« Les grandes nations démocratiques d’Europe ne doivent pas ployer sous le vent du populisme. L’Europe ne doit pas se laisser impressionner par le terrorisme. Non. Et les États membres doivent construire une Europe qui protège. » (Jean-Claude Juncker, le 14 septembre 2016 à Strasbourg).
Comme chaque année, le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker a prononcé son discours sur l’état de l’Union (et répondu aux questions) pendant trois heures le matin du mercredi 14 septembre 2016, devant les députés européens du Parlement de Strasbourg. Prévu par le Traité de Lisbonne, calqué sur celui des États-Unis et pratiqué depuis 2010 (second mandat de José Manuel Barroso), cet exercice a pour but de faire un bilan de l’action de l’année en cours et de présenter les priorités de la Commission Européenne pour l’année qui vient.
Calqué sur celui des Présidents américains, comme j’ai écrit, mais sans être identique : « Nous ne sommes pas les États-Unis d’Amérique, où le Président prononce son discours sur l’état de l’Union devant les deux chambres du Congrès, pendant que des millions de citoyens américains écoutent attentivement chacun de ses mots, en direct à la télévision. En comparaison, ce moment de l’état de l’Union ici en Europe montre très clairement la nature incomplète de notre Union. (…) Nous ne sommes pas les États-Unis d’Europe. Notre Union Européenne est beaucoup plus complexe. Ignorer cette complexité serait une erreur, et nous conduirait à adopter les mauvaises solutions. L’Europe ne peut fonctionner que si les discours défendant notre projet commun sont tenus, non seulement devant cette honorable assemblée, mais aussi devant les parlements de tous nos États membres. ».
À ce titre, Jean-Claude Juncker s’était engagé dès 2014 à rencontrer très régulièrement les parlementaires nationaux des États membres pendant son mandat : l’an dernier, « mes commissaires se sont rendus 353 fois dans les parlements nationaux » : « Car l’Europe ne peut se construire qu’avec les États membres, jamais contre eux. ».
Politiser la Commission Européenne (et la détechnocratiser)
Évidemment, l’été 2016 a été une catastrophe pour l’idée européenne puisque les Britanniques ont décidé, par référendum, le 24 juin 2016, de quitter l’Union Européenne (c’était pourtant un des leurs qui avait préconisé, juste après la guerre, les États-Unis d’Europe). Inutile de dire que les élections régionales du 4 septembre 2016 en Allemagne (avec une avancée très notable de l’extrême droite nationaliste) ou la nécessité de refaire l’élection présidentielle en Autriche (en principe prévue pour le 2 octobre 2016) ne sont pas des éléments qui renforcent la cohésion européenne. Ce discours a eu lieu deux jours avant le Sommet européen de Bratislava, le premier à seulement Vingt-sept, sans le Royaume-Uni qui n’a pourtant toujours pas demandé formellement le début des négociations pour son départ de l’Union.
Sans en avoir l’air, le discours de Jean-Claude Juncker a été très politique et a cherché à donner des perspectives d’avenir dans une Europe en pleine crise identitaire, en crise de scepticisme et de nationalisme (chaque pays ne pensant qu’à son sort sans se préoccuper du sort commun et solidaire de l’Europe) : « Jamais encore, je n’avais vu un terrain d’entente aussi réduit entre nos États membres. Un nombre aussi réduit de domaines dans lesquels ils acceptent de travailler ensemble. Jamais encore, je n’avais entendu autant de dirigeants nationaux ne parler que de leurs problèmes nationaux, et ne citer l’Europe qu’en passant, pour autant qu’ils la citent. Jamais encore, je n’avais vu des représentants des institutions de l’Union fixer des priorités aussi différentes, parfois en opposition directe avec les gouvernements et les parlements nationaux. C’est comme s’il n’y avait quasiment plus de point de rencontre entre l’Union et ses capitales nationales. Jamais encore, je n’avais vue des gouvernements nationaux aussi affaiblis par les forces populistes et paralysés par le risque de perdre les prochaines élections. Jamais encore, je n’avais vu une telle fragmentation, et aussi peu de convergence dans notre Union. ».
À la différence du précédent discours de ce type, le 9 septembre 2015, Jean-Claude Juncker a préféré insister sur ce qui unissait les États membres à pointer du doigt les sujets qui fâchaient.
