« À chaque scrutin, c’est la même chose, nous sommes la surprise ! » (Marine Le Pen le 29 septembre 2014).
Certains se sont étonnés que les principaux titres des journaux au lendemain des élections sénatoriales du 28 septembre 2014 aient un peu trop insisté sur l’arrivée du deux sénateurs du FN au lieu de faire état de l’information principale, le basculement vers le centre droit du Sénat. Je crois cependant que souligner l’arrivée de deux élus FN au Sénat était pertinent car elle constitue un signe supplémentaire d’une progression spectaculaire du FN dans les esprits.
2014, année divine pour le FN
L’année 2014 aura été quadruplement excellente pour Marine Le Pen. Victoire du FN dans une dizaine de villes, et pas des moindres, comme Fréjus et même un secteur très peuplé de Marseille (la succession de Jean-Claude Gaudin en 2020 va faire des ravages à gauche comme à droite), victoire exceptionnelle du FN aux élections européennes avec l’élection de 24 députés européens, et maintenant, l’élection de deux sénateurs. À cela, tangible, viennent s’ajouter quelques sondages très prometteurs pour le FN, avec une Marine Le Pen qui attendrait les 30% d’intentions de vote à la prochaine élection présidentielle, et même capable de battre le bonnet-d’âne de la classe politique actuelle, à savoir le Président François Hollande.
Et comme les problèmes économiques et sociaux ne sont pas prêts à se résoudre dans le court terme, le FN a encore de quoi renforcer son assise dans l’esprit populaire pour progresser, progresser. Il y aura par exemple la très critique échéance des élections régionales, après la réforme territoriale, en décembre 2015, qui pourrait lui apporter sur un plateau d’argent l’exécutif de quelques grandes régions, mais aussi, avant, en mars 2015, les élections départementales (ex-cantonales) dont le scrutin majoritaire pourrait favoriser, pour une fois, le FN.
FN, un catalogue de vieilles recettes populistes
Il faut reconnaître que le FN ne propose rien de novateur (des recyclages de mesures proposées déjà il y a quarante ans !), rien de pertinent, et rien de solide. Si on appliquait les rares mesures qu’il propose, la situation s’aggraverait assurément. Mais il a un avantage sur le PS et l’UMP, il n’a jamais été au pouvoir, du moins au niveau national, car on a pu voir à Toulon, à Vitrolles, comment se gérait une municipalité FN. Et autre avantage, qui n’existait pas avant 2011, le FN a été dédiabolisé, et d’abord par les médias ; l’opposition au FN sur des principes moraux a fait long feu. C’est parce que le PS n’a pas compris cela qu’il se retrouve souvent en troisième place dans une compétition électorale, derrière l’UMP et surtout, derrière le FN.
Oui, il n’est pas immoral de voter FN, parce que si c’était le cas, il aurait fallu interdire le FN, le dissoudre (et cela dès 1983). À partir du moment où il n’y a plus d’ostracisme médiatique, parce que la fille maîtrise beaucoup mieux sa communication que le paternel, le combat moral n’a plus aucune raison d’être et même, devient contreproductif (les schémas de pensée sont difficiles à faire changer au PS). En revanche, le combat politique devrait reprendre pleinement ses droits, mais justement, le problème actuel, c’est que si aucun argument politique n’est opposé au FN, alors son influence électorale ne peut que s’étendre.
Un effet levier dans un scrutin pourtant très difficile pour le FN
Cela étant dit, le FN a réalisé le dimanche 28 septembre 2014 un excellent résultat aux sénatoriales. Et cette excellence ne vient pas de l’effet mécanique des élections municipales comme certains commentateurs voudraient le faire croire, pour se rassurer. Il est vrai que 83 185 grands électeurs sur les 87 625 provenaient des délégués des municipalités (94,9%), mais justement, les très bons résultats du FN dans certains départements ne peuvent pas s’expliquer par ce seul effet municipal.
Globalement, sur l’ensemble des sièges renouvelables, les candidats du FN pouvaient compter sur un millier de grands électeurs qui émanaient de leurs municipalités, et donc, qui leur étaient favorables sinon acquis. Or, en définitive, les candidats du FN ont recueilli 3 972 voix, soit près du quadruple de leur potentiel électoral (sous réserve que ce nombre indiqué par "Le Monde" ne compte pas plusieurs fois les voix se portant sur des candidatures FN multiples dans les départements au scrutin majoritaire).
Il faut savoir que les grands électeurs sont soit des élus, donc, des personnes qui se sont déjà engagées (derrière des têtes de liste plus ou moins politisées), soit (dans les agglomérations urbaines, les plus nombreux) des personnes désignées par les conseils municipaux (lorsque le nombre de grands électeurs est plus important que le nombre de conseillers municipaux). Or, ces personnes sont généralement des militants très marqués politiquement, souvent désignés pour élire les candidats que ceux qui les désignent souhaiteraient voire élus.
