« Platon arriva à la fois à son concept de la vérité comme le véritable opposé de l’opinion, et à sa notion de la forme spécifique du discours philosophique (…), comme l’opposé de la persuasion et de la rhétorique. » (Hanna Arendt, 1954).
La philosophe allemande puis américaine Hannah Arendt est né il y a 110 ans, le 14 octobre 1906 à Hanovre. Se revendiquant avant tout comme une politologue, elle est surtout célèbre pour ses travaux sur le totalitarisme, en particulier après les deux expériences totalitaires désastreuses qui ont meurtri le XXe siècle, à savoir le nazisme et le communisme.
J’avais déjà évoqué brièvement sa trajectoire intellectuelle et les principales idées qu’elle a eu l’occasion de développer pendant son existence (elle est morte le 4 décembre 1975 à New York).
Je propose modestement, ici, d’évoquer la doxa selon elle, ou plutôt, comment Socrate concevait la doxa d’après elle. Cela provient d’une conférence qu’elle a tenue en 1954 et dont le texte a été publié bien plus tard, en 1986. Les textes que je cite ont été traduits de l’américain par Françoise Collin (référence de la publication ci-dessous).
On la considère comme une philosophe mais elle, comme je l’ai écrit plus haut, se considérait avant tout comme une politologue, une experte de la théorie politique. Pour elle, le fossé entre la philosophie et la politique, justement, a eu lieu lors de la condamnation de Socrate qui « joue le même rôle de point critique que le procès et la condamnation de Jésus dans l’histoire de la religion ».
L’idée, c’est que cela a fait douter Platon des enseignements de Socrate, puisque Socrate lui-même n’a pas pu convaincre les juges de son innocence. Hannah Arendt rappelle que « l’art de la persuasion qui était la rhétorique était le plus haut et le véritable art politique ». En clair, les affaires politiques étaient menées par ceux qui avaient l’art de la persuasion.
« Sa thèse est qu’il a politiquement raison et que sa manière de se comporter était dans le plus grand intérêt de la cité. ». Or, en se faisant condamner (en 399 avant J.-C.), Socrate a manqué de persuasion. De quoi faire douter de la justesse de ses idées.
Il a préféré la peine de mort à l’exil : « Le problème semble avoir été qu’il ne pouvait pas persuader ses juges et qu’il ne pouvait pas convaincre ses amis. En d’autres mots, la cité n’avait pas besoin d’un philosophe et les amis n’avaient pas besoin d’une argumentation politique. Telle fut dans sa réalité la tragédie dont témoignent les dialogues de Platon [dans "L’Apologie de Socrate" de Platon, à ne pas confondre avec celle de Xénophon]. ».
Les accusateurs de Socrate étaient des démocrates d’Athènes et ils reprochaient à Socrate d’être un sophiste, de ne pas reconnaître les dieux d’Athènes, de croire à d’autres divinités, et de corrompre les jeunes gens par ses discussions. Le procès, qui était une véritable affaire d’État qui aurait été très médiatisée de nos jours (un peu comme l’affaire Dreyfus), a eu lieu dans un contexte difficile pour les Athéniens, battus par Sparte et en pleine récession économique. La condamnation de quelques boucs émissaires donnait plus de "hauteur" aux citoyens.
Loin de se défendre pour sauver sa vie, Socrate fit de la provocation, resta léger dans son argumentation et fut finalement jugé coupable. Il empêcha ses juges de choisir autre chose que la peine de mort. Les juges devaient choisir entre la peine proposée par les accusateurs, qui était la mort, et la peine proposée par l’accusé, or Socrate proposa d’être amené au Prytanée, qui était au contraire un honneur rendu aux citoyens valeureux, aux héros, etc. Cette proposition fut ressentie comme de l’arrogance et du mépris.
Hannah Arendt va au-delà dans ce procès : « Étroitement liée au doute sur la validité de la persuasion est la dénonciation platonicienne de la doxa, l’opinion, qui (…) devient (…) l’une des pierres de touche de sa doctrine sur la vérité. ».
Selon elle, Platon place ce conflit qui veut en gros que le nombre n’est pas un critère de vérité, ce qui est le principal défaut des démocraties : « La vérité platonicienne, même quand la doxa n’est pas mentionnée, est toujours comprise et formulée comme l’opposé de l’opinion, de la doxa. ».
C’est un argument contre le principe référendaire. La condamnation de Socrate a eu cet effet sur Platon ; elle « lui enseigna cette aspiration à des normes absolues par lesquelles les actes humains puissent être jugés et la pensée humaine atteindre un certain degré de fiabilité » indépendamment des opinions émises.
Hannah Arendt rappelle la différence entre la persuasion (action qui s’adresse à une foule) et la dialectique (conçue comme dialogue à deux) : « La faute de Socrate fut de s’adresser à ses juges dans la forme de la dialectique, et c’est la raison pour laquelle il ne put les persuader. » et elle note : « Sa vérité (…) devenait une opinion parmi les opinions, pas plus valable que les non vérités des juges. ».
Ce qui lui fait dire : « "La persuasion ne vient pas de la vérité, elle vient des opinions", précisément parce que la persuasion a rapport à la multitude et que la multitude est incapable de vérité. Si on veut persuader la multitude, c’est-à-dire régner sur ses opinions (…), on doit user d’une sorte de violence. ». Et la philosophe politologue d’insister sur la fin de chaque dialogue politique de Platon par une certaine forme de violence (des menaces pour faire peur).