Pourquoi avoir fait l’Europe ? La question ne devrait pas se poser mais elle se pose dans les débats publics. Alors, il faut rappeler des évidences : « L’Europe est synonyme de paix. Ce n’est pas une coïncidence si la plus longue période de paix de l’histoire de l’Europe a commencé avec la formation des Communautés européennes. Soixante-dix ans de paix ininterrompue en Europe. Dans un monde où l’on dénombre quarante conflits armés actifs, qui chaque année coûtent la vie à 170 000 personnes. ».
Un mode de vie européen
Voulant réaffirmer quelques valeurs essentielles, Jean-Claude Juncker a fait part de son inquiétude sur certains faits divers : « Nous, Européens, nous ne pourrons jamais accepter que des travailleurs polonais soient harcelés, roués de coups ou même assassinés dans les rues d’Harlow. La libre circulation des travailleurs fait tout autant partie de nos valeurs européennes communes que la lutte contre la discrimination et le racisme. ».
Et d’insister aussi sur les travailleurs détachés : « Les travailleurs doivent recevoir le même salaire pour le même travail au même endroit. (…) Le marché intérieur n’est pas un endroit où les travailleurs d’Europe de l’Est peuvent être exploités ou soumis à des normes sociales moins strictes. L’Europe n’est pas le Far West, c’est une économie sociale de marché. ».
Tout comme le droit à une vie privée et à la protection des données personnelles : « Les Européens n’aiment pas que des drones planent au-dessus de leur tête pour enregistrer leur moindre geste, ni que des entreprises consignent chacun de leurs clics de souris. (…) Car en Europe, la vie privée n’est pas un vain mot. C’est une question de dignité humaine. ».
Promoteur d’une révolution numérique, le leader européen a donné un objectif très ambitieux : « Nous proposons aujourd’hui d’équiper chaque village et chaque ville d’Europe d’un accès Internet sans fil gratuit autour des principaux centres de la vie publique d’ici à 2020. ».
Il veut aussi réduire les frais téléphoniques lors des déplacements : « Être politique signifie aussi corriger les erreurs technocratiques dès qu’elles se produisent. La Commission, le Parlement et le Conseil ont décidé conjointement de supprimer les frais d’itinérance pour les téléphones mobiles. C’est une promesse que nous tiendrons. Pas seulement pour les personnes qui partent en voyage d’affaires de deux jours. Pas seulement pour les vacanciers qui vont passer deux semaines au soleil. Mais aussi pour nos travailleurs transfrontaliers. Et pour les millions d’étudiants en Erasmus qui séjournent un ou deux semestres à l’étranger pour leurs études. Dès la semaine prochaine, vous verrez un nouveau projet, bien meilleur. Lorsque vous voyagez ailleurs dans l’Union Européenne avec votre téléphone mobile, cela devrait être comme si vous restiez chez vous. ».
Favorisant l’avenir des télécommunications, la Commission veut investir massivement : « La Commission propose de déployer pleinement la 5G, la cinquième génération de systèmes de communication mobile, dans toute l’Union Européenne d’ici à 2025. Cela peut générer 2 millions d’emplois supplémentaires dans l’UE. Puisque la connectivité doit profiter à tous, alors peu importe le lieu de résidence ou le niveau de salaire. ».
Alors que le groupe américain Apple a été mis en demeure par l’Europe, le 30 août 2016, de rembourser 13 milliards d’euros de réduction d’impôts à l’État irlandais (qui, lui, ne voulait rien réclamer), Jean-Claude Juncker a considéré que les accords fiscaux secrets étaient une atteinte à la concurrence : « En Europe, les consommateurs sont protégés contre les ententes entre grandes entreprises et de leurs pratiques abusives. (…) Chaque entreprise, quelle que soit sa taille, doit payer des impôts là où elle fait des bénéfices. Cela s’applique aussi à des géants comme Apple, et ce, même si leur valeur boursière dépasse le PIB de 165 pays dans le monde. En Europe, nous n’acceptons pas que de puissantes sociétés obtiennent secrètement des accords illégaux sur leurs impôts. (…) La Commission est garante de cette équité. C’est l’aspect social du droit de la concurrence. ».
