorité dans l’hémicycle avec 195 sièges pour les radicaux (le parti le plus important), 88 sièges pour l’Union républicaine et 66 sièges pour les républicains de gauche (Raymond Poincaré et Louis Barthou), soit 349 sièges sur un total de 601. Et cela sans compter sur les 102 sièges remportés par les socialistes de la SFIO (Jean Jaurès) et les 24 sièges remportés par le Parti républicain-socialiste (René Viviani, Paul Painlevé, Alexandre Millerand et Aristide Briand).
En tant que président du Parti radical, Joseph Caillaux aurait dû être naturellement désigné Président du Conseil mais c’était politiquement impossible avant la fin du procès de son épouse. Avant les élections, Joseph Caillaux avait quasiment réussi à convaincre Jean Jaurès d’entrer dans son futur gouvernement, comme Ministre des Affaires étrangères. Deux partisans de l’apaisement avec l’Allemagne n’étaient pas de trop face à une classe politique plutôt revancharde.
René Viviani (1862-1925) fut donc appelé pour le remplacer, choisi par Joseph Caillaux et accepté par Raymond Poincaré car favorable à la loi des trois ans, et il parvint à réunir une majorité le 13 juin 1914, après un premier échec et l’échec du vieil Alexandre Ribot (1842-1923) qui avait constitué le gouvernement le plus court de la IIIe République (trois jours).
Le gouvernement Viviani fit enfin voter par le Sénat l’instauration de l’impôt sur le revenu le 3 juillet 1914 (loi du 15 juillet 1914) en échange de la non abrogation de la loi des trois ans. Le gouvernement intégra le 26 août 1914 deux socialistes, Jules Guesde (1845-1922) et Alexandre Millerand (1859-1943), pour mettre en œuvre l’Union sacrée. De faible envergure, René Viviani a dû laborieusement gérer le début de la guerre (son déplacement à Saint-Pétersbourg avec Raymond Poincaré fut particulièrement médiocre) et il fut renversé le 29 octobre 1915, deux semaines après la démission de son Ministre des Affaires étrangères Théophile Delcassé (1852-1923) du Quai d’Orsay, en désaccord avec la politique menée.
La présence de Joseph Caillaux à la tête du gouvernement en juin et juillet 1914 aurait probablement transformé la marche inéluctable de l’Europe vers la guerre. C’est bien sûr de l’uchronie et comme on pouvait le constater après l’attentat de Sarajevo, la volonté belliqueuse des puissances européennes était très forte. Dans ses mémoires rédigées peu de temps avant sa mort, Joseph Caillaux écrivit de manière très vaniteuse : « J’aurais pu empêcher la guerre ! ».
Mais déjà durant l’été 1911, cette volonté d’en découdre était très importante et Joseph Caillaux avait réussi par grande habileté à éviter l’irréparable. Comme tous les pacifistes, et en particulier Jean Jaurès, Joseph Caillaux était voué à la haine et au procès de l’antipatriotisme. Son expérience et son crédit politiques aurait pu lui permettre de tenir tête au Président Raymond Poincaré qui, lui, lorrain, était revanchard et ne voyait pas d’un mauvais œil l’occasion de pouvoir reconquérir l’Alsace et la Moselle.
Dans un prochain article, je reviendrai plus précisément sur la vie de Joseph Caillaux, avant et après cette année phare que fut 1914 pour son existence et aussi pour celle de la France et du monde.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (21 novembre 2014)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Les Mémoires de Joseph Caillaux.
Sarajevo.
Première Guerre mondiale.
Jean Jaurès.
Philippe Pétain.
La dépense publique.
Le Parti radical.
Pierre Mendès France.
Edgar Faure.
Maurice Faure.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/joseph-caillaux-1863-1944-le-mal-159739