« Ah, j'existe, je le sens. C'est loin d'être une consolation. C'est parfois plus triste, puisque je n’ai pas d'histoire. Je me tais, mais je ne sauve pas le monde. Je sens déjà l'influence de la morale, de la police de la pensée. (…) Certains sont prêts au combat, mais se feront vite briser, d'autres sont déjà brisés et plus tard, ne sauront jamais nommer leur mal. (…) En face, la prison de Nanterre, toujours illuminée, qui me rappelle concrètement la réalité de ce monde. Je ferme la fenêtre et retourne à la chaleur de ma cellule et je pense à un refrain à deux francs : Que devient le rêve, quand le rêve est fini ? » (propos d’avant "les terribles événements" cités par Frédéric Couderc dans "Bac+2+Crimes" publié le 15 octobre 1998).
Le Ministre de l’Intérieur a déclaré : « Les événements graves qui se sont produits la nuit dernière justifient que des mesures radicales soient mises en place pour combattre tous ceux qui menacent l’ordre public. ».
On se croirait à cette époque de menace terroriste extrême ("Charlie Hebdo", Air Products, etc.) avec un ministre qui continue à vendre sa loi sur le renseignement qui, décidément, n’aura que peu d’effet sur les tentatives d’attentats puisque toutes les personnes impliquées dans les dernières affaires de terrorisme étaient déjà connues des services de renseignements.
Pourtant, ce n’est pas le même ministre, ce n’était pas la même époque. Celui qui avait prononcé cette phrase était Charles Pasqua il y a un peu plus de vingt ans, devant l’Hémicycle, le 5 octobre 1994 exactement.
L’éditorial du journal "France Soir" enfonça d’ailleurs le clou : « Le débat théorique qui s’était engagé sur le risque de voir les forces de l’ordre abuser des prérogatives nouvelles qui leur sont octroyées (…) paraît presque déplacé aujourd’hui. Car il a plus que péril en la demeure. Il y a le feu. » tout comme celui du journal "Le Figaro" : « Voilà que ressurgissent, dans le centre de la ville, la violence gratuite et l’instinct de mort. (…) En ce sens, les propositions de Charles Pasqua sur la sécurité peuvent être approuvées dans leurs grandes lignes. ».
Comme on le voit, rien n’a beaucoup changé. À l’époque, il était question des lois Pasqua, adoptées définitivement le 21 janvier 1995. Mais la situation de la sécurité en 1986 n’était guère meilleure, tout comme en 2001. Et même en reprenant le débat public du début des années 1970, on retrouve toujours les mêmes arguments, les mêmes envolées : à l’époque (entre le 30 mai 1968 et le 27 février 1974), c’était le ministre Raymond Marcellin (1914-2004) qui officiait (« Enfin Fouché, le vrai ! » aurait dit De Gaulle en le comparant avantageusement à son prédécesseur direct Christian Fouchet supposé n'avoir pas fait le poids face à la révolte étudiante de mai 1968).
Les « événements graves » qu’évoquait Charles Pasqua, c’était la folle équipée d’un jeune couple d’étudiants tombés dans la radicalité contre la société. Au départ, les deux jeunes gens (elle 19 ans, lui 22 ans), qui s’étaient rencontrés à l’Université de Paris-Nanterre, avaient milité contre le CIP (le contrat jeune proposé par Édouard Balladur pour enrayer le chômage des jeunes ; là encore, les mêmes arguments, les mêmes propositions, comme si depuis trente ans, le film repassait sans cesse la même bande en matière de sécurité ou d’emploi). Le jeune homme, entier, était alors très engagé contre le racisme, contre le FN, et aussi au Droit au logement (DAL). Puis, ils sont "tombés" dans l’activisme révolutionnaire pour espérer après mars 1994 un nouveau mai 1968.
