« Loin d’avoir représenté une forme française du fascisme devant le Front populaire, La Rocque contribua à préserver la France du fascisme. » (René Rémond, "La Droite en France", 1954). Première partie.
Il y a exactement soixante-dix ans, le 28 avril 1946, le colonel François de La Rocque est mort à Paris. Le colonel de La Rocque a été avant tout un ovni politique de la France tourmentée des années 1930, celle des ligues d’extrême droite, celle du Front populaire, celle qui conduira le Président Albert Lebrun à désigner à Matignon aussi bien Léon Blum que Philippe Pétain.
Sa réputation a été parfois sulfureuse, mais injustement. Ni fasciste, ni antisémite, il était surtout le porteur d’un christianisme social qui rejetait en bloc les deux fléaux idéologiques de l’entre-deux-guerres, à savoir le communisme et le nazisme : « Notre idéal de liberté et de défense de la civilisation chrétienne repousse également le joug hitlérien et la tyrannie moscovite. » (discours au congrès du PSF à Marseille le 8 juin 1937).
D’ailleurs, François de La Rocque a vite anticipé le pacte germano-soviétique signé le 23 août 1939 par Molotov et Ribbentrop : « Le danger allemand est, aujourd’hui, au premier plan visible. Le danger russe est surtout d’ordre moral. Mais l’un est complémentaire de l’autre : l’un et l’autre peuvent momentanément s’associer contre nous. » ("Le Petit Journal" du 14 juillet 1937).
Pour autant, il serait téméraire de le positionner au centre droit de l’échiquier politique, car les formations de centre droit le rejetaient également (par peur d’une recomposition politique et d’une tendance populiste) malgré la défense d’une idée commune, l’instauration d’un exécutif fort qui en finirait avec le régime très instable et controversé des partis, à l’instar des idées d’André Tardieu (1876-1945), Président du Conseil du 3 novembre 1929 au 17 février 1930, du 2 mars 1930 au 4 décembre 1930 et du 20 février 1932 au 10 mai 1932.
Brillante carrière militaire
Né le 6 octobre 1885 à Lorient, François de La Roque est entré à l’école Saint-Cyr en 1905 et a suivi une brillante carrière de militaire. Il servit au Maroc sous les ordres du maréchal Hubert Lyautey de 1908 à 1912, puis de 1914 à 1916. Il fut en 1918 chef de bataillon (à l’âge de 33 ans) et fut blessé trois fois (onze citations et décoré de la croix de guerre). Après la Première Guerre mondiale, il a servi sous les ordres du maréchal Ferdinand Foch à son état-major de 1919 à 1927 avec des missions en Pologne sous les ordres du général Maxime Weygand.
Il quitta l’armée en 1928 en prenant une retraite anticipée « avec le grade de commandant, qui lui vaut, dans le cadre de réserve, ce grade de lieutenant-colonel désormais associé à son nom pour l’histoire politique » (René Rémond). Il fut également plus tard commandeur de la Légion d’honneur (en 1931) et il commença sa carrière politique pour mettre en pratique ses engagements auprès du catholicisme social.
Croix-de-Feu
Il adhéra aux Croix-de-Feu en 1929 et en prit vice-présidence en 1930 et la présidence en 1931 sur la recommandation des maréchaux Marie-Émile Fayolle, Hubert Lyautey et Ferdinand Foch.
Avec un logo (d’origine) assez inquiétant (principalement une tête de mort sur une croix de guerre, emblème des légionnaires), les Croix-de-Feu (fondées le 11 novembre 1927) étaient une ligue d’anciens combattants au patriotisme exacerbé qui pouvaient prouver leur bravoure lors de la Première Guerre mondiale.
Cette initiative de rassemblement initialement très élitiste avait pour but la préservation de la fraternité vécue lors des tranchées, la certitude que les anciens combattants constituaient la force vive du pays sur laquelle devait s’appuyer tous les gouvernements, et aussi, de manière très circonstancielle, la ligue s’est formée en réaction à la profanation de la tombe du Soldat inconnu commise par des communistes manifestant contre l’exécution de Sacco et Vanzetti le 23 août 1927 aux États-Unis. L’adhésion aux Croix-de-Feu, acceptée au départ sous condition d’avoir été décoré pendant la guerre, valait engagement à ne pas se présenter aux élections.
La Rocque fit des Croix-de-Feu une structure politique à la fois patriotique et sociale. Les discours extrémistes y furent bannis et l’idéologie se référait à l’anticommunisme mais aussi l’antifascisme. Le colonel de La Rocque développa ses idées politiques dans son essai politique "Service public" publié chez Grasset en 1934. Il prôna un programme politique très réformateur et très social : organisation professionnelle par corporations, implication des ouvriers dans la gestion des entreprises, congés payés, salaire minimum, réunion du capital et du travail par la participation des employés, droit de vote pour les femmes (réclamé par les catholiques), réduction du pouvoir des parlementaires sur le gouvernement, etc.
