Retour sur la contestation des taxis qui a pointé du doigt les archaïsmes dont est victime l’économie française pour se relever. Pas sûr que les gouvernants comprennent qu’ils ne stopperont jamais les évolutions technologiques. En revanche, ils pourraient les accompagner fiscalement et socialement dans le but de préserver le modèle social français.
Ce lundi 27 juillet 2015, le Ministre de l’Économie Emmanuel Macron a annoncé qu’il organiserait une table ronde fin août avec des représentants des taxis et des VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur).
Quelques jours plus tôt, le vendredi 24 juillet 2015, la société américaine Uber avait proposé le service UberX à Nice, un service low-cost de VTC pour la Côte d’Azur, à des prix réduits par rapport au marché (17 euros pour aller de l’aéroport de Nice au centre ville, 47 euros pour aller jusqu’au Palais des Festivals à Cannes, etc.). Malgré l’arbitrage du gouvernement, la concurrence va donc rester très rude dans ce secteur.
Des violences inadmissibles
Il y a un peu plus d’un mois, le 25 juin 2015, les taxis étaient en grève en France et des violences inacceptables ont été commises. Déjà que la popularité des taxis était assez basse, ce n’était pas un blocage de la capitale qui allait redorer leur blason. Pourtant, leur cause était loin d’être injustifiée dans leur opposition frontale à un nouveau concurrent, Uber.
Certes, il faudrait d’abord bien séparer les choses. UberPop, utilisé par 400 000 passagers, par exemple, qui a été interdit par le gouvernement et dont les dirigeants français (gardés à vue le 29 juin 2015) ont accepté le 3 juillet 2015 de suspendre le service en France, n’avait rien de légal. Ce n’était pas la peine de faire une loi pour cela, le travail dissimulé est interdit en France. Les "particuliers" qui devenaient chauffeurs "occasionnels" ressemblaient un peu trop de véritables salariés. Mais sans cotisations sociales. Sur cette activité, il n’y a rien à discuter, elle est illégale autant que le travail au noir est illégal. Pas besoin de manifester avec violence pour exprimer cela.
Uber est une entreprise mondiale qui a décidé de pratiquer une stratégie très agressive de conquête des marchés urbains, en cherchant à contourner si ce n’est violer les réglementations en vigueur. L’agressivité n’est donc pas seulement commerciale mais aussi juridique.
Mais les taxis s’en sont pris à Uber pas pour cette activité avec des chauffeurs particuliers, illégale, mais pour la partie professionnelle. Et là, la situation est beaucoup moins évidente.
Les archaïsmes de la réglementation
C’est l’exemple type, en France, d’une profession complètement sclérosée. La moindre personne qui a voulu prendre un taxi à Paris ou, pire, dans les aéroports d’Orly ou de Roissy, est capable de comprendre qu’il y a vraiment un problème majeur d’offre.
D’un côté, une profession qui est restée sur ses acquis et son principal atout, à savoir la licence qui autorise l'exercice de ce métier. On en parle comme d’un handicap, car elle se transmet avec une transaction très élevée, de l’ordre de 200 000 euros, qui est donc un investissement sur du long terme, mais c’est également une véritable barrière au marché qui permet de se répartir la surdemande sans vraie grande concurrence.
C’est la loi n°95-66 du 20 janvier 1995 (signée donc par Charles Pasqua) qui a rendu les licences cessibles après leur exploitation effective et continue (pendant quinze ans dans le cas général, seulement cinq ans pour la première mutation). La réglementation actuelle provient principalement de cette loi, du décret n°95-935 du 17 août 1995 (il y a vingt ans) et du protocole d’accord du 28 mai 2008.
D’un autre côté, il y a maintenant d’autres entreprises qui cherchent à proposer le même type de prestation avec une plus grande efficacité, une plus grande rapidité, et un prix plus faible. Elles n’ont pas droit aux couloirs pour taxi, elles n’ont pas droit au maraudage, mais se donnent la possibilité de bâtir une clientèle fidèle et récurrente en misant sur le meilleur service rendu : une application sur smartphone pour mettre en adéquation l’offre et la demande, forfait et devis avant la course, etc.
Il semble d’ailleurs que les clients de ces entreprises de type Uber n’auraient jamais été des clients de ces taxis. Il ne s’agit donc forcément de concurrents puisque ces entreprises créent un nouveau marché ou plutôt le fait évoluer. On comprend néanmoins qu’à terme, le marché évoluera tellement que la part des "vrais" taxis se réduira, à terme. D’où leur colère.
Il y a pourtant nécessité à déréglementer cette profession tout simplement pour répondre correctement à la demande. Allez devant une gare TGV à l’arrivée d’un train grande ligne, ou aux aéroports en voulant aller un peu en dehors des sentiers battus et vous constaterez qu’il manque de l’offre que des entreprises comme Uber sont prêtes à répondre.