Après un plan foireux (l’attaque d’une fourrière pour dérober des armes) et une panique dans son exécution, le jeune couple commença une chevauchée meurtrière qui se termina tragiquement. En tout, l’épisode coûta la vie à cinq personnes, trois policiers, un chauffeur de taxi et le jeune assassin. La jeune fille du couple infernal fut arrêtée. Elle s’isola dans un silence continu, même pendant son procès où elle fut jugée devant la cour d’assises de Paris pour « vols à main armée, meurtres et tentatives de meurtres commis sur des personnes dépositaires de l’autorité publique dans l’exercice de leurs fonctions ayant précédé, accompagné ou suivi d’autres crimes, enlèvements et séquestrations de personnes comme otages pour favoriser la fuite des auteurs d’un rime, participation à une association de malfaiteurs ».
Au procès, elle regretta les faits en pleurant : « Je voulais dire aux familles des victimes que j’étais désolée. (…) Que ça a été un enchaînement effroyable. Je comprends leur douleur. Je sais ce que c’est de perdre quelqu’un, (…) de perdre un ami, un père, une mère, (…) enfin… l’arrachement que cela représente. J’aurais aimé que ça n’arrive pas. ».
Elle fut condamnée le 30 septembre 1998 à vingt années de réclusion criminelle sans période de sûreté (jugement rendu définitif le 14 avril 1999 par l’absence de pourvoi en cassation). L’avocate générale avait requis une peine de trente ans. L’avocat de la jeune fille a donc pu se sentir soulagé : « Quinze ans de détention, c’est une lourde peine. J’avais demandé aux jurés de lui laisser la chance d’avoir un jour des enfants. Je souhaite maintenant qu’elle puisse vivre tranquille. » ("Le Parisien" du 25 juin 2009).
Ce drame a suscité de très nombreux développements médiatiques mais aussi culturels : des romans, des bandes dessinées, des pièces de théâtre, des films, des chansons et même une installation d’arts plastiques à Venise (en 2009) ont été inspirés de ce terrible "fait divers". Le journaliste spécialisé dans la narration des crimes, Christophe Hondelatte, analysait cet engouement médiatique : « Cette affaire a fait fantasmer beaucoup de monde. (…) Parce qu’ils étaient jeunes, beaux et amoureux, le crime devenait impensable. On en parlerait jusqu’à la fin des temps. Il faut peu de choses pour nourrir la notoriété d’un fait divers. » ("Les grandes histoires criminelles", publié le 16 octobre 2008).
En particulier, l’écrivain David Foenkinos a décrit la funeste cavale dans son livre "Les Cœurs autonomes" publié le 10 mai 2006 chez Grasset : « Une balle le touche, et il bascule en arrière. Ses yeux sont ouverts. Une seule balle. Il est neutralisé. Il n'y a aucun doute. Les policiers se rapprochent lentement de la voiture. Ils crient à la seconde personne de se rendre. Ils ne savent pas encore qu'il s'agit d'une femme, ils ne savent pas encore qu'il s'agit d'une si jeune femme. Elle n'entend rien. Ni les mots, ni les pas de ceux qui avancent vers elle, armes en avant. Elle regarde son amour, immobile déjà, et calme. Presque soulagé par la mort. Elle s'approche de lui, et pose ses lèvres sur ses lèvres. Ce moment est parsemé de tous les moments, en folie, à la vitesse supérieure, les moments de leur amour tourbillonnants autour de leurs deux visages comme la vie défile aux yeux de ceux qui glissent vers le néant ; le néant qui l'attend, lui, dans l'au-delà, et elle dans l'en-delà ; tous deux vers le néant. Les instants du premier baiser, la bataille de polochons, l'amour mauvais des mauvais jours aussi, les montées et les descentes des montagnes, les excitations infinies, les illusions perdues, le bonheur absolu, évident, le temps suspendu, tout est là, encore à cet instant, encore plus évident et plus fort que jamais, peut-être. Le goût de ses lèvres, dans le froid. Le goût de ses lèvres, comme une transmission de la mort. ».
