« Apport scientifique nul, paralysie de la biologie et de l’agronomie soviétiques pendant près de trente ans, mise à l’écart et assassinats de savants mondialement réputés. » (Joël Kotek et Dan Kotec, "L’Affaire Lyssenko ou l’histoire réelle d’une science prolétarienne en Occident", 1986).
Le 20 novembre 1976 à Kiev, il y a quarante ans, est mort très discrètement Trofim Denissovitch Lyssenko, à l’âge de 79 ans, qui fut le symbole d’une science soviétique typiquement mensongère et idéologique. Elle fut annoncée sans tambour ni trompette par une simple dépêche par l’agence de presse officielle de l’Union Soviétique. Cela faisait plus de dix ans qu’il était en disgrâce.
Pourtant, avec ses pseudo-travaux de physiologie du développement des végétaux (en particulier des céréales), Lyssenko fut un personnage très important de l’empire soviétique. Il fut pendant trente ans le dictateur des scientifiques soviétiques. Un véritable cauchemar historique et scientifique lorsque l’on sait que les Russes comptent parmi les scientifiques les plus performants du monde, chimistes, physiciens, mathématiciens, et ce n’est pas un hasard si les champions aux échecs sont russes pour la plupart.
Trofim Lyssenko est né le 29 septembre 1898 de parents paysans ukrainiens. Il a suivi une formation en horticulture puis en agronomie. À partir de 1925, il commença à travailler auprès de chercheurs en agronomie, en particulier en Azerbaïdjan. Ses premiers travaux ont porté sur l’effet de la température sur la durée de la croissance des végétaux, et il aurait démontré en 1927 qu’il était possible de transformer un champ en prairie.
Sa réputation a commencé à briller à partir de ce moment-là ("La Pravda" lui a consacré en août 1927 un article très élogieux, en le nommant le "professeur aux pieds nus"). Deux ans plus tard, après des publications sur la vernalisation, il fut nommé chercheur à l’Institut de génétique d’Odessa (la vernalisation avait été en fait découverte par des Américains en 1857 pour avoir du blé d’hiver au printemps).
Un premier colloque scientifique à Leningrad en janvier 1929 n’a pas donné de reconnaissance scientifique à Lyssenko. Cependant, après de nouvelles expérimentations de vernalisation sur du blé en hiver, il a acquis une aura auprès des paysans ukrainiens. À partir de 1930, devenu héros de l’Union Soviétique grâce à Staline, Lyssenko est devenu intouchable malgré les quelques prudentes réserves des (vrais) biologistes soviétiques.
La bataille idéologique a démarré en 1934 lorsque, directeur scientifique et membre de l’Académie des sciences d’Ukraine, Lyssenko a attaqué les théories génétiques de Gregor Mendel. En février 1935, devant Staline, Lyssenko a appelé ouvertement à tuer les ennemis de sa pseudo-théorie scientifique : « Pour défendre la vernalisation dans les différentes discussions que nous avons eues avec ces prétendus savants, pour imposer son application, il a fallu ne pas hésiter à verser le sang, à porter des coups. Dites-moi, camarades, sur le front de la vernalisation, ne s’agit-il pas toujours de lutte de classe ? ». Pourtant, la vernalisation n’avait pas du tout obtenu les résultats attendus sur les rendements (à une époque de famine).
L’ascension vers tous les honneurs s’est poursuivie pour Lyssenko : membre de la récente Académie Lénine des sciences agronomiques en juin 1935, parlementaire au Soviet suprême de l’Union Soviétique en 1935, rédacteur en chef d’un magazine scientifique d’agrobiologie en août 1935, directeur de l’Institut de génétique et reproduction des végétaux d’Odessa en 1936, membre de l’Académie des sciences de l’Union Soviétique en 1936.
Ce fut fort de tous ses titres académiques que Lyssenko a porté le fer idéologique au cours d’une communication à Moscou en décembre 1936 où il expliqua qu’il y avait deux tendances dans la génétique : la génétique classique, celle de Mendel, qui était soutenue par la bourgeoisie ennemie, établissement des caractères héréditaires, et la sienne, qui considérait que les caractères pouvaient s’acquérir par une modification de l’environnement. Cette dernière tendance, largement soutenue par le pouvoir soviétique, était en cohérence avec le matérialisme dialectique.
Les biologistes dont les travaux furent contestés par Lyssenko furent arrêtés et emprisonnés lors des grandes purges staliniennes. Le mouvement fut si massif qu’il a fallu annuler le congrès international de génétique qui devait se tenir à Moscou en 1937. Les généticiens opposés à l’idéologie de Lyssenko furent désignés comme des "ennemis du peuple".
Une petite remarque : les travaux de Lyssenko n’ont jamais adopté une démarche scientifique et Lyssenko les défendait en ne présentant que des expériences qui avaient bien marché, sans prendre en compte les autres, qui avaient échoué. À cela, il extrapolait en proposant une théorie qui généralisait quelques essais non fiables et surtout, non reproductibles, ce qui était le contraire de la démarche scientifique. Lyssenko soutenait le principe de "bonds dialectiques"de transformation des espèces par le milieu environnant, au contraire d’un déterminisme de caractères héréditaires.
En février 1938, Lyssenko fut nommé président de l’Académie Lénine des sciences agronomiques et en 1940, après l’arrestation de son prestigieux premier directeur Nikolaï Vavilov (qui mourut deux ans plus tard au goulag ainsi que tous ses collaborateurs), directeur de l’Institut de génétique de l’Académie des sciences de l’Union Soviétique.