Comme beaucoup de mouvements de masse, les Croix-de-Feu bénéficièrent de nombreuses organisations et associations périphériques (notamment des syndicats et des œuvres sociales). Car les Croix-de-Feu sont devenues effectivement un mouvement de masse qui avait de quoi inquiéter les gouvernements avec un programme social proche de celui du Front populaire. De 500 adhérents en 1928, le nombre est passé à environ 500 000 en 1936.
Dans un cadre légal et républicain
Contrairement aux ligues d’extrême droite, le colonel de La Rocque a toujours voulu se situer dans la légalité républicaine bien que partisan d’un exécutif fort. Il a refusé de participer aux émeutes du 6 février 1934 (ses environ 8 000 militants présents sont restés éloignés des combats le long de la Seine).
Malgré ce refus du putsch, la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées a abouti notamment le 18 juin 1936 (par décret du gouvernement de Léon Blum) à la dissolution des Croix-de-Feu qui cultivaient une apparence de groupe paramilitaire (discipline stricte, etc.) même si elles n’utilisaient aucune arme ni aucun uniforme dans leurs actions. (Parmi les applications de cette loi du 10 janvier 1936, il y a eu la dissolution d’Occident le 31 octobre 1968, d’Ordre nouveau le 28 juin 1973, du Service d’action civique le 3 août 1982, du Front de libération nationale de la Corse le 5 janvier 1983, d’Iparretarrak le 17 juillet 1987 et de l’Association des musulmans de Lagny-sur-Marne le 14 janvier 2016…). Ce décret de dissolution alimenta une très forte détestation du colonel de La Rocque contre Léon Blum dont les préoccupations sociales étaient pourtant voisines.
Opposé à l’Action française de Charles Maurras (qui fut ensuite un collaborateur, ce qui a déçu de nombreux jeunes nationalistes comme Daniel Cordier), dont le slogan était "Politique d’abord !", François de La Rocque prit le slogan "Social d’abord !". Les ligues d’extrême droite en voulurent beaucoup au colonel de La Rocque d’avoir refusé le 6 février 1934 de marcher vers le Palais-Bourbon pour attaquer l’Assemblée Nationale et prendre le pouvoir politique. Au contraire de celui d’autres nationalistes, le patriotisme français de La Rocque s’opposait vigoureusement au nazisme, au fascisme, à l’antisémitisme aussi bien qu’au communisme et au stalinisme.
La Rocque et l’antisémitisme
Dans son discours du 23 mai 1936, La Rocque considérait en effet que le racisme et la lutte des classes empêchaient la réconciliation nationale et le 14 juin 1936, les Croix-de-Feu organisèrent une cérémonie avec le futur grand rabbin de France Jacob Kaplan (1895-1994) pour honorer les combattants juifs morts pendant la Première Guerre mondiale. En fait, à chaque commémoration juive, les Croix-de-Feu étaient représentées d’une manière ou d’une autre. Jean Lacouture l’a confirmé : « Réprouvant toute forme d’antisémitisme, le PSF organisera des hommages aux anciens combattants juifs patronnés par les rabbins Weil et Japlan et le Consistoire de Paris. » ("Une Histoire de Français", éd. Seuil, 1998). De même, l’écrivain Louis-Ferdinand Céline dénonça l’influence juive sur La Rocque dans son pamphlet antisémite "L’École des cadavres" (1938).
Néanmoins, certains écrits du colonel de La Rocque pouvaient quand même prêter le flanc à l’antisémitisme, parce qu’ils étaient avant tout xénophobes (et également germanophobes), rendant les étrangers arrivant en France (c’est-à-dire les immigrés) responsables du chômage de masse (cela fait penser à un certain programme politique aujourd’hui) et les Juifs allemands qui quittèrent en masse l’Allemagne après la conquête du pouvoir par Adolf Hitler symbolisaient parfaitement cette figure de l’étranger détesté qui dérangeait.
La Rocque utilisait ainsi la différence entre le "bon" et le "mauvais" Juif : « Et voici que le racisme hitlérien, combiné avec notre folle sensiblerie, nous condamne à héberger une foule grouillante, virulente, d’outlaws que rien ne garantit ; voici que parmi ces derniers, de nombreux îlots se constituent pour lesquels la persécution nazie n’est qu’une couverture d’espionnage et de conspiration. Mettre ce danger en évidence n’est point faire acte d’antisémitisme. » ("Service public", 1934). De là à faire l’analogie avec ceux qui considèrent que les terroristes islamistes profitent de l’arrivée massive des réfugiés syriens en Europe…
De même, la déchéance de la nationalité (plus tard appliquée sous Vichy) était déjà dans les débat d’avant-guerre : « Lorsque le PSF sera au pouvoir, il ne manquera pas de réviser les naturalisations abusives auxquelles on a recouru, non pas seulement sous le règne du Front populaire, mais même pendant les années qui l’ont précédé. » ("Le Petit Journal" du 17 avril 1938).
