« Ils sont tombés silencieux sous le choc, comme une muraille. » (inscription sur le mausolée du lieutenant-colonel Émile Driant et de ses chausseurs tués pour la défense de Verdun les 21 et 22 février 1916 au Bois des Caures). Seconde partie.
Dans l’article précédent, j’avais évoqué l’horreur de la Bataille de Verdun et la nécessité d’apprendre les leçons de l’histoire, et notamment à propos du projet sur la déchéance de la nationalité.
Pour finir sur Verdun, je voudrais en citer une figure marquante qui est morte il y a juste cent ans ce lundi 22 février 2016. J’aurais certes aimé citer Charles Péguy qui a préféré aller au casse-pipe alors qu’il avait eu la possibilité de rester bien au chaud chez lui. Il fut l’une des premières victimes de la Première Guerre mondiale, le 5 septembre 1914, mais ce n’était pas à Verdun mais près de Meaux.
Pour la Bataille de Verdun, je voudrais plutôt évoquer le colonel Émile Driant. Il se trouve qu’il y a une rue du Colonel-Driant juste en face de la Banque de la France dans le 1er arrondissement à Paris et cela m’avait frappé car je connaissais aussi la place du Colonel-Driant à Nancy, pas loin de la cathédrale, au centre ville.
Un brillant militaire mais trop bavard
Né le 11 septembre 1855, Émile Driant fut un militaire particulièrement brillant et fut nommé chef de bataillon puis chef de corps. Gendre du général Georges Boulanger (il avait été sous ses ordres de 1884 à 1897, tant en Tunisie qu’au sein même du Ministère de la Guerre), il fut plusieurs fois sanctionné par l’armée pour ses prises de position publiques, sur le général Boulanger dont il a défendu la mémoire (après le suicide de celui-ci le 30 septembre 1891), sur l’histoire des fiches que le ministre du moment avait faites pour éviter de promouvoir les militaires catholiques, etc. si bien que dans l’impossibilité d’être promu, il a fini par démissionner de l’armée le 31 décembre 1905 (à 50 ans).
Un député défenseur de l’armée
Démarrant une carrière politique, Émile Driant fut élu député de Nancy en 1910 et réélu en 1914, membre du groupe parlementaire Action libérale populaire qu’il est difficile de rattacher à la partition politique actuelle. Il faisait partie de ces "catholiques sociaux" qui avaient rejoint la République sur les encouragements du pape Léon XIII, et sous la direction de personnalités comme Albert de Mun.
Ami de Paul Déroulède et de Maurice Barrès (ce dernier était lui aussi élu lorrain), Émile Driant fut l’un des plus ardents défenseurs de l’armée dans les débats parlementaires, en particulier lorsqu’il a fallu rallonger la durée du service militaire à trois ans (un texte qui fit beaucoup polémique à l’époque) et il s’opposa très fermement aux vues pacifistes d’Aristide Briand et de Jean Jaurès.
Un romancier à succès
Parallèlement à ses activités de militaire puis de député, sous le pseudonyme de Capitaine Danrit, il écrivit et publia, entre 1892 et 1913, une trentaine de romans d’anticipation qui ont connu beaucoup de succès où il racontait des voyages fantastiques, décrivait les progrès de la technique et proposait quelques idées de stratégie militaire (dont certaines ont eu l’allure prémonitoire, comme à propos de Pearl Harbor).
Son activité littéraire était un si grand succès (ses ouvrages étaient offerts lors de la distribution des prix dans les écoles) qu’en décembre 1915, il décida de postuler à l’Académie française, au fauteuil d’Albert de Mun (mort le 6 octobre 1914).
Engagé volontaire pour la guerre
Malgré son âge avancé (58 ans) et ses fonctions parlementaires, le lieutenant-colonel Émile Driant voulut absolument reprendre du service après la déclaration de guerre et le 14 août 1914, il fut nommé commandant des 56e et 59e bataillons de chasseurs à pieds. Il s’est retrouvé à défendre Verdun en fin 1915 et avertit jusqu’au Président de la République Raymond Poincaré de la très grande insuffisance des moyens de défense dans sa zone.
