« Des tireurs de ficelles aux sociétés plus au moins secrètes, des organisations de parti aux comités, tous ont une action sournoise d’accaparement des institutions et d’emprise sur les fonctionnaires ; ils choisissent les candidats, font les élections, domestiquent et corrompent les élus pour aboutir à ce que le monde de l’argent et le monde de la politique tendent, de plus en plus, à ne faire qu’un. » (André Tardieu, 1936).
Il est des postérités qui sont injustes. Le souvenir de l’ancien chef du gouvernement français André Tardieu est assez faible dans la "mémoire collective". Pourtant, il fut l’un des très rares, parmi les hommes politiques de l’entre-deux-guerres, avec Alexandre Millerand, à avoir compris que le régime des partis engendré par la IIIe République, qui rendait tout puissants les partis politiques au sein des assemblées au détriment du gouvernement, devait évoluer "à la De Gaulle". Et il fut, avec Joseph Caillaux, l’un des esprits les plus éclairés de la fin de la IIIe République.
C’est peut-être parce que la maladie l’a empêché d’être présent au moment de la Seconde Guerre mondiale. Victime d’un accident vasculaire cérébral en septembre 1939, André Tardieu est mort à presque 69 ans le 15 septembre 1945 (après la Libération), après avoir vécu six années de grande dépendance à Menton (il était paralysé). Il est né il y a exactement 140 ans, le 22 septembre 1876, à Paris. L’occasion ici de revenir sur cet homme brillant et ses idées, probablement en avance sur leur temps.
Un professionnel du succès scolaire
Fils d’un riche avocat parisien, jeune homme intellectuellement très fort ("professionnel du succès scolaire"), après avoir accumulé de nombreux prix au concours général, André Tardieu fut reçu premier à Normale Sup. mais… refusa d’intégrer la grande école de la rue d’Ulm car il ne voulait pas être professeur de lettres (ses futurs collègues politiques Édouard Herriot, Paul Painlevé et Léon Blum le considéraient toutefois comme normalien). L’idée était juste de faire le concours le plus élitiste de France pour montrer ses aptitudes personnelles.
Ce renoncement se fit au profit du Ministère des Affaires étrangères (il était aussi premier à ce concours de la haute fonction publique qu’ont réussi plus tard de grands écrivains tels que Jean Giraudoux, Paul Claudel et Paul Morand).
D’abord attaché d’ambassade, il fut membre du cabinet de Théophile Delcassé, qui fut Ministre des Affaires étrangères du 28 juin 1898 au 6 juin 1905 (et du 26 août 1914 au 13 octobre 1915), puis l’un des collaborateurs proches de Pierre Waldeck-Rousseau, républicain modéré, alors qu’il était Président du Conseil (équivalent de Premier Ministre) du 22 juin 1899 au 7 juin 1902.
Journaliste très bien renseigné
Lassé par la trop grande lenteur des évolutions de carrière, André Tardieu démissionna de la haute administration après seulement deux ans de travail, et passa le concours de l’inspection générale du Ministère de l’Intérieur. C’était un concours très difficile qui lui permettait, une fois réussi, d’avoir beaucoup de temps "libre" pour faire autre chose.
Cela a permis à André Tardieu de devenir un journaliste très lu par les décideurs tant français qu’étrangers. Il rédigeait en effet des chroniques de politique étrangère d’abord dans le journal "Le Figaro" puis surtout, dans le journal "Le Temps" qui fut une référence dans ce domaine. Pendant une quinzaine d’années, il faisait des comptes-rendus diplomatiques très bien informés et percutants grâce à ses entrées au Quai d’Orsay.
Son influence intellectuelle était donc très forte et ses ouvrages sur les États-Unis, ou sur Algésiras ou sur Agadir étaient des références. André Tardieu avait été reçu par le Président américain Theodore Roosevelt, et cette rencontre l’avait convaincu de l’intérêt du régime présidentiel des États-Unis.