C’est en tout cas l’opinion de Joël Gombin, doctorant en sciences politiques qui s’est spécialisé dans l’analyse du vote FN : « Dans ces départements, le corps électoral est fixé. Il y a peu d’électeurs flottants. Gagner autant de voix, c’est remarquable. On ne peut pas exclure que des élus étiquetés à droite aient voté pour les candidats FN. ».
Une réelle capacité à convaincre
Si les candidats du FN ont réussi à multiplier par quatre leur potentiel électoral, cela veut dire qu’ils ont réussi à convaincre un grand nombre de grands électeurs déjà fortement marqués politiquement. En clair, ils ont réussi à montrer qu’ils représentaient l’avenir face aux autres candidats.
L’un des thèmes développés par le FN est d’ailleurs l’aménagement de l’espace rural, la disparition des services publics (fermeture des bureaux de poste, disparition des commerces de proximité etc.), thème que Marine Le Pen avait été la seule à porter parmi les candidats à l’élection présidentielle de 2012 et qui lui avait valu des scores très honorables dans des zones rurales qui ne souffraient pourtant d’aucune insécurité particulière, ni d’aucun fait d’immigration, mais dont l’inquiétude de désertification était forte.
Localement, l’effet levier de cette nouvelle attraction du FN est assez marquante.
Dans le Vaucluse, département où a été élue le 17 juin 2012 la plus jeune députée de France, Marion Maréchal-Le Pen (24 ans), le FN aurait sans doute pu conquérir un siège si l’extrême droite n’était pas partie divisée en deux listes, celle du FN et celle dirigée par Marie-Claude Bompard, maire de Bollène, conseillère régionale et générale, et surtout, l’épouse du député-maire d’Orange Jacques Bompard (71 ans) qui fut élu maire pour la première fois en 1995 sous l’étiquette du FN mais qui l’a quitté pour assurer ses réélections successives en 2001, 2008 et 2014. Le FN n’y disposait que de 90 grands électeurs et ses candidats ont obtenu 127 voix.
Le journal "Le Monde" cite quelques départements où l’effet levier est spectaculaire : dans l’Ain, le FN disposait de 3 grands électeurs et ses candidats ont obtenu 68 voix ;. dans le Var, le FN disposait de 215 grands électeurs, et David Rachline a obtenu 401 voix (19,0%), tandis que dans les Bouches-du-Rhône, le FN disposait de 210 grands électeurs, et Stéphane Ravier a obtenu 431 voix (12,4%), devançant la liste socialiste menée par la sénatrice sortante Samia Ghali (339 voix). Ces deux candidats ont donc réussi à se faire élire grâce au double de leur potentiel électoral.
David Rachline
David Rachline (26 ans) entrera donc dans l’histoire de la République comme Marion Maréchal-Le Pen, comme le plus jeune sénateur de l’histoire républicaine. Rappelons qu’avant d’être réformé, l’âge minimal pour être élu député était de 23 ans (Marion Maréchal-Le Pen avait 22 ans à son élection) et pour être élu sénateur était de 35 ans. Maintenant, cet âge a été abaissé à 18 ans.
D’origine ukrainienne, David Rachline avait abandonné ses études pour se consacrer totalement à l’action militante au sein du FN. À la tête du FNJ en 2008, il se fit élire conseiller régional de PACA sur les listes de Jean-Marie Le Pen en mars 2010, et rata de peu son élection aux cantonales de mars 2011 (il obtint un très beau score au second tour, avec 48,5% contre le candidat UMP, Élie Brun).
Conseiller municipal d’opposition depuis mars 2008, David Rachline a été élu maire de Fréjus en mars 2014 avec 45,6% au second tour grâce à une triangulaire et à une division profonde de la droite. Fréjus, ville de 52 000 habitants, avait été dirigé il y a encore peu longtemps par l’ancien ministre François Léotard (1977-1997) et par le père de celui-là, André Léotard (1959-1971), et le maire sortant, Élie Brun, n’a obtenu que 24,0% au second tour en mars 2014, en troisième position.
Contrairement à beaucoup de candidats voire d’élus du FN, David Rachline est une personnalité politique redoutable et aura, grâce à ce siège de sénateur, une tribune médiatique qu’il ne manquera pas d’utiliser pour faire avancer ses idées. Il est un vrai apparatchik du FN et sa jeunesse lui ouvre tous les possibles.
Stéphane Ravier
D’un milieu modeste, Stéphane Ravier (45 ans) fut élu conseiller d’un secteur de Marseille dès juin 1995. Tête de liste à Marseille en mars 2008, il n’a eu que 8,8% au premier tour mais est parvenu à réaliser un score très bon en mars 2014 avec 23,2% au premier tour, devant les listes de Patrick Mennucci (PS). Si les listes FN n’ont pas remporté l’élection municipale à Marseille, Stéphane Ravier a cependant réussi à conquérir le 7e secteur (150 000 habitants), précédemment socialiste, le plus grand secteur de la ville, ce qui l’a bombardé maire de ce secteur et le met en bonne place pour la succession de Jean-Claude Gaudin.