Déréglementer, cela ne signifie pas accepter le travail au noir, ou supprimer les charges sociales des salariés. Cela serait plutôt de desserrer l’étau des licences et augmenter le nombre de taxis autorisés. Mais déréglementer, cela signifie rendre plus compétitifs les taxis actuels : qu’ils soient plus fiables (quand on a pris rendez-vous en pleine nuit en précisant très explicitement quelle nuit, il ne faut pas que ce soit pour la nuit suivante), moins coûteux (le prix ne correspond pas forcément à la course), plus loyaux (prix forfaitaire donné à l’avance et ne dépendant pas du kilométrage ni du temps de parcours).
Juste du regard de l’État, une entreprise comme Uber est plus fiable qu’une société de taxi classique d’un point de vue fiscal (IS, TVA etc.) puisque toutes les transactions peuvent être tracées au contraire de nombreux taxis dont la machine à lire les cartes bancaires tombe malencontreusement en panne au moment de régler la course.
Rappelons que toute cette nouvelle économie basée sur une interface Internet a au moins l’avantage d’avoir des transactions nécessairement traçables et fiables (tant du côté des prestataires de service que des clients puisque c’est un tiers qui encaisse), ce qui fait que les manquements dans les déclarations fiscales seraient très facilement décelables en cas de contrôle au contraire des fraudes dans les commerces de proximité dont une certaine part des transactions est réalisée en espèces.
Pour donner une idée de l’état du marché, à Paris, il y a environ 17 700 taxis et 30 000 VTC tandis qu’à Londres, il y a 30 000 taxis et 80 000 VTC (les deux capitales se disputent régulièrement le titre de ville la plus visitée du monde par les touristes).
Une transformation permanente de l’économie
On pourrait aussi placer l’enjeu dans une tendance générale et dire que les taxis sont victimes d’évolutions économiques du marché. Après tout, Uber n’est pas la seule entreprise (certains parlent d’entreprises de partage mais c’est une expression exagérée dans la mesure où l’intérêt de ces entreprises, comme de toutes les autres, c’est surtout de faire du profit, ce qui n’est pas une honte en elle-même puisque c’est cela qui crée des emplois et de l’offre), et d’autres acteurs ont déjà modifié profondément d’autres marchés : Amazon pour les librairies mais aussi la grande distribution plus généralement, AirBnB pour les locations et hôtellerie, Blablacar pour le covoiturage dans les trajets longs, le Bon coin pour les petites annonces, Meetic pour les agences matrimoniales, Google pour le marché publicitaire qui a siphonné la plupart des médias (presse écrite et audiovisuelle), etc.
Constater ces évolutions, pleurer ou se mettre en colère sans rien faire d’autre n’est pas une réaction économique saine ni salutaire. Ni constructive. Il faut bien reconnaître que l’économie vit comme les organismes : des activités nouvelles se créent et des activités archaïques meurent. Le problème de la France, très forte pour arrêter des activités non pérennes (la liste est très longue), c’est de ne pas donner assez de moyens (pas forcément pécuniaires) pour créer de nouvelles activités qui remplaceront, dans l’économie, celles qui ont dû stopper.
Ces évolutions sont nécessaires. La moindre personne qui utilise un écran peut le comprendre. Tous les écrans sont maintenant plats. L’entreprise qui fabrique des écrans cathodiques n’a plus d’avenir et si elle continue dans cette technologie, elle meurt assurément. Cela a été le cas pour des fabricants d’appareils photo qui n’ont pas pressenti que le numérique allait tout raser sur son passage.
Heureusement, certaines entreprises réussissent à s’adapter. La plupart des groupes de grande distribution, maintenant, parviennent à affronter la concurrence rude des sites Internet marchands (l’e-commerce) avec des "drive" qui donnent l'option de commander chez soi voire d’être livré chez soi aussi.
Même la SNCF a réussi à évoluer face à la transformation de son marché. Ainsi, la SNCF a développé son propre réseau de location de véhicules et est même au quatrième rang sur ce marché. Cela lui permet de ne pas être concurrencé par les loueurs d’automobiles, du moins, de l’être à armes égales sur le même terrain.
Face aux évolutions très rapides notamment des technologies, il faut que l’État puisse assurer le mieux possible les adaptations économiques. Cela passe nécessairement par des réformes de structures importantes dans le domaine social et économique.
C’est quand même curieux que cette "petite" loi Macron, censée déscléroser la société pour redynamiser l’économie nationale, ne se soit pas attaqué à l’un des secteurs les plus régulés et les plus archaïques qui encouragent des situations de monopole (probablement favorisé par François Mitterrand pour soutenir un vieil ami, directeur de cabinet à l’Élysée, à la tête d’une compagnie de taxis qui a beaucoup prospéré).
Pourtant, depuis une dizaine d’années, tous les rapports qui ont été rédigés à la suite d’une mission pour réfléchir sur les moyens de redéployer la croissance en France ont évoqué le marché des taxis. Certes, d’un point de vue économique, ce n’est pas essentiel en terme de croissance (l’activité correspond à environ 0,1% du PIB et à 0,2% de l’emploi), mais en terme d’environnement économique, pour favoriser l’arrivée de nouvelles activités et de nouveaux investisseurs (en particulier étrangers), proposer une offre de transports en adéquation avec la demande économique paraît essentiel.
