« Non, non, ton cœur n’a rien d’humain, le cœur d’un tigre est moins barbare ! Je mourrai si tu pars, et tu n’en peux douter. Ingrat ! Sans toi je ne puis vivre ! Mais après mon trépas, ne crois pas éviter mon ombre obstinée à te suivre : tu la verras s’armer contre ton cœur sans foi, tu la trouveras inflexible comme tu l’as été pour moi. Et sa fureur, s’il est possible, égalera l’amour dont j’ai brûlé pour toi. » (Armide, Acte V, scène 4).
La cinquième et dernière représentation a lieu ce mardi 30 juin 2015 à 20 heures à l’Opéra national de Lorraine, à la Place Stanislas de Nancy, la capitale historique des ducs de Lorraine. Depuis une dizaine de jours, Armide (LWV71), l’opéra ballet de Lully, est en représentation à Nancy et c’est un succès triomphal pour l’ensemble des artistes.
Le spectacle commence par une vidéo de mise en abîme qui fait apparaître la Place Stanislas, et on ne sait plus très bien si c’est le vieux roi polonais Stanislas ou carrément le grand roi Louis XIV qui quitte son piédestal pour franchir l’entrée des artistes de l’Opéra, traverser dans les coulisses une bande de gueux, scène pas très utile à la démonstration, et atteindre après quelques épisodes chorégraphiques captivants …l’hémicycle des spectateurs.
Aux commandes, Christophe Rousset, chef d’orchestre très connu de la musique baroque, qui non seulement dirige son orchestre, les Talens lyriques, qu’il a créé en 1991, mais aussi complète parfois lui-même les chants au clavecin.
La mise en scène est de David Hermann, la chorégraphie de Patter Jacobsson et Thomas Caley avec le Ballet national de Lorraine, les décors et la vidéo de Jo Schramm, les costumes de Patrick Dutertre et les éclairages subtils de Fabrice Kebour.
Tout au long de cette œuvre, qui dure trois heures (sans compter l’entracte), le spectateur n’a pas le temps de s’ennuyer malgré l’atmosphère assez chaude et étouffante des lieux. Le jeu mélangé de la scène, de la vidéo, des lumières, des chants (en français avec surtitrage) et des danses apporte une fantastique interprétation de la tragédie lyrique en cinq actes composée par Lully sur un livret écrit par son librettiste préféré Philippe Quinault (1635-1688).
Le spectacle montre à la fois tragédie et légèreté avec quelques divertissements scéniques, et aussi deux fils temporels, l’un venant du baroque et remontant, l’autre venant de l’époque contemporaine et redescendant.
Armide est une œuvre qui peint avec noirceur les méfaits de l’amour, et au contraire de ses précédentes œuvres, Lully n’a pas connu la gratitude du roi qui lui avait pourtant commandée cet opéra sur le thème de "La Jérusalem délivrée", célèbre poème épique écrit en 1581 par Le Tasse retraçant Godefroy de Bouillon et ses troupes chrétiennes combattant les Sarrasins lors de la Première Croisade. Le Grand Dauphin Louis de France, le fils aîné du roi, était néanmoins présent à la création le 15 février 1686, mais pas à Versailles, à l’Académie royale de musique de Paris (au théâtre du Palais-Royal). Armide est la onzième et dernière œuvre (achevée) de Lully et certainement la plus aboutie, et elle a reçu les ferveurs du public dès sa création puis tout au long du XVIIIe siècle qui en a fait un classique, et jouée de très nombreuses fois jusqu’à nos jours.
Jean-Baptiste Lully (1632-1687), qui avait une influence très grande dans la cour de Louis XIV pour la musique et l’opéra (surintendant de musique et, à la fin de sa vie, secrétaire du roi), auteur de très nombreux opéras à succès, créateur du premier véritable orchestre symphonique moderne, n’était pas décrit comme très beau et au moment de la création d’Armide, il était même apparu aux côtés d’un jeune page, ce qui lui avait donné une réputation sulfureuse. Était-ce pour cela que l’amour n’était pas décrit positivement ?