Hannah Arendt donne la conception de la doxa de Socrate : « La doxa était la formulation en discours (…) de ce qui m’apparaît. Cette doxa avait comme domaine non pas (…) le probable (…) mais comprenait le monde comme il s’ouvre de lui-même à moi. Ceci n’était cependant pas fantaisie subjective et arbitraire, mais pas davantage quelque chose d’absolu, valable pour tous. ».
Et ce monde s’ouvre de manière différente à chacun, selon la perspective qu’on a, et selon la place qu’on y occupe. L’objectivité, c’est que c’est le même monde qui s’ouvre à chacun.
Il y a, dans la notion de doxa, une part d’apparence, de "look" : « Le mot doxa ne signifie pas seulement opinion, mais aussi splendeur et renommée. Comme tel, il est relié au domaine politique qui est la sphère publique dans laquelle chacun peut apparaître et montrer qui il est. Être capable de se montrer soi-même, d’être vu par d’autres et donc de briller aussi bien que d’être entendu par d’autres et d’affirmer sa propre opinion, était pour les Grecs le privilège par excellence attaché à la vie publique comme telle et refusé à la vie privée de la maisonnée, où on n’est jamais vu ni entendu par les autres (…). Dans la vie privée on se cache soi-même et on ne peut jamais apparaître ni briller ; aucune doxa n’y est possible. ». La doxa est donc liée à la vie publique. La philosophe précise qu’on ne pouvait pas être écouté dans sa maison parce que les autres personnes présentes comptaient pour du beurre (femme, enfants, esclaves étaient exclus du débat public).
Socrate, lui, était toujours « sur la place publique, en plein cœur de ces doxas ». Son exercice connu s’appelait la maïeutique, qui peut se comprendre comme l’art d’accoucher les esprits : « Il voulait aider chacun à donner naissance à ce qu’il pensait de toute manière, à découvrir la vérité dans la doxa. Cette méthode trouvait sa signification dans une double conviction : chaque homme a sa propre doxa, sa propre ouverture au monde (…) ; il ne peut savoir d’avance quelle espèce (…) de ceci-m’apparaît l’autre possède. [Par des questionnements,] il doit s’assurer de la position de l’autre dans le monde commun. Et encore, comme personne ne peut connaître d’avance la doxa de l’autre, personne ne peut savoir tout par lui-même ni, sans un effort supplémentaire, la vérité inhérente à sa propre opinion. ».
Et Hannah Arendt de résumer ainsi : « Socrate devait rendre la cité plus vraie en délivrant en chacun des citoyens sa propre vérité. (…) Cette dialectique qui fait ressortir la vérité ne détruit pas la doxa ou l’opinion, mais au contraire révèle cette doxa dans sa vérité originelle. ».
Elle donne une définition de la qualité que doit avoir un homme politique selon Socrate : « Cette sorte de compréhension, voir le monde (…) du point de vue de l’autre, est la perception politique par excellence ; si on devait définir, dans la ligne de la tradition, la vertu la plus éminente de l’homme politique, on pourrait dire qu’elle consiste dans la compréhension la plus grande possible, en nombre et en diversité, non pas de points de vue (…), mais de mondes tels qu’ils s’ouvrent eux-mêmes dans les différentes opinions de leurs habitants, et, en même temps, être capables de communiquer entre eux de sorte que la communauté de ce monde devienne apparente. (…) Socrate semble avoir cru que la fonction politique du philosophe était d’aider à fonder cette forme de monde commun, bâti sur la compréhension de l’amitié. ».
Du coup, il n’existe pas de vérité absolue : « Pour les mortels, la chose importante est de dégager la vérité de la doxa, de voir dans chaque doxa la vérité, et de parler de telle manière que la vérité incluse dans l’opinion de chacun se révèle à lui et aux autres. ».
Pour Socrate, « la doxa n’est jamais une illusion subjective ou une distorsion arbitraire, mais (…) la vérité lui est invariablement liée ». L’important reste alors que celui qui prononce sa doxa soit cohérent avec lui-même : « quelqu’un qui se contredit soi-même est non fiable ».
Cette cohérence est difficile à acquérir car chaque être est pluralité. C’est aussi ce qui fait défaut à beaucoup de personnalités politiques. Car non seulement il faut avoir une vision de l’avenir, une vision de la nation, ce qui est déjà rare, mais il faut en plus qu’elle soit cohérente pour que se dégage cette vérité relative, propre à chaque personne.
Ces citations d’Hannah Arendt sur la doxa et la vérité sont intéressantes car elles mettent en avant le fait que l’opinion, a fortiori l’opinion majoritaire, n’a jamais été un critère de vérité. C'est plutôt évident, mais dans ce cas, sur quel mode peut-on gouverner avec efficacité et justesse, si ce n’est en accord (du moins régulier sinon permanent) avec l’opinion des citoyens ?
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (14 octobre 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Hannah Arendt, Françoise Collin. "Philosophie et politique" dans "Les Cahiers du GRIF" n°33, 1986, pp. 84-94.
Hannah Arendt et la doxa.
Hannah Arendt, la totalitarismologue du XXe siècle.
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