Ainsi, dans son rapport remis le 23 janvier 2008 à Nicolas Sarkozy, Jacques Attali considérait que l’augmentation de l’offre de taxis améliorerait l’attractivité de la France et faciliterait les déplacements professionnels. Parmi les raisons d’en finir avec les limitations de licences (numerus clausus), Jacques Attali a évoqué la croissance démographique, la croissance du trafic aérien et ferroviaire, et la croissance du PIB : « La réforme ne doit donc pas seulement se concentrer sur les taxis mais développer de nouvelles offres de transports dédiées à des segments spécifiques de la demande. ». Il a proposé ainsi d’augmenter de manière drastique le nombre de voitures "de petite remise", en passant de 100 à Paris en 2008, à 45 000 (à comparer avec 50 000 à Londres et 42 000 à New York).
D’autres études avaient également proposé une dérégulation des taxis, du Comité Rueff en 1959 à la Commission Gallois en 2012.
S’adapter aux évolutions pour maintenir le modèle social
Depuis trente ans, avec le textile, la sidérurgie, et beaucoup d’autres activités maintenant (l’agroalimentaire, le bois etc.), la France voit des pans entiers de son industrie s’effondrer. Parallèlement, une nouvelle économie se met en place, principalement initiée par des entreprises étrangères sur territoire français, et l’État français a encore du mal à imaginer de nouvelles règles du jeu pour s’adapter à cette nouvelle économie (basée en particulier sur Internet et la proximité) tout en maintenant notre modèle social.
Car c’est là l’enjeu crucial de la prochaine décennie : si l’État n’est pas capable de refaire de la France un pays économiquement viable, son modèle social, celui de la sécurité sociale pour tous, celui de la retraite par répartition que la très grande majorité des Français souhaitent avec raison préserver, ce modèle s’effondrera de lui-même, implosera sous les déficits récurrents et la dette nationale.
C’est pourquoi il est urgent de réfléchir à un moyen de poursuivre le financement de la protection sociale dans des dispositifs ajustés à cette nouvelle économie, avec sans doute un statut à définir qui allierait à la fois la protection des salariés en CDI et la flexibilité des auto-entrepreneurs ou plus généralement des artisans ou même des professions libérales.
Certains ont pensé à la TVA sociale qui a ses propres handicaps aussi, mais après tout, au lieu de faire porter toutes les charges sociales sur les seuls salaires (donc le travail) et éventuellement, à moindre taux, sur les autres revenus (avec la CSG), pourquoi ne pas les faire supporter sur toutes les transactions fournisseurs/clients au même titre que la TVA ? Ainsi, travailler au noir, travailler comme auto-entrepreneur ou travailler comme salarié sous contrat de travail ne changerait plus beaucoup les choses socialement si les transactions de ventes et d’achats sont déclarées (et si elles ne l’étaient pas, c’est que le travail non plus ne le serait pas). Dans tous les cas, une telle évolution remplirait les caisses de l’État.
Ce qui manque à la France, ce n’est pas de la créativité fiscale (nous sommes des experts, avec la TVA,, la CSG, etc.) mais c’est de la créativité sociale, créer un nouveau mode d’organisation sociale qui favorise à la fois, comme je l’écris, l’adaptation nécessaire à la nouvelle économie et la préservation plébiscitée de notre modèle social. Refuser les adaptations, ne pas bouger, ne pas réformer, c’est mener le modèle social inexorablement vers le gouffre.
Une rentrée chaude
Quant à la suite, la rentrée risque d’être chaude puisque les deux dirigeants d’Uber France seront jugés en correctionnelle le 30 septembre 2015 pour pratique commerciale trompeuse, complicité d’exercice illégal de la profession de taxi et traitement de données informatiques illégal (203 chauffeurs d’UberPop ont déjà été condamnés au 30 juin 2015).
Par ailleurs, le Conseil Constitutionnel, saisi de plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité, devra d’ici septembre donner son avis sur la constitutionnalité de la loi n°2014-1104 du 1er octobre 2014 relatives aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur (précisément pour s’opposer au développement d’Uber), dite "loi Thévenoud" du nom du sinistre sous-ministre qui ne payait pas ses impôts et qui continue toujours à siéger et à être rémunéré comme simple député non inscrit au sein de l’Hémicycle du Palais-Bourbon.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (28 juillet 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Les taxis voient rouge.
Rapport Attali du 23 janvier 2008 (à télécharger).
Rapport Gallois du 5 novembre 2012.
Comité Rueff.
François Hollande.
Manuel Valls.
Bernard Cazeneuve.
Emmanuel Macron.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20150625-taxi-uber.html
http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/le-roi-uber-et-la-republique-des-170204
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/07/28/32412751.html