Dans le Prologue vidéo, la Sagesse et la Gloire se disputent la suprématie dans le cœur de Louis XIV, mais sont toutes les deux d’accord pour empêcher à tout prix l’Amour de trôner. La Gloire dit ainsi à la Sagesse : « Je l’emportais sur vous tant qu’a duré la guerre, mais dans la paix vous l’emportez sur moi. » (Prologue).
L’histoire évoque Armide (calquée sur le modèle de Circé dans la mythologie grecque), une magicienne prise à son propre piège de l’amour. La cible de son cœur, le chevalier Renaud, refuse ses avances afin de trouver la gloire à Jérusalem. Elle parvient à se faire aimer de lui grâce à sa magie mais les proches de Renaud, le Chevalier danois et Ubalde, parviennent à résister aux démons lancés à leurs trousses par Armide, à retrouver Renaud dans le Palais d’Armide et à le convaincre de se détourner d’elle pour partir vers la gloire. Armide alors fait appel à la Haine mais ne parvient finalement pas à accepter de se défaire de cet amour qui restera impossible. À la fin, restée seule, Armide détruit son palais de chagrin et de colère.
Armide, au contraire d’être une femme fatale, veut sortir de sa condition de l’époque baroque et des stéréotypes qui voudraient séparer puissance et passion, pour être résolument moderne : « La modernité comme ultime stade ou strate du costume. On retrouve là l’extraordinaire modernité de l’héroïne de Lully. Celle qui fait voler en éclats la pathétique cartésienne et qui annonce avec une incroyable virtuosité le modèle de la femme amoureuse qui a abandonné toute empreinte de l’ancienne mécanique des passions. (…) Renaud, incapable de comprendre Armide, s’en retourne dans ce monde du passé qui apparaît pour lui comme un refuge. » (interview de Patrick Dutertre par Carmelo Agnello).
Il faut admettre que dans cet opéra, l’amour n’a rien d’un sentiment positif. Tous les personnages cherchent au contraire à s’extraire de ses "griffes".
La Haine, vexée d’avoir été appelée puis rejetée par Armide, lui lance : « Suis l’amour qui te guide dans un abîme affreux. » (Acte III, scène 4). Elle lui confirme : « Je ne te puis punir d’une plus rude peine que de t’abandonner pour jamais à l’amour. » (l’amour, comme punition suprême !).
Lucinde (l’amoureuse d’un des proches de Renaud), sous l’effet de la magie d’Armide, explique à son bien aimé : « Et je vivais dans la douce espérance de voir bientôt ce que j’aime le mieux. » (Acte IV, scène 2).
Le Chevalier danois est prêt à s’avouer vaincu par l’amour : « L’amour ne me le permet pas, contre de si charmants appâts mon cœur est sans défense. » (Acte IV, scène 2). Son collègue Ubalde, alors, cherche à le convaincre de s’en détacher : « Ce que l’amour a de charmant n’est qu’une illusion qui ne laisse après elle qu’une honte éternelle. Ce que l’amour a de charmant n’est qu’un funeste enchantement. » (Acte IV, scène 3).
Réciproquement, le Chevalier danois réussit à détacher Ubalde de son propre amour (Mélisse), et tous deux chantent alors : « Fuyons les douceurs dangereuses des illusions amoureuses. On s’égare quand on les suit, heureux qui n’en est pas séduit. » (Acte IV, scène 4).
Découvrant l’amour elle-même, Armide avoue ainsi à Renaud : « L’amour que j’ai pour vous cause l’inquiétude dont mon cœur se sent agité. » (Acte V, scène 1).
