« Je ne considère d’aucune manière que la signification essentielle de la théorie de la relativité générale soit le fait qu’elle ait prédit des événements observables durant quelques minutes, mais plutôt la simplicité de ses fondements et sa consistance logique. » (Albert Einstein, 1930).
La théorie de la relativité générale a été proposée par le physicien Albert Einstein il y a exactement cent ans, dans un article en allemand "Die Feldgleichungen der Gravitation" publié le 25 novembre 1915 dans la revue "Sitzungsberichte der Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin" (pages 844 à 847). On pourrait même imaginer qu’elle aurait un peu moins d’un siècle si elle avait voyagé à grande vitesse pendant tout ce temps !…
Le contenu de l’article a été soumis à l’Académie de Prusse des sciences de Berlin le 18 novembre 1915 avec un exposé aux académiciens le même jour.
Comme l’illustre la citation de 1930 mise en tête de l’article, Einstein avait une vision intuitive et esthétique de la science et considérait qu’une théorie devait être "propre" et "nette", ce qui n’était pas le cas, selon lui, de la physique quantique, pleine de probabilités et d’indétermination, qu’il a tenté en vain de contester au profit d’une théorie du tout. Le problème, toujours d’actualité, reste l’unification de la physique de l’infiniment grand (relativité générale) avec la physique de l’infiniment petit (physique quantique). Ce qui revient, dit en d’autres termes simplifiés, à l’introduction de la théorie quantique dans la gravitation.
La théorie de la relativité générale prenait la suite des premiers travaux d’Einstein présentés en 1905 : d’une part, la relativité restreinte (avec la limite infranchissable de la vitesse de la lumière dans le vide et l’équivalence entre masse et énergie), d’autre part, l’effet photoélectrique qui apportait un "éclairage" nouveau de la lumière et qui a donné une accélération aux développements de la physique quantique.
La relativité générale permettait de compléter la relativité restreinte dans le cas des champs gravitationnels élevés. Ce n’est donc pas une théorie sur l’espace ou sur le temps mais une nouvelle conception de la gravitation.
Trois conceptions de la gravitation
Pour faire simple, il y a aujourd’hui trois principales notions de ce qu’est la gravitation.
La première, provenant de Newton, c’est de dire que c’est une interaction (force) qui s’applique entre deux masses, l’une influençant sur l’autre en fonction de la masse et de la distance (inversement proportionnelle au carré de la distance). Cette notion est largement suffisante pour des observations à la taille humaine (lancement d’une pomme, etc.). Elle définit une équation horaire d’un corps soumis à certaines forces, qui détermine la position dans l’espace à un instant donné. J’ai utilisé le verbe "déterminer" à dessein, puisque cette mécanique newtonienne ainsi que l’électromagnétisme maxwellien furent des théories déterministes.
La deuxième conception provient d’Einstein. Elle consiste à dire que la gravitation n’est qu’une déformation de l’espace-temps. Plus les forces gravitationnelles sont élevées, plus l’espace-temps est déformé, avec l’image d’un goulot d’entonnoir. L’analogie la plus facile à imaginer, c’est de placer une bille sur un matelas mou. Plus la bille est lourde, plus le matelas se déforme (le trou dans le matelas s’appelle alors un puits gravitationnel).
Cette notion de courbures de l’univers, imaginée avec la relativité générale, a permis d’aller assez loin dans la compréhension de l’univers et de proposer quelques modèles cosmologiques intéressants : le Big Bang, l’expansion de l’univers et l’existence de trous noirs qui sont des corps à gravitation quasi-infinie, si bien que la déformation de l’espace-temps est quasi-infinie. L’expansion de l’univers ne signifie pas que les galaxies sont en mouvement les unes par rapport aux autres, même si c’est ce qu’on constate dans les mesures relatives (il n’y a pas de référentiel statique absolu), mais cela veut dire que l’univers lui-même se dilate, d’où l’hypothèse du Big Bang lorsqu’on "remonte" le temps.
Enfin, la troisième conception, purement imaginaire et vraiment hypothétique, c’est de ramener la gravitation dans le giron quantique des trois autres interactions (forte, faible, électromagnétique) avec une particule de champ qu’on a appelée graviton. Le graviton pour la gravitation est l’équivalent du photon pour l’interaction électromagnétique. Si quelques laboratoires, dont un à Milan, essaient de détecter des gravitons, pour l’instant, aucune observation expérimentale n’a pu démontrer leur existence. Celle-ci serait "géniale" dans le sens où elle montrerait que la gravitation obéirait aux mêmes modèles que les autres forces dans l’univers.
La relativité générale dans la "moulinette" de Karl Popper
Je reviens donc sur la deuxième conception de la gravitation, celle proposée par Einstein, qu’il considère donc comme simple et logique. Elle débouche sur un certain nombre de conséquences qui peuvent être testée selon les préceptes de Popper. Je rappelle la théorie de Karl Popper : une théorie n’est scientifique que si l’on est capable de prouver qu’elle est fausse. Ou pas. Plus exactement, une théorie est scientifique si et seulement si elle est réfutable.