Favoriser le dynamisme économique pour encourager l’emploi
Restant dans l’actualité française, il a également évoqué les agriculteurs : « La Commission sera toujours présente aux côtés de nos agriculteurs, surtout lorsqu’ils traversent des moments difficiles comme c’est actuellement le cas. L’an dernier, le secteur laitier a été frappé par l’embargo imposé par la Russie. La Commission a donc mobilisé 1 milliard d’euros au profit des producteurs laitiers, afin de les aider à se redresser. Car je n’accepterai pas que le lait soit moins cher que l’eau. ».
La priorité numéro une des préoccupations reste évidemment l’emploi et le problème de précarité des emplois. Jean-Claude Juncker a fait état de la réussite de son plan d’investissements stratégiques et veut même le doubler : « L’Europe doit investir résolument dans sa jeunesse, dans ses demandeurs d’emploi et dans ses start-up. (…) Je ne peux pas accepter, et je n’accepterai jamais, que la génération du millénaire, la génération Y, devienne, pour la première fois en soixante-dix ans, plus pauvre que celle de ses parents. ».
Dans le plan actuel de 315 milliards d’euros, 116 milliards d’euros ont déjà été mobilisés en un an, plus de 200 000 petites entreprises et star-up ont obtenu un prêt, 100 000 personnes ont bénéficié d’un nouvel emploi. L’objectif de Jean-Claude Juncker est d’atteindre 630 milliards d’euros d’investissements d’ici à 2022. Il a proposé aussi une Union des marchés des capitaux qui permettrait de « libérer jusqu’à 100 milliards d’euros de financements supplémentaires pour les entreprises de l’UE ».
Combattre le chômage, cela veut dire aussi échanger avec ses voisins au lieu de leur faire la guerre : « Le commerce est synonyme d’emplois. Chaque milliard d’euros d’exportations représente 14 000 emplois supplémentaires créés dans l’Union Européenne. Et plus de 30 millions d’emplois, soit 1 emploi sur 7 dans l’UE, dépendent maintenant de nos exportations vers le reste du monde. ».
La solidarité européenne n’est pas seulement pour les Européens, elle doit aussi être à destination des pays en voie de développement pour réduire les migrations économiques : « Aujourd’hui, nous lançons un plan d’investissement ambitieux pour l’Afrique et les pays du voisinage, susceptible de mobiliser 44 milliards d’euros d’investissements. C’est un montant qui peut aller jusqu’à 88 milliards d’euros si les États membres y contribuent. Ce nouveau plan apportera une aide vitale à ceux qui, autrement, seraient contraints d’entreprendre un voyage périlleux dans l’espoir d’une vie meilleure. ».
Jean-Claude Juncker est aussi l’un des rares Européens à rappeler l’importance de la monnaie unique (voulue par le peuple français au référendum du 20 septembre 1992) : « Pendant la crise financière mondiale, l’euro est resté fort et nous a protégés d’une instabilité plus grande encore. L’euro est l’une des principales monnaies internationales et apporte des avantages économiques énormes, quoique souvent invisibles. Les pays de la zone euro ont ainsi économisé 50 milliards d’euros cette année en paiement d’intérêts, grâce à la politique monétaire de la Banque centrale européenne. (…) Le président de la BCE, Mario Draghi, veille à la stabilité de notre monnaie. Et il contribue davantage à l’emploi et à la croissance que beaucoup de nos États membres. ».
Il a rappelé aussi : « Les déficits publics, qui en 2009 se chiffraient à 6,3% en moyenne dans la zone euro, sont aujourd’hui inférieurs à 2%. [Pas en France !] Sur les trois dernières années, près de 8 millions de personnes supplémentaires ont trouvé un emploi. Un million d’entre elles rien qu’en Espagne, un pays qui continue de se relever de la crise à un rythme impressionnant. » [Pas en France non plus !].
L’Europe qui protège
Autre sujet essentiel de préoccupation, la sécurité et la lutte contre le terrorisme. Jean-Claude Juncker a annoncé la création d’une nouvelle agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes avec 200 gardes-frontières supplémentaires aux frontières extérieures de la Bulgarie : « Face à ce que l’homme peut faire de pire, nous devons rester fidèles à nos valeurs, à nous-mêmes. Et ce que nous sommes, ce sont des sociétés démocratiques, plurielles, ouvertes et tolérantes. Mais cette tolérance ne peut se faire au détriment de notre sécurité. ».