À partir de 1946, les théories foireuses de Lyssenko ont commencé à connaître les premières contestations par des chercheurs soviétiques (au point de vouloir créer un institut de génétique parallèle pour s’opposer à celui de Lyssenko), mais jouissant du soutien indéfectible de Staline, Lyssenko est parvenu à maintenir sa suprématie scientifique sur tout le pays et à éliminer toute contestation : « De 1948 à 1952, le pouvoir de Lyssenko fut absolu : aucune de ses décisions ne fut contestée, aucune de ses thèses critiquée. » (Dominique Lecourt, "Lyssenko, histoire réelle d’une science prolétarienne", 1976). Les scientifiques récalcitrants devaient exprimer publiquement leur autocritique.
En 1948, en pleine guerre froide, les scientifiques français communistes, Jacques Monod en particulier, ont rompu avec le Parti communiste français en raison de sa défense des théories foireuses de Lyssenko. Jacques Monod a écrit dans "Combat", le journal d’Albert Camus : « Comment Lyssenko a-t-il pu acquérir assez d’influence et de pouvoir pour subjuguer ses collègues, conquérir l’appui de la radio et de la presse, l’approbation du comité central et de Staline en personne, au point qu’aujourd’hui, la vérité dérisoire de Lyssenko est la vérité officielle garantie par l’État que tout ce qui s’en écarte est "irrévocablement banni" de la science soviétique ? (…) Tout cela est insensé, démesuré, invraisemblable. C’est vrai pourtant. Que s’est-il passé ? » (septembre 1948).
Michel Foucault (né il y a 90 ans, le 15 octobre 1926) expliqua plus tard : « Quand j’ai fait mes études, vers les années 1950-1955, l’un des grands problèmes qui se posait était celui du statut politique de la science et des fonctions idéologiques qu’elle pouvait véhiculer. Ce n’était pas exactement le problème Lyssenko qui dominait, mais je crois qu’autour de cette vilaine affaire qui est restée si longtemps enfouie et soigneusement cachée, tout un tas de questions intéressantes ont été agitées. Deux mots vont les résumer toutes : pouvoir et savoir. Je crois que j’ai écrit "L’Histoire de la folie" un peu sur l’horizon de ces questions. » ("Dits et écrits", 1994). "L’Histoire de la folie à l’âge classique" a été publié en 1961 (chez Plon).
La mort de Staline le 5 mars 1953 ne transforma pas la situation dans la mesure où Nikita Khrouchtchev, à son tour, protégea également Trofim Lyssenko, malgré une contestation de plus en plus fréquente des travaux de Lyssenko par les biologistes soviétiques (un appel en 1955 fut soutenu entre autres par Andrei Sakharov).
Après le limogeage de Nikita Khrouchtchev en 1964, Lyssenko a perdu tous ses soutiens politiques. Les partisans de la génétique classique ont réinvesti la plupart des instances scientifiques de l’Union Soviétique tandis que Lyssenko a perdu la plupart de ses responsabilités. Le dictateur des scientifiques soviétiques fut enfin détrôné après avoir régné pendant près de trente ans.
Les généticiens soviétiques ont participé au centenaire de l’énonciation des lois de Mendel en juin 1965 en Tchécoslovaquie. En 1966, les lois de Mendel furent enfin inscrites au programme de l’enseignement de la biologie. Lyssenko a fait perdre trente ans à la "biologie soviétique" pour des raisons purement idéologiques.
Malgré le discrédit total et reconnu des travaux de Lyssenko à l’intérieur même de l’Union Soviétique, Trofim Lyssenko ne fut jamais inquiété par ses pratiques frauduleuses et a conservé jusqu’à sa mort les avantages de sa position d’académicien. Trop de responsables politiques l’avaient protégé pendant trois décennies pour pouvoir faire sereinement son procès sans mettre en danger les autorités politiques elles-mêmes.
Lyssenko fut l’exemple éloquent de l’imposture soviétique sur les rendements de l’agriculture soviétique, au même titre que les statistiques de la production industrielle, de la croissance etc. furent falsifiées jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Youri Andropov et de son "poulain" Mikhaïl Gorbatchev.
Parmi les illustrations les plus démonstratives de l’imposture intellectuelle, il y a eu cette déclaration de Lyssenko qui considérait incompatible la génétique avec le communisme : « L’incarnation la plus éclatante de cette dégradation [du darwinisme] est donnée par Weismann, Mendel, Morgan, fondateurs de la génétique réactionnaire contemporaine. » (Lyssenko, "Agrobiololgie : génétique, sélection et production des semences", 1943).
Il est vrai que durant la même période, les autorités nazies fustigeaient de leur côté la "science juive" en rejetant notamment les théories d’Albert Einstein…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 novembre 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Trofim Lyssenko.
Anna Politkovskaia.
Vladimir Poutine.
L’élection présidentielle de mars 2008.
Mikhail Gorbatchev.
Boris Eltsine.
Andrei Sakharov.
L’Afghanistan.
Boris Nemtsov.
Staline.
La transition démocratique en Pologne.
La chute du mur de Berlin.
La Réunification allemande.
Un nouveau monde.
L’Europe et la paix.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20161120-trofim-lyssenko.html
http://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/licencieux-lyssenko-au-coeur-de-l-186668
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2016/11/19/34583102.html