Dans son face-à-face avec Renaud, Armide lui exprime sa détresse de connaître finalement l’amour : « Vous m’apprenez à connaître l’amour, l’amour m’apprend à connaître la crainte. Vous brûliez pour la gloire avant que de m’aimer. Vous la cherchiez partout, d’une ardeur sans égale : la gloire est une rivale qui doit toujours m’alarmer. » (Acte V, scène 1).
Mais lorsqu’il est sous l’influence de la magie, Renaud sombre (sans gloire) dans les bras de sa magicienne : « J’en suis plus amoureux plus la raison m’éclaire. Vous aimer, belle Armide, est mon premier devoir. Je fais ma gloire de vous plaire et tout mon bonheur de vous voir. » (Acte V, scène 1).
Les deux peuvent alors clamer en chœur : « Non, je perdrais plutôt le jour que de me dégager d’un si charmant amour ! Non, je perdrais plutôt le jour que d’éteindre ma flamme ! Non, rien ne peut changer mon âme ! » (Acte V, scène 1).
Et finalement, Renaud est convaincu par ses compagnons qu’il est temps de partir combattre et de délaisser Armide qui se noie dans sa tristesse et sa rage, ce qui donne la réplique que j’ai mise en chapeau de l’article. L’amour passion est devenu haine déchaînée, un classique des relations sentimentales.
Comme on peut s’en apercevoir en lisant ces quelques tirades, le texte est excellent, très riche, très moderne, bien tourné et pourrait même être écrit trois siècles plus tard, à quelques tournures de phrase près, pour évoquer les déconvenues de l’amour !
Les artistes clefs du spectacle sont donc les chanteurs qui ont été beaucoup ovationnés à la fin de la représentation. D’abord et avant tout, la soprano Marie-Adeline Henry, « absolument bouleversante dans le rôle d’Armide : une voix ample, superbement timbrée et un énorme talent de tragédienne » selon Didier Hemardinquer, de "L’Est Républicain" ; également la soprano Judith van Wanroij, pour la Gloire, Mélisse et Phénice ; le baryton Marc Mauillon pour son exceptionnelle prestation de la Haine et aussi d’Aronte ; la mezzo-soprano Marie-Claude Chappuis pour la Sagesse, Sidonie et une bergère héroïque ; le baryton-basse Andrew Schroeder, pour Hidraot ; le ténor Julian Prégardien pour Renaud ; le ténor Patrick Kabongo pour Artémidore ; le ténor Fernando Guimaraes pour le Chevalier danois ; le baryton-basse Julien Véronèse pour Ubalde ; et enfin la soprano Hasnaa Bennani pour une nymphe des eaux ; sans oublier le Chœur de l’Opéra national de Lorraine (dirigé par Merion Powell).
Malgré la longue durée de l’opéra-ballet, la représentation a été un enchantement permanent, également pour les nombreux enfants présents, pour une sortie familiale, grâce à une mise en scène très rythmée et très dense.
La dernière représentation a lieu le mardi 30 juin 2015 à 20 heures.
C’est à l’Opéra national de Lorraine, Place Stanislas à Nancy (tél. : 33 3 83 32 31 25).
Cette même œuvre sera également représentée au Festival international d’opéra baroque à Beaune le vendredi 3 juillet 2015 à 21 heures (tél. : 33 3 80 22 97 20), à la Philharmonie 1 de Paris le jeudi 10 décembre 2015 à 19 heures en version concert (tél. : 33 1 44 84 44 84) et au Theater an der Wien (Théâtre de Vienne en Autriche) le vendredi 18 décembre 2015 à 19 heures (tél. : 43 1 58885).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (29 juin 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Armide.
Pierre Boulez.
Pierre Henry.
Myung-Whun Chung.
L’horreur musicale en Corée du Nord.
Mikko Franck.
Le Philharmonique fait l’événement politique.
Concert du 14 juillet 2014.
Le feu d’artifice du 14 juillet 2014.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20150628-armide.html
http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/armide-l-amour-noir-de-lully-169146
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/06/29/32288723.html
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