Le Ministre de la Défense de l’époque (du 29 octobre 1915 au 16 mars 1916), le général Joseph Gallieni, qui soutenait la requête d’Émile Driant, fut désavoué par le Président du Conseil Aristide Briand, et a finalement dû démissionner tandis que le général Joseph Joffre fut confirmé dans sa stratégie de désarmer la Meuse pour préparer la Bataille de la Somme (qui a eu lieu du 1er juillet 1916 au 18 novembre 1916 et coûta aussi très cher en vies humaines, près de 450 000 morts !). Joseph Joffre était le généralissime commandant en chef des opérations du 2 août 1914 au 26 décembre 1916, avait beaucoup d’influence auprès des politiques et, agacé, était prêt à arrêter Émile Driant pour son intervention auprès du gouvernement.
La veille du déclenchement de l’offensive de Verdun par les Allemands, Émile Driant avait écrit ceci à son épouse : « La visite de Joffre, hier [19 février 1916], prouvent que l’heure est proche et au fond, j’éprouve une satisfaction à voir que je ne me suis pas trompé en annonçant il y a un mois ce qui arrive, par l’ordre du bataillon que je t’ai envoyé. À la grâce de Dieu ! Vois-tu, je ferai de mon mieux et je me sens très calme. J’ai toujours eu une telle chance que j’y crois encore pour cette fois. Leur assaut peut avoir lieu cette nuit comme il peut encore reculer de plusieurs jours. Mais il est certain. Notre bois [des Caures] aura ses premières tranchées prises dès les premières minutes, car ils y emploieront flammes et gaz. Nous le savons, par un prisonnier de ce matin. Mes pauvres bataillons si épargnés jusqu’ici ! Enfin, eux aussi ont eu de la chance jusqu’à présent… Qui sait ? Mais comme on se sent peu de choses à ces heures-là ! » (lettre du 20 février 1916).
La Bataille de Verdun commença le lendemain matin, le 21 février 1916 à 7 heures 15, par l’invasion de la 5e armée allemande qui fut d’une redoutable violence, les obus éclatant sans répit jusqu’à la fin de l’après-midi. Les deux bataillons dirigés par Émile Driant furent décimés (90% des hommes y perdirent leur vie). La neige n’aida pas non plus à arrêter l’offensive. Le lendemain, le 22 février 1916 dans l’après-midi, en situation de repli vers le sud-ouest avec les derniers survivants, Émile Driant fut atteint à la tempe d’une balle de mitrailleuse alors qu’il venait de soigner l’un de ses hommes blessés. La résistance héroïque et désespérée de ces soldats pendant deux jours a permis de freiner l’arrivée des troupes allemandes et d’organiser le renfort de Verdun.
Un hommage national à sa gloire
La mort d’Émile Driant a bouleversé la classe politique mais aussi la jeunesse française friande de ses romans. Le 7 avril 1916, ce fut Paul Deschanel (en tant que Président de la Chambre des députés) qui prononça son éloge funèbre dans l’Hémicycle. Son ami et collègue député Maurice Barrès écrivit alors dans "L’Écho de Paris" : « Le lieutenant-colonel Driant, député de Nancy, demeure allongé sur la terre lorraine, baignée de son sang. » (8 avril 1916) puis : « Il respire, il agit, il crée : il est l’exemple vivant. » (9 avril 1916). Une cérémonie a lieu chaque 21 février devant le monument du Bois des Caures. C’en est le centenaire ce dimanche.
Émile Driant fut honoré après la guerre comme héros patriotique de la nation au même titre que Joseph Joffre, Ferdinand Foch, Joseph Gallieni …et Philippe Pétain qui, lui, connut une "fin de vie" catastrophique (le naufrage de la vieillesse, selon De Gaulle)…
Par ailleurs, pour la simple anecdote, l’arrière-petite-fille d’Émile Driant, Laure Driant, s’est mariée le 10 avril 1999 avec Xavier Darcos, ancien ministre et actuel membre de l’Académie française, et a été élue conseillère départementale LR de l’Essonne le 29 mars 2015 sur le canton de Gif-sur-Yvette. Elle est également l’arrière-arrière-petite-fille du général Boulanger.
Je trouve que le colonel Driant est une figure bien plus symbolique de la Bataille de Verdun et plus généralement, de la Grande Guerre, que cette poignée de main plus ou moins spontanée entre Helmut Kohl et François Mitterrand le 22 septembre 1984...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (22 février 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le symbole de Verdun.
La déchéance de nationalité.
1914.
Sarajevo.
La Bataille de Verdun.
Charles Péguy.
Jean Jaurès.
Joseph Caillaux.
Philippe Pétain.
Émile Driant.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160222-emile-driant.html