De la même manière, une défense européenne est à construire pour la souveraineté et l’indépendance des États européens : « L’Europe ne peut plus se permettre de dépendre de la puissance militaire d’autres pays ou de laisser la France défendre seule son honneur au Mali. (…) Pour garantir la solidité de la défense européenne, l’industrie européenne de la défense doit faire preuve d’innovation. C’est pourquoi nous proposerons, avant la fin de l’année, la création d’un Fonds européen de la défense, pour stimuler activement la recherche et l’innovation. (…) Le Traité de Lisbonne permet aux États membres qui le souhaitent de mettre en commun leurs capacités de défense sous la forme d’une coopération structurée permanente. Je pense que l’heure est venue de faire usage de cette possibilité. ».
Credo et vision d’avenir
Jean-Claude Juncker est né à peu près au même moment que l’Union Européenne. Il a donc conclu son discours du 14 septembre 2016 par une vibrante profession de foi européenne : « Mon père croyait en l’Europe car il croyait dans la stabilité, dans les droits des travailleurs et e progrès social. Parce qu’il avait compris à quel point la paix en Europe était précieuse et fragile. ».
L’Union Européenne, qui représente 8% de la population mondiale aujourd’hui mais qui n’en représentera plus que 5% en 2050, a le plus grand marché intérieur au monde, et ses 30 millions d’entreprises génèrent un PIB de 14 000 milliards d’euros : « Nos ennemis voudraient que nous nous séparions. Nos adversaires tireraient profit de notre désunion. Ce n’est qu’ensemble que nous sommes, et que nous resterons une force incontournable. ».
Donner une vision de l’Europe à long terme, c’est aussi le rôle de la Commission Européenne. Elle publiera ainsi sur le sujet un Livre blanc en mars 2017, à l’occasion du soixantième anniversaire du Traité de Rome. L’occasion non seulement de refaire le point sur la construction européenne, mais d’imposer aux candidats à l’élection présidentielle française d’exposer leur propre vision européenne, exercice que les médias en France négligent tellement souvent…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (20 septembre 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Discours de l’état de l’Union du 14 septembre 2016 (texte intégral).
Juncker, le capitaine du paquebot Europe.
Churchill et l’Europe.
Le scandale Barroso.
Le Brexit.
Le souverainisme, c’est le déclinisme !
Peuple et populismes.
Autriche présidentielle.
Texte intégral du discours de Jean-Claude Juncker le 9 septembre 2015 à Strasbourg.
Discours sur l'état de l'Union de Juncker (9 septembre 2015).
Le défi des réfugiés.
Les Français sont-ils vraiment eurosceptiques ?
Le Traité constitutionnel européen.
Victor Hugo l’Européen.
Jacques Delors.
La crise grecque.
Monde multipolaire.
Élisabeth II.
David Cameron.
Tournant historique pour l’euro.
La transition polonaise.
Le Traité de Maastricht.
La débarrosoïsation de l’Europe.
Les priorités de Jean-Claude Juncker.
La parlementarisation des institutions européennes.
Donald Tusk.
Angela Merkel.
La France est-elle libérale ?
Le pape pour le renouveau de l'Europe.
Conseil Européen du 30 août 2014.
Composition de la Commission Juncker (10 septembre 2014).
Les propositions européennes de VGE.
Effervescence à Bruxelles.
Résultats des élections européennes du 25 mai 2014.
Déni de démocratie pour le Traité de Lisbonne ?
Guy Verhofstadt
La France des Bisounours à l'assaut de l'Europe.
Faut-il avoir peur du Traité transatlantique ?
Le monde ne nous attend pas !
Martin Schulz.
Jean-Luc Dehaene.
Débat européen entre les (vrais) candidats.
Les centristes en liste.
Innovation européenne.
L’Alternative.
La famille centriste.
Michel Barnier.
Enrico Letta.
Matteo Renzi.
Herman Van Rompuy.
Gaston Thorn.
Borislaw Geremek.
Daniel Cohn-Bendit.
Mario Draghi.
Le budget européen 2014-2020.
Euroscepticisme.
Le syndrome anti-européen.
Pas de nouveau mode de scrutin aux élections européennes, dommage.
Risque de shutdown européen.
L’Europe des Vingt-huit.
La révolte du Parlement Européen.
La construction européenne.
L’Union Européenne, c’est la paix.
L'écotaxe et l'Europe.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160914-juncker-F.html
http://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/jean-claude-juncker-capitaine-du-184761
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2016/09/20/34323998.html