Par ailleurs, il a été élu conseiller régional de PACA en mars 2010 avec 23,0% au second tour dans une triangulaire et il a frôlé l’élection au siège de député avec 49,0% au second tour contre la députée PS sortante Sylvie Andrieux (au premier tour, il était arrivé en première place avec 29,9%). Députée sortante touchée par des affaires judiciaires.
Comme aussi à Hénin-Beaumont, le FN fleurit dans le terreau du socialisme affairiste. Et d’ailleurs, qu’est-ce qui est le plus surprenant ? les deux sénateurs FN ou les trois sénateurs élus sur la liste de Jean-Noël Guérini qui a quand même réussi à convaincre 30,1% des grands électeurs des Bouches-du-Rhône ?
Le FN, un parti …du système
Ce que les électeurs du FN vont bientôt comprendre, c’est que le Front national, loin d’être cohérent avec ses slogans, est un véritable parti du système politique français, qui profite au maximum de toutes les largesses de l’État français et de l’Union Européenne. Depuis trente ans (juin 1984), le FN qui s’oppose depuis toujours à la construction européenne vit largement des indemnités de ses députés européens élus sur de l’antieuropéanisme primaire (voit-on des athées demander à devenir cardinaux ?).
Depuis 2011, le scrutin majoritaire commence à faire bénéficier au FN par le simple fait que le parti de gouvernement s’effondre dans la plupart des scrutins (surtout depuis fin 2012 avec le PS). Or, aujourd’hui, beaucoup d’élus du FN sont en position de cumul.
Si les deux nouveaux sénateurs ont renoncé à leur mandat de conseiller régional, c’est parce que la loi les y obligeait. En revanche, ils restent tous les deux des cumulards en conservant à la fois leur mandat de maire et celui de sénateur. Certains maires FN élus en mars 2014 cumulent également un mandat de conseiller régional.
Le FN qui voulait supprimer le Sénat, qui voulait interdire le cumul (cette interdiction sera cependant effective en 2017, la loi a déjà été votée), va peut-être devoir réviser ses positions, maintenant qu’il est capable de jouer dans la cour des grands.
Et le revers du succès, c’est que Marine Le Pen, qui n’a jamais rien gagné sur le terrain majoritaire (élue seulement car tête de liste à la proportionnelle), va être rapidement confrontée à la montée en puissance d’élus sur le terrain qui voudront avoir leur part sur les prises de décision au niveau national : David Rachline, Stéphane Ravier, et même Marion Maréchal-Le Pen risquent de devenir, à terme, des concurrents médiatiques à Marine Le Pen… sans compter l’énarque Florian Philippot (32 ans), HEC et ENA, donc complètement intégré au système (même CV que François Hollande), laborieusement implanté à Forbach (après une campagne municipale assez contestée), dont l’influence idéologique a été décisive dans cette montée en puissance du FN.
Car la réalité de la stratégie que le couple Marine Le Pen/Florian Philippot a mise en œuvre pour le FN, c’est ce qu’avait proposé Bruno Mégret en 1998, une stratégie pour arriver au pouvoir, contrairement à ce que souhaitait Jean-Marie Le Pen qui avait toujours préféré rester dans les zones confortables de l’opposition provocatrice.
Face à cela, il n’est nul doute que le PS, EELV, l’UMP et l’UDI doivent trouver les meilleurs arguments pour démonter une par une les propositions du FN, démontrer que les positions populistes du FN, si d’aventure il venait au pouvoir, provoqueraient une véritable catastrophe économique et sociale pour la France. Si cela paraît évident pour encore un grand nombre de Français, c’est de moins en moins évident pour une proportion sans cesse croissante de l’électorat, pendant que d’autres trouvent dans cette évidence un argument supplémentaire pour voter FN, dans le but de tout faire exploser. À qui la faute ?
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (6 octobre 2014)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le FN a ratissé bien au-delà de ses grands électeurs ("Le Monde" du 29 septembre).
Élections sénatoriales du 28 septembre 2014.
Élections européennes du 25 mai 2014.
Élections municipales des 23 et 30 mars 2014.
Des sondages inespérés pour le FN.
Marine Le Pen cible les droits de l'homme.
Jean-Marie Le Pen et la dernière fournée.
Marine Le Pen et la faiblesse de ses arguments économiques.
Se désister quand le FN est au second tour ?
Front républicain ?
La ligne Buisson écartée définitivement.
Syndrome bleu marine.
Le FN et son idéologie.
Les élections législatives partielles de 2013.
Le choc du 21 avril 2002.
Marine Le Pen candidate.
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-fn-au-senat-une-progression-157648