« Sur les terrasses du Luxembourg, des enfants jouaient, je m’approchais d’eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux de pauvre : comme ils étaient forts et rapides ! comme ils étaient beaux ! Devant ces héros de chair et d’os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine ; je m’accotais à un arbre, j’attendais. Sur un mot du chef de la bande, brutalement jeté : "Avance, Paradaillan, c’est toi qui feras le prisonnier", j’aurais abandonné mes privilèges. Même un rôle muet m’eût comblé ; j’aurais accepté dans l’enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. L’occasion ne m’en fut pas donnée : j’avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pais, et leur indifférence me condamnait. Je n’en revenais pas de me découvrir par eux : ni merveille ni méduse, un gringalet qui n’intéressait personne. (…) Pour me sauver du désespoir, [ma mère] feignait l’impatience : "Qu’est-ce que tu attends, gros benêt ? Demande-leur s’ils veulent jouer avec toi". Je secouais la tête : j’aurais accepté les besognes les plus basses, je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter. (…) Nous repartions, nous allions d’arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. Au crépuscule, je retrouvais mon perchoir, les hauts lieux où soufflait l’esprit, mes songes : je me vengeais de mes déconvenues par six mots d’enfant et le massacre de cent reîtres. » ("Les Mots", 1964).
Mercredi, bac de philo, vendredi, bac de français. Je n’ai pas lu tous les sujets d’examen mais s’il n’y a rien sur Sartre, c’est franchement à désespérer Billancourt. Il y a deux mois, c’étaient les trente-cinq ans de sa disparition et ce dimanche 21 juin 2015, les 110 ans de sa naissance. Jean-Paul Sartre, un géant, la modestie faite orgueil, la littérature faite engagement.
Pour résumer très rapidement mon sentiment personnel, j’adore l’écrivain, j’apprécie un peu le philosophe, et j’apprécie très peu la personnalité. Mais comme c’est un tout, vu la vacuité du monde contemporain, je prends le tout. C’est un plaisir de lire Sartre et je m’en étonne moi-même. C’est vrai que l’époque des normaliens des années trente, au Luxembourg, à Saint-Germain-des-Prés, au quartier latin, etc., c’était un printemps intellectuel assez exceptionnel et exaltant et comme j’aurais voulu être là à cette époque ! Jeunesse d’aujourd’hui, laisse tes consoles de jeu vidéo, repose tes téléphones mobiles, renonce aux réseaux sociaux virtuels et remets-toi à disserter sur la vie, sur le monde, autour d’un bon café !
L’un des points majeurs de la pensée de Sartre, c’est la liberté. C’est au nom de cette liberté qu’il s’est englué dans ses engagements crypto-communistes. Il pensait que de ce côté-là de la pensée, l’homme parviendrait à s’affranchir des liens qui le ligotaient socialement et économiquement. On peut bien écrire et avoir un manque de recul sur la réalité historique. Je peux le dire parce qu’au même moment, rares, certes, certains ont eu ce recul, ont évité de tomber dans le piège de dictatures qui se cherchaient des alibis philosophiques.
Un élément de la pensée sartrienne m’a particulièrement intéressé car je déteste d’être enfermé dans des petites cases que des personnes méticuleuses et bien ordonnées voudraient établir pour mieux comprendre leur environnement humain en le simplifiant à outrance.
Sartre parlait de "mauvaise foi" pour caractériser la manière d’utiliser cette liberté d’être autre chose que ce que les autres peuvent projeter sur soi. soit en affirmant le contraire de ce qu’on est, mais dans ce cas, on s’enferme dans une autre case, qui en plus est fausse, soit en justifiant par autorité une identité qui serait prédéterminée et pour laquelle on serait impuissant, et donc, pas plus libre.
Cette "mauvaise foi" permet de ne pas se laisser enfermer par le jugement d’autrui mais empêche l’expression d’une vraie liberté, assumée, au profit d’un jeu de rôle plus ou moins conscient.
La liberté d’être quelque chose (qu’elle que soit la caractéristique identitaire), c’est de ne pas en être honteux ni fier. C’est de ne pas avoir à le justifier ni à le renier. C’est d’être à l’aise avec soi, avec ce qui fonde au plus profond d’une existence les convictions et l’action.
J’ai l’impression que ce point est un élément crucial de la perte de cohésion sociale actuelle. Les débats affolants sur l’identité nationale depuis six ans montrent à quel point la question de l’identité est désormais un point sensible en France. Et c’est peu étonnant : lorsqu’on n’a pas confiance en soi, on se pose beaucoup de questions. Et on se replie sur soi en même temps, d’où les courants soit protectionnistes, soit xénophobes dans le sens propre de l’étymologie, la peur des étrangers, mais il s’agirait de définir le mot "étranger", tout ce qui ne serait pas reconnu dans sa propre identité, ou du moins, dans son identité supposée ou projetée.
C’est aussi la perte d’une vision politique cohérente et authentique. Quand un gouvernement fait le contraire de ce qu’il dit qu’il est en train de faire, soit ceux qui l’écoutent se sentent floués et pris pour des imbéciles, soit ils se disent que c’est le seul moyen de gagner des élections et que les places à prendre valent bien cette concession. Tout n’est alors que posture, que vitrine, que communication. Le fond est bien différent, les ressentis encore autre chose.
Ce simplisme politique va jusqu’à imposer un manichéisme complètement fou : ou tu es pour ou tu es contre. Gauche ou droite. Avec moi ou contre moi. Soit il pleut et fait froid, soit il y a du soleil caniculaire. À la limite, on en viendrait presque à un clivage aussi fantaisiste que soit tu pratiques le ramadan, soit tu es islamophobe. La nature même du clivage, d’ailleurs, en dit long sur ses auteurs, car l’autre clivage équivalent pourrait être au contraire : soit tu aimes le porc, soit tu es un terroriste islamiste. Une simplification renforcée par l’attrait du message court (tweet, sms, etc.).
À qui profitent ces simplismes de mauvaise foi ?
Bien sûr, à tous ceux qui veulent polariser la société, nier sa complexité en rapportant tout en des enjeux très manichéens, simplifiés à l’extrême. Les politiques en profitent majoritairement, effectivement, pour des raisons électorales et égo-plébiscitaires relativement compréhensibles, mais aussi les commerciaux qui aiment polariser les consommateurs : soit tu le vaux bien et tu achètes mon produit, soit tu n’es qu’une pauvre nouille qui sera la risée sur la plage (les publicités sont à cet égard d’une désarmante outrance intellectuelle).
Dans un autre livre ("L’existentialisme est un personnalisme"), Sartre écrivait avec le don de l’oxymore : « L’homme est condamné à être libre. ». Pour un athée, c’est étonnamment proche d’une conscience religieuse sur le libre arbitre. Dieu aussi avait condamné l’homme à être libre… mais il a oublié de le condamner à être responsable !
Et dans une société où beaucoup de citoyens attendent des autres l’amélioration de leurs propres conditions de vie, c’est peut-être dans ce malentendu que réside la difficulté : il n’y a jamais de liberté sans responsabilité.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (20 juin 2015)
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Pour aller plus loin :
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Alexandre Soljenitsyne.
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