Cette réfutabilité est le point clef de Popper qui a même cité Einstein pour se faire comprendre : « S’il avait été prouvé que l’effet ne devait pas exister dans la Nature, alors toute la théorie aurait dû être abandonnée. » (Lettre à Arthur Eddington du 15 décembre 1919). En d’autres termes, il est impossible de prouver factuellement qu’une théorie scientifique est vraie. En revanche, il faut être capable de pouvoir prouver qu’elle soit fausse : « [La Nature] ne répond jamais "oui" à une théorie. Dans le cas le plus favorable, elle dit "peut-être", le plus souvent, et de loin, elle dit simplement "non". » (1922).
Ainsi, une théorie "prédictive" permettra de savoir si elle "prédit" correctement ou pas les événements. Si elle prédit mal, la théorie est mauvaise, l’histoire s’arrête là. Si elle prédit correctement, elle n’est donc pas invalidée, ce qui ne veut pas dire qu’elle est validée pour autant puisqu’il peut y avoir un cas (non connu à ce jour) d’observation qui contredirait cette théorie. C’est le cas notamment des "trous" dans la théorie de l’électromagnétisme de Maxwell ou de la gravitation universelle de Newton. Dans ce cas, ce serait le domaine d’application qui serait en question, mais la volonté d’Einstein était justement de présenter une théorie valable pour tous les cas.
Des "prédictions" vérifiées par l’expérience
Parmi les observations qui ont consolidé la théorie de la relativité générale, il y a eu le déplacement du périhélie de Mercure qui était connu avant la relativité générale. Parce que son orbite est très excentrée, Mercure subit à chaque révolution une influence de la gravitation provenant du Soleil, et la théorie d’Einstein a permis d’expliquer un décalage angulaire que la théorie de Newton ne pouvait pas justifier. La différence entre la valeur observée et la valeur calculée avec la relativité générale a donné moins d’un dixième de secondes d’arc par siècle, ce qui est dans la marge d’indétermination des mesures.
L’observation qui a convaincu toute la communauté scientifique de l’intérêt de la relativité générale, ce fut lors de l’éclipse totale du Soleil du 29 mai 1919 au cours de laquelle l’astronome britannique Arthur Eddington a confirmé la prédiction d’Einstein par ses observations, à savoir la déviation des rayons lumineux provenant d’étoiles plus lointaines et passant près d’un champ gravitationnel élevé (le Soleil). Là, encore, Newton ne pouvait expliquer que la moitié d’une telle déviation.
D’autres résultats expérimentaux ont consolidé la relativité générale, comme le retard de signal à proximité d’un champ gravitationnel (l’effet Shapiro). Ainsi, dans le cas d’un alignement Terre, Soleil, Mars, le Soleil étant entre les deux, le signal qui provient de Mars met un temps de 250 microsecondes supplémentaires à cause du ralentissement dû à la proximité du Soleil, sur les 42 minutes qu’il faut à la lumière pour parcourir le trajet Mars-Terre.
Le décalage vers le rouge (ou vers le violet) est aussi un corollaire de la relativité générale. Dans un phénomène semblable à l’effet Doppler pour l’onde sonore, le rayon lumineux voit sa longueur d’onde modifiée à proximité d’un champ gravitationnel à cause d’une accélération ou décélération au voisinage du corps massif (augmentant ou diminuant l’énergie transportée).
L’une des expériences assez fantastiques qui a été réalisée en 1976 fut de comparer la "course" de deux horloges atomiques, l’une restée sur Terre et l’autre embarquée dans un véhicule spatial à une certaine vitesse et à une certaine altitude. De retour sur Terre, l’horloge embarquée a accusé un retard de quelques dizaines de microsecondes par rapport à celle restée sur Terre ! L’explication est qu’il y a un décalage de fréquence vers le bas (l’horloge retarde donc) quand le champ gravitationnel est plus fort (Einstein a montré l’équivalence accélération/gravitation). C’est la raison pour laquelle que les GPS doivent intégrer dans leurs calculs une correction relativiste.
Pour bien comprendre cette théorie, il faut toujours avoir à l’esprit l’invariant de la vitesse de la lumière. Malgré le décalage des signaux en présence d’un champ gravitationnel, la vitesse de la lumière reste invariante mais c’est l’espace-temps qui se courbe. Les déviations constatées ne proviennent donc pas du rayonnement mais de l’univers lui-même.
Génie d’Einstein et paternité de la relativité
Pour raisonner ainsi, et surtout, en avoir eu l’intuition, il a fallu à Einstein une très forte imagination, un anticonformisme exceptionnel et une grande capacité de synthèse, notamment en demandant de l’aide à certains mathématiciens (son ami Marcel Grossmann notamment). Certains ont eu la malhonnêteté intellectuelle de parler de plagiat concernant les théories de la relativité d’Einstein, en évoquant deux très grands mathématiciens.