Clemenceau comme mentor
Pour s’engager en politique, André Tardieu a démissionné de la fonction publique et s’est fait élire pour la première fois député le 26 avril 1914 (il a alors 37 ans) dans la région parisienne sous l’étiquette de l’Alliance démocratique, un parti républicain de centre droit, laïc, dreyfusard et libéral, créé le 23 octobre 1901 (Louis Barthou, Raymond Poincaré, Maurice Rouvier, Georges Leygues, Émile Loubet, Armand Fallières, Paul Deschanel, Charles Jonnart, André Maginot, etc.).
Au début de la Première Guerre mondiale, il fut mobilisé. Ensuite, il travailla pour Foch puis pour Foch. Alexandre Ribot, alors Président du Conseil, le nomma en 1917 haut-commissaire aux États-Unis, chargé de les accompagner dans leur entrée en guerre, une mission réussie. En novembre 1918, le vieux Tigre Georges Clemenceau, Président du Conseil, l’appela pour prendre une part décisive aux négociations des traités de paix, au cours de la Conférence de paix de Paris, qui s’est tenue du 18 janvier 1919 au 10 août 1920 et qui a abouti à différents traités : le Traité de Versailles (28 juin 1919), le Traité de Saint-Germain-en-Laye (10 septembre 1919), le Traité de Neuilly (27 novembre 1919), le Traité de Trianon (4 juin 1920) et le Traité de Sèvres (10 août 1920).
André Tardieu et l’autre collaborateur direct de Clemenceau pendant cette période, Georges Mandel, son directeur de cabinet affecté à la politique intérieure, furent en rivalité politique pendant de nombreuses années dans la défense de l’héritage politique de Clemenceau.
D’un caractère en acier trempé (le même que celui de Clemenceau) et adorant manière l’humour caustique servi par une expression claire et structurée, André Tardieu multiplia à l’Assemblée les rancœurs à son encontre, ce qui rendait difficile un véritable leadership politique. Il accusa par exemple Aristide Briand de mener « la politique du chien crevé qui suit le fil de l’eau ».
Clemenceau l’intégra dans son gouvernement le 6 novembre 1919 comme Ministre des Régions libérées (à la place d’Albert Lebrun), jusqu’au 18 janvier 1920. L’échec de Georges Clemenceau à la réunion préparatoire de l’élection présidentielle le 16 janvier 1920 (il n’a obtenu que 389 voix face à Paul Deschanel, 408 voix) mit un terme à sa carrière politique à 78 ans, et interrompit momentanément celle d’André Tardieu (à 43 ans). Ce dernier resta l’ami de Clemenceau pendant encore quelques années. Il devint le directeur politique du journal "L’Écho national" fondé en février 1922 par le Père la Victoire.
Héritier de Poincaré
Après s’être fait réélire le 30 novembre 1919 avec le Bloc national, André Tardieu fut battu le 25 mai 1924, emporté par la victoire du Cartel des gauches (dirigé par le radical Édouard Herriot). Il se fit cependant réélire député à Belfort le 14 février 1926 à l’occasion d’une législative partielle (mort de Jean-Baptiste Saget). Il fut ensuite réélu le 29 avril 1928 et le 8 mai 1932.
Clemenceau en voulut à André Tardieu d’avoir accepté de revenir au gouvernement : « Il a grand tort de se plaindre de mon silence. Les paroles auraient trop précisé mes sentiments. » (2 août 1926). Il fut nommé Ministre des Travaux publics et des Régions libérées dans le 4e gouvernement de Raymond Poincaré du 23 juillet 1926 au 6 novembre 1928 puis Ministre de l’Intérieur dans le 5e gouvernement Poincaré du 11 novembre 1928 au 26 juillet 1929 et dans le 11e gouvernement d’Aristide Briand du 29 juillet 1929 au 22 octobre 1929.
Durant ces années, il se lia d’amitié avec un socialiste indépendant, Pierre Laval, qui fut son contraire en caractère, comme l’expliqua l’historien Fred Kupferman (cité par Michel Psellos sur le site Hérodote) : « Avec sa tête rejetée en arrière, son fume-cigarette, son sourire éclatant et un peu méprisant, il est une cible rêvée pour les dessinateurs. On le surnomme le mirobolant parce qu’il a une idée par jour et que sa pensée va trop vitre pour l’homme politique moyen. (…) À ses côtés, cultivant son personnage d’homme de terroir, tutoyant les journalistes, Pierre Laval pourrait être le Sancho Pança de ce Don Quichotte qui fonce contre les moulins des idées reçues. » ("Pierre Laval", éd. Masson, 1976).