Enfin, la dénonciation du lobby judéo-maçonnique, avec un vocabulaire assez célinien : « En chaque lieu, en chaque occasion où une purulence juive s’est manifestée, la franc-maçonnerie a été introductrice, protectrice, conspiratrice. Régler la question juive sans briser à jamais les loges et toutes leurs antennes serait faire œuvre chimérique. » ("Le Petit Journal" du 5 octobre 1940).
Ces trois derniers propos ont été cités par l’historien Richard Millman dans "Vingtième Siècle, revue d’histoire" n°38 d’avril-juin 1993, "Les Croix-de-feu et l’antisémitisme".
Il faut comprendre aussi que dans les années 1930, après le succès populaire des thèses antisémites prônées par Hitler en Allemagne, beaucoup de partis politiques français, et pas seulement d’extrême droite, même la SFIO a eu cette tentation, voyaient dans les propos antisémites un moyen efficace bien que démagogique de recueillir beaucoup de voix lors des élections, et le PSF a toujours refusé ce genre de facilité parce que La Rocque avait combattu aussi bien avec des Juifs qu’avec des catholiques ou des protestants durant la Première Guerre mondiale et les Juifs venus en France avant 1933 (avant l’exil des Juifs allemands) étaient très bien intégrés à la société française.
Proximités personnelles
Parmi les militants des Croix-de-Feu, on pouvait retrouver le champion de tennis Jean Borotra (1898-1994), oncle des deux parlementaires Didier Borotra et Franck Borotra, l’aviateur Jean Mermoz (1901-1936), Léon Koscziusko, oncle du grand-père de Nathalie Kosciusko-Morizet, ainsi que le futur Président de la République François Mitterrand (1916-1996) : « J’ai trouvé que ce personnage était injustement traité [à propos de La Rocque]. Ses propos tranchaient avec la réputation qui lui était faite. Il n’était ni fasciste, ni antisémite. (…) Il m’avait séduit. » (cité par Pierre Péan, "Une Jeunesse française, François Mitterrand, 1934-1947", éd. Fayard, 1994).
Parti social français
Pour réagir à la dissolution des Croix-de-Feu et s’impliquer plus activement dans la vie politique et parlementaire, le colonel de La Rocque fonda le 7 juillet 1936 le Parti social français (PSF) avec notamment Jean Mermoz comme vice-président.
Ce parti a eu un très grand succès dans les dernières années avant la Seconde Guerre mondiale. En 1939, il était le premier parti de la droite parlementaire en nombre de militants, il comptait 500 000 voire un million et demi d’adhérents selon les sources (un rapport de police laisse même entendre que le PSF aurait bien deux millions d’adhérents).
Le PSF a gagné beaucoup d’audience au fil des années et au fil des élections partielles jusqu’à environ 15% de l’électorat et il aurait pu prétendre, avec le mode de scrutin, à une centaine de parlementaires si les élections de 1940 n’avaient pas été reportées de deux ans par décision du 29 juillet 1939.
Issus des élections législatives du 3 mai 1936 ou d’élections partielles, 11 députés se sont inscrits au groupe parlementaire du PSF, formé le 21 janvier 1937. Il fut présidé par Jean Ybarnégaray (1883-1956) qui fut Ministre d’État du gouvernement de Paul Reynaud du 10 mai 1940 au 16 juin 1940, puis Ministre des Anciens combattants et de la Famille française dans le gouvernement de Philippe Pétain du 17 juin 1940 au 10 juillet 1940 et Secrétaire d’État à la Famille, à la Jeunesse et à la Santé du 11 juillet 1940 au 6 septembre 1940, à Vichy, avant d’être renvoyé par Pétain (il fut ensuite déporté), et parmi les membres du groupe PSF, il y avait aussi François de Polignac et Charles Vallin, neveu du père Pierre Teilhard de Chardin.
Dans le prochain article, j’évoquerai l’alliance du PSF avec les radicaux, puis le comportement des responsables du PSF pendant l’Occupation.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (28 avril 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Pétain.
Pierre Laval.
De Gaulle en 1940.
Catholicisme social.
Louis-Ferdinand Céline.
Hitler.
Charles Péguy.
Ce qu’est le patriotisme.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160428-colonel-de-la-rocque.html
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-colonel-de-la-rocque-social-d-180327
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2016/04/28/33670510.html