Henri Poincaré avait en effet développé des équations assez proches de celles d’Einstein pour la relativité restreinte (Poincaré est mort en 1912) mais il a toujours reconnu qu’il n’en avait pas donné la portée comme Einstein. Hendrik Lorentz aussi a travaillé sur un terrain proche de la relativité restreinte. Einstein témoigna plus tard ainsi : « Il est hors de doute que si l’on jette un coup d’œil rétrospectif sur son évolution la théorie de la relativité était mûre en 1905. Lorentz avait déjà découvert, par l’analyse des équations de Maxwell, la transformation qui porte son nom. De son côté, Henri Poincaré a pénétré plus profondément dans la nature de ces relations. Quant à moi, je n’avais connaissance, à cette époque, que de l’œuvre importante de 1895 de Lorentz mais pas des travaux ultérieurs de Lorentz et, pas davantage, des recherches consécutives de Poincaré. En ce sens, mon travail de 1905 est indépendant. Ce qui est nouveau dans ce mémoire, c’est d’avoir découvert que la portée de la transformation de Lorentz dépassait sa connexion avec les équations de Maxwell et mettait en cause la nature de l’espace et du temps. Ce qui était également nouveau, c’est que l’invariance de Lorentz est une condition générale pour la théorie physique. » (les quatre équations de Maxwell décrivent les lois de l’électromagnétisme et sont d’une importance aussi fondamentale en physique que la loi de Newton).
David Hilbert avait été sollicité par Einstein quelques mois avant la publication de son article sur la relativité générale pour résoudre un problème mathématique qu’il n’arrivait pas à résoudre. Une semaine avant la publication, passionné par le sujet et plus aguerri à la recherche mathématique, Hilbert proposa une équation du champ qui était en fait la même que celle qu’Einstein avait fini par trouver par un autre cheminement. Hilbert soumit le 20 novembre 1915 à l’Académie royale des sciences de Göttingen un article contenant cette équation mais l’article de Hilbert ne fut publié qu’en avril 1916 et Hilbert avait annoté sur son manuscrit une référence aux travaux d’Einstein, ce qui n’a laissé aucun doute sur la paternité de l’équation que David Hilbert a accepté lui-même d’appeler "équation d’Einstein".
Loin des rivalités nationalistes voire racistes (les controverses contre Einstein ont aussi pris dans le terreau de l’antisémitisme de l’époque), Einstein, Planck, Poincaré, Lorentz, Hilbert et d’autres furent des collègues qui s’enrichissaient mutuellement de leurs nombreux échanges, conversations, rencontres, séminaires et correspondances, et tous étaient passionnés par leur sujet, d’autant plus que pour ceux cités, de grande réputation, ils n’avaient plus rien à prouver en terme de reconnaissance scientifique.
Trou de ver
Parmi les conséquences de la relativité générale, il y a aussi, au-delà des trous noirs (des puits gravitationnels "sans fond"), les trous de ver (appelés ainsi en décembre 1957 par les physiciens John Wheeler et Charles Misner, mais envisagés dès le 1er juillet 1935 par Einstein et Nathan Rosen), qui sont deux singularités de l’espace-temps reliées par une connexion (appelée pont d’Einstein-Rosen).
Repris en 1985 par Kip Thorne et Richard Morris à la demande de Carl Sagan pour les besoins d’un roman d’anticipation, le concept de trou de ver est une vue très optimiste des voyages dans l’Espace puisqu’il s’agirait de faire des sortes de courts-circuits dans l’espace-temps (un peu comme les raccourcis chez Ikea !) pour aller d’un endroit donné à un autre, endroit à prendre au sens de quatre dimensions, en y incluant le temps bien sûr. Stephen Hawking et Sidney Coleman ont travaillé aussi sur le sujet. En septembre 2013, des récents travaux de Juan Martin Maldacena et Leonard Susskind laissaient entendre un lien avec l’intrication quantique (que j’évoquerai peut-être plus tard).
Même si pour l’instant, le trou de ver n’est que du ressort de la science fiction, notamment parce qu’il faudrait trouver de la matière à masse négative (pas de l’antimatière mais de la masse négative pour pouvoir stabiliser un trou de ver), il reste néanmoins aujourd’hui la seule expérience de la pensée plausible pour une odyssée interstellaire très lointaine, étant donné la limite infranchissable de la vitesse de la lumière.
J’ai rendez-vous avec le professeur Micromégas sur une exoplanète de Sirius, j’attends donc avec impatience (mais sans état d’urgence) l’ouverture au grand public du premier trou de ver au centre de Paris !…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (25 novembre 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La Relativité générale.
Quelques lectures sur la relativité générale et les trous de verre.
Karl Popper.
Bernard d’Espagnat.
Niels Bohr.
Paul Dirac.
Albert Einstein.
Écrits d’Albert Einstein.
Evry Schatzman.
Maurice Allais.
Luc Montagnier.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20151125-einstein-relativite.html
http://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/la-relativite-generale-d-einstein-174617
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/11/25/32978095.html