Après le départ en retraite de Raymond Poincaré, André Tardieu fut considéré comme la personnalité de centre droit la plus capable. Ce fut donc lui qui fut désigné Président du Conseil pour répondre au Krach boursier de Wall Street du 24 octobre 1929. André Tardieu dirigea trois gouvernements, du 3 novembre 1929 au 17 février 1930, du 2 mars 1930 au 4 décembre 1930 et du 20 février 1932 au 10 mai 1932, qui furent victimes d’instabilités comme ceux de ses collègues (en particulier Pierre Laval, Aristide Briand, Camille Chautemps, Édouard Herriot, etc.).
Chef du gouvernement
Au contraire de la politique financière de Poincaré, André Tardieu se permit de rendre déficitaire le budget de l’État pour favoriser l’émergence d’une classe moyenne et amorcer une société de consommation. Il a misé sur des investissements d’infrastructures industrielles (voies ferrées, ports, routes, réseau électrique), sur des augmentations de salaires chez les fonctionnaires, sur la mise en place d’une pension pour les anciens combattants, sur l’instauration d’une assurance vieillesse obligatoire pour les salariés pauvres. Une politique keynésienne …avant Keynes !
Dans ses deux premiers gouvernements, où il est resté Ministre de l’Intérieur, il a nommé André Maginot au Ministère de la Guerre pour construire la fameuse Ligne Maginot dont le financement fut voté le 28 décembre 1929 (la loi fut promulguée le 14 janvier 1930). Dans son troisième gouvernement, André Tardieu a cumulé avec le Ministère des Affaires étrangères, comme un retour aux sources.
Dans ses trois gouvernements, il nomma notamment : Aristide Briand, Georges Leygues, André Maginot, Pierre-Étienne Flandin, Auguste Champetier de Ribes, André François-Poncet, Paul Reynaud, Pierre Laval, etc.
Moderne à la fois dans ses idées politiques et dans sa communication, André Tardieu fut le premier chef du gouvernement français à utiliser la radio comme média de communication gouvernementale avec ses "causeries", il demandait aussi à des journalistes d’enregistrer et de rediffuser ses discours, et il continuait de fasciner sa majorité par des déclarations à la Chambre aussi brillantes que persuasives.
Lors de l’assassinat du Président de la République Paul Doumer le 7 mai 1932, André Tardieu assuma l’intérim présidentiel jusqu’à l’élection et l’installation de son successeur, Albert Lebrun, le 10 mai 1932. Cet assassinat s’est déroulé entre les deux tours des élections législatives (1er et 8 mai 1932) et André Tardieu n’en profita pas pour influencer sur le scrutin (une nouvelle majorité des gauches, après celle de 1924, fut élue). Son 3e gouvernement démissionna dès le 10 mai 1932.
Des idées institutionnelles très modernes
L’instabilité ministérielle dont il fut victime tout comme les autres acteurs de la vie politique renforça la conviction d’André Tardieu qu’il était absolument nécessaire de faire une réforme des institutions et une consolidation du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif. Il créa un groupe parlementaire en mai 1932, appelé le Centre républicain, après avoir échoué à contrôler son parti d’origine, l’Alliance démocratique. Ce groupe ne dura que le temps de cette législature, jusqu’en mai 1936, faute de leader (André Tardieu ayant démissionné de la Chambre avant 1936).
André Tardieu exposa ses idées constitutionnelles en 1934 dans son livre "Réforme de l’État" (éd. Flammarion) où il proposa que les parlementaires ne pussent plus prendre l’initiative eux-mêmes d’augmenter les dépenses publiques, que le chef du gouvernement, appelé Premier Ministre, fût capable de dissoudre la Chambre des députés sans l’accord du Sénat, que les femmes pussent voter et qu’enfin, le gouvernement pût recourir au référendum pour les grands projets de loi afin de court-circuiter les parlementaires empêtrés dans l’immobilisme et les querelles partisanes.