Toujours à devoir prouver qu’elle était à la hauteur de son amoureux, elle fut sans doute malgré elle l’aiguillon d’un jeune en colère, désabusé par les hypocrisies sociales et prêt à tout pour donner un sens à sa vie, à leur vie.
Sans pour autant donner beaucoup d’explications, elle a très vite regretté ses actes. Le 21 juin 1996, elle affirma ainsi devant le juge, en parlant de son compagnon : « Je regrette que cela se soit passé, parce que cela a fait souffrir beaucoup de gens et que c’était stupide. Sur le moment, je n’ai pas réfléchi pour [le] suivre. J’étais dans des conditions pas très stables. J’avais du mal à m’opposer et à m’affirmer par rapport à [lui]. Je me fais des reproches là-dessus. J’avais besoin de me sentir utile et qu’il me reconnaisse, ce qui n’était pas souvent le cas. ».
Considérée comme détenue modèle, ayant repris ses études, fait du sport, joué au théâtre, lu beaucoup, elle est sortie de prison avant la fin de sa peine, le 2 mai 2009 après quatorze ans et demi d’incarcération. L’instruction avait établi qu’elle n’avait tiré aucun des coups mortels mais fut tout de même reconnue coauteur du meurtre de l’un des policiers et complice du meurtre des autres victimes. Sa libération, annoncée publiquement quelques semaines plus tard, fit l’objet de quelques polémiques sur les réductions de peine ou sur leur publicité.
Parce qu’elle regrette les faits qu’elle a commis, parce qu’elle a purgé sa peine, elle lutte aujourd’hui pour le "droit à l’oubli" afin de se réinsérer le plus discrètement possible, afin de redevenir une femme lambda démédiatisée (mais les familles des victimes ont-elle le droit de ne pas oublier ?). Son avocate de comprendre : « En réalité, elle a honte d’être devenue un personnage public sur des faits aussi épouvantables. ». Roseline Letteron, professeure de droit public à la Sorbonne, a évoqué ainsi ce "droit à l’oubli" : « Le juge s’efforce donc de trouver un équilibre entre le droit légitime à l’information et le droit à l’oubli de celui ou celle dont le nom est de nouveau stigmatisé dans la presse. » (Contrepoints du 28 novembre 2013).
L’attaque d’un tireur fou le 15 novembre 2013 au siège de BFM-TV puis le 18 novembre 2013 au siège de "Libération" (blessant un photographe) et à celui de la Société Générale à la Défense a en effet fait ressurgir le passé effroyable de la jeune femme. Pour la simple raison que l’agresseur était justement le "troisième homme" qui avait été condamné pour avoir aidé le couple maudit à acquérir des armes.
Cela l’a amenée à faire publier ce communiqué : « N'ayant plus aucun lien avec le dénommé [troisième homme] depuis 1994, et ayant payé ma dette à la société, je m'étonne que, pour illustrer les récents événements tragiques, ma photo se soit retrouvée aussitôt en bonne place dans les médias, avec les conséquences graves que ça représente forcément pour qui cherche à retrouver une vie normale. Pour ma part, j’ai souvent condamné et regretté les terribles évènements du 4 octobre 1994 et leurs conséquences pour les victimes et leur famille. Je m'étonne enfin que ce sinistre personnage n'en ait pas lui aussi retiré les enseignements qui s'imposent, et qu'il ait choisi de replonger dans des actions criminelles graves et dramatiques. » (23 novembre 2013).
Ce jeudi 27 août 2015, la jeune femme a désormais 40 ans…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 août 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Charles Pasqua.
Loi sur le renseignement.
Merah.
"Charlie Hebdo".
Air Products.
Chauffeur de taxi.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20150827-florence-rey.html
http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/les-terribles-evenements-171123
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/08/27/32542894.html