À la suite des émeutes sanglantes du 6 février 1934, André Tardieu accepta finalement d’être nommé Ministre d’État du 9 février 1934 au 8 novembre 1934 dans le grand gouvernement de Gaston Doumergue qui comportait plusieurs anciens et futurs Présidents du Conseil, dont Édouard Herriot, Pierre Laval, Albert Sarraut, Philippe Pétain, Henri Queuille, Pierre-Étienne Flandin, et aussi des personnalités comme Louis Marin et Louis Barthou.
Le but de ce gouvernement de salut public était de remettre de l’ordre dans le pays et de faire une réforme des institutions. Le manque d’autorité de Gaston Doumergue, affaibli par la vieillesse (71 ans), l’assassinat de Louis Barthou (Affaires étrangères) le 9 octobre 1934 (en même temps que le roi de Yougoslavie), et les dissensions au sein des partis politiques rendirent sa mission impossible. L’échec fut formalisé par le renversement de Gaston Doumergue le 8 novembre 1934 par les radicaux.
Évolution antiparlementariste
André Tardieu perdit tout espoir de réformer la IIIe République. Il démissionna de son mandat de député peu de temps après et se rapprocha des Croix-de-Feu du Colonel de La Rocque. Il "s’exila" à Menton où il reprit des activités éditoriales qui avaient occupé le début de son existence, en écrivant notamment entre 1936 et 1939 pour le journal d’extrême droite "Gringoire" ouvertement antisémite qui provoqua le suicide de Roger Salengro, Ministre de l’Intérieur de Léon Blum.
La victoire du Front populaire renforça l’antiparlementarisme que commençait à développer André Tardieu, et dans son ouvrage à deux tomes "La Révolution à refaire" (éd. Flammarion), en 1936 et en 1937, il remettait en cause le principe même du régime parlementaire en privilégiant le gouvernement par voie de référendum : « Qu’il suffise, ici, de noter que, si le peuple français avait possédé le référendum, nombre des abus sous le poids desquels il plie, lui auraient été épargnés. Multiplication des fonctions publiques, des monopoles et des offices ; impôts inquisitoriaux ; lois de forme étatiste sur les retraites ouvrières, les assurances sociales, l’école unique, se seraient heurtées au bon sens des masses. » (1936).
Une œuvre posthume très gaullienne
Cette marginalisation réactionnaire des positions d’André Tardieu, qui furent qualifiées de "néo-boulangisme" par Léon Blum, a discrédité ses idées institutionnelles. Celles-ci furent pourtant reprises par le Général De Gaulle dès son discours de Bayeux le 16 juin 1946, puis mises en œuvre lors de la promulgation de la Constitution de la Ve République le 4 octobre 1958.
De Gaulle avait compris qu’il ne lui fallait pas renouveler l’amère expérience d’André Tardieu et qu’il fallait absolument rejeter tout isolement réactionnaire, chose qui lui était d’autant plus facile qu’il avait été le chef de la France libre, et demeurait donc crédible dans sa volonté de rassembler tous les Français.
André Tardieu aurait critiqué les Accords de Munich. Cependant, ses idées ne furent plus exprimées à partir de septembre 1939 : une attaque cérébrale l’a paralysé quinze jours après la déclaration de guerre. Il vécut la période de la guerre sans capacité de s’exprimer, lisant chaque matin le journal dans son fauteuil roulant, et il mourut le 15 septembre 1945, un mois exactement avant l’exécution de son (ancien) ami Pierre Laval…
Personnalité mondaine et élitiste, intelligente et fascinante, André Tardieu avait surtout été le seul homme politique ayant exercé le pouvoir à comprendre que la France courait à la catastrophe en gardant des institutions qui plaçaient les gouvernements dans une position particulièrement précaire. La séance du 10 juillet 1940 lui donna amplement raison…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (22 septembre 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
André Tardieu.
Jean Jaurès.
Joseph Caillaux.
Aristide Briand.
Léon Blum.
Pierre Laval.
Philippe Pétain.
Colonel de La Rocque.
Charles De Gaulle.
Pierre Mendès France.
Jean Zay.
Charles Péguy.
John Maynard Keynes.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160922-andre-tardieu.html
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/andre-tardieu-le-mirobolant-oublie-184831
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