« L’objectif que nous recherchons tous est (…) crucial pour notre pays : amener nos PME vers le marché international, alors qu’aujourd’hui, seulement 5% de nos PME exportent contre 12% des PME allemandes. En bref, il s’agit moins d’aider un plombier à participer à la remise en état de l’école communale que d’identifier la PME qui peut devenir la future Google, Amazon, Ebay ou Apple de demain sur le marché mondial. Or, nous savons qu’un marché public apporte à de telles entreprises non seulement un chiffre d’affaires mais une référence sur le marché mondial : pour vendre à Hong Kong, mieux vaut être fournisseur de la reine d’Angleterre que de M. Smith. » (Rapport du 5 décembre 2007 au Président de la République).
L’ancien ministre Lionel Stoléru est mort il y a un an, le 30 novembre 2016 à Paris. Il venait d’avoir, quelques jours auparavant, 79 ans (il est né à Nantes il y a quatre-vingts ans, le 22 novembre 1937, vingt-cinq ans exactement après le général Leclerc). Lionel Stoléru, parti aussi discrètement dans les médias qu’il n’a vécu, ce fut d’abord un homme de réflexion plus qu’un homme d’action. Il était une sorte de Jacques Attali, qui a moins bien "réussi", ou mieux "réussi", si l’on imagine que Jacques Attali aurait rêvé d’un ministère.
D’origine roumaine par son père chef d’entreprise et autrichienne par sa mère (lui et sa famille ont failli être déportés), Lionel Stoléru fut un haut fonctionnaire sorti des meilleures écoles de la République, un exemple, parmi d’autres, du système de la méritocratie à la française : Polytechnique et Mines.
Après ces diplômes nationaux prestigieux (il était sorti 2e de X en 1956), il poursuivit ses études aux États-Unis avec un doctorat (Ph. D.) en économie à Stanford (Californie). Là aussi, le travail de recherche fut réalisé dans les meilleures conditions puisque son directeur de thèse fut Kenneth Arrow (qui est mort le 21 février 2017 à 95 ans), récompensé plus tard par un "prix Nobel d’économie" en 1972. Et s’il n’a pas été diplômé de l’ENA, son épouse l’a été, ainsi que sa fille qui, comme François Hollande, a cumulé HEC et ENA.
Après un début de vie active au Commissariat au plan et dans des fonctions financières, il intégra le staff de Valéry Giscard d’Estaing en 1969, alors Ministre de l’Économie et des Finances pendant le mandat de Georges Pompidou. Parallèlement, il a suivi une carrière universitaire, à l’X et aux Mines, professeur de mathématiques puis d’économie. Son expertise économique fut remarquable, connue et reconnue internationalement au point d’avoir conseillé, dans les années 1990, des dirigeants politiques au plus haut niveau en Roumanie et en Ukraine.
Économiste et auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet, notamment sur la pauvreté en France au début des années 1970 où il envisageait ce qui fut plus tard le RMI (ou RSA), Lionel Stoléru, comme Jacques Attali, était un amoureux de la musique et a dirigé de nombreux orchestres, a même enregistré certains concerts, et a également composé une "Symphonie juive pour orchestre".
Pendant tout le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, il fut membre du gouvernement, que ce soit sous Jacques Chirac ou sous Raymond Barre. Certes, il n’avait pas une place déterminante sur le plan politique mais a pu bénéficier de la confiance présidentielle du 27 mai 1974 au 13 mai 1981 : Secrétaire d’État chargé de la condition des travailleurs manuels (et des travailleurs immigrés à partir du 29 mars 1977).
Ses tentatives électorales furent plutôt laborieuses : fort de sa présence au sein du gouvernement, Valéry Giscard d’Estaing lui a proposé de se présenter aux élections législatives de mars 1978 dans une circonscription des Vosges (à Saint-Dié), tandis que Jacques Chirac avait parachuté Philippe Séguin dans le même département (à Épinal) et un membre du cabinet de Lionel Stoléru s’était présenté contre Philippe Séguin. Si Philippe Séguin a gagné le siège (ce fut le début d’une honorable carrière politique, un peu mouvementée néanmoins), Lionel Stoléru a perdu face à Christian Pierret (rocardien), futur maire de Saint-Dié et futur ministre de Lionel Jospin. Il perdit de nouveau en juin 1981 face au même. Il est parvenu à se faire élire conseiller général dans les Vosges en mars 1979 mais fut battu en mars 1985.
Après l’élection de François Mitterrand en 1981, Lionel Stoléru s’est rapproché des barristes puis des rocardiens dont il se sentait proche, à l'instar de Bernard Stasi. Il fut l’un des hommes de l’ouverture en 1988. Aidé par Michel Rocard, Lionel Stoléru fut élu député de l’Oise en juin 1988 avec l’étiquette "majorité présidentielle". Il n’a pas eu le temps de connaître la vie parlementaire comme député puisqu’il fut nommé dans les deux gouvernements de Michel Rocard Secrétaire d’État chargé du Plan, du 10 mai 1988 au 15 mai 1991. Parmi les autres ministres d’ouverture, il y avait Pierre Arpaillange, Michel Durafour, Jean-Pierre Soisson, Jacques Pelletier, Jean-Marie Rausch, Olivier Stirn, Bruno Durieux, Théro Braun et Hélène Dorlhac.
J’avais indiqué plus haut que Lionel Stoléru avait composé une "Symphonie juive pour orchestre", ce qui pouvait s’expliquer par son origine juive par ses parents (d’où la position très difficile de sa famille sous l’Occupation nazie).
C’est sur cette origine juive qu’il fut pris à partie par le président du FN, Jean-Marie Le Pen, lors d’un débat le 5 septembre 1989 sur la Cinq. Jean-Marie Le Pen lui a demandé s’il avait la « double nationalité ». Lionel Stoléru de répondre : « Laquelle ? ». Le Pen : « Je ne sais pas, je vous le demande. ». Stoléru : « Non, je suis français. ». Le Pen : « Parfait. Sinon, j’aurais été gêné. ». Cela donnait une idée de la vivacité des duels avec Jean-Marie Le Pen, et de leur "hauteur" intellectuelle…
Quelques jours plus tard, le 8 décembre 1989, TF1 a organisé un débat très sensible sur l’immigration. Face à Jean-Marie Le Pen, aucun responsable socialiste n’a voulu venir, échaudé par le débat avec Lionel Stoléru (qui représentait le gouvernement de Michel Rocard). Finalement, Pierre Mauroy, premier secrétaire du PS et ancien Premier Ministre, suggéra à la chaîne de télévision d’inviter Bernard Tapie qui mit ses conditions : « S’il me cherche, il va me trouver. Je ne me laisserai pas faire comme Lionel Stoléru ! ». Ce soit-là, Jean-Marie Le Pen fut éprouvé car il a cru que Bernard Tapie allait vraiment le frapper !
Lionel Stoléru a quitté le gouvernement après l’éviction de Michel Rocard. Aux élections législatives de mars 1993, il échoua à se faire réélire, mais resta proche de Michel Rocard, souhaitant sa candidature à l’élection présidentielle de 1995.
Ce fut pour cette raison qu’il participa notamment aux Assises de la transformation sociale à la Maison de la Chimie à Paris, le 6 février 1994. C’était un événement important dans le dispositif de campagne de Michel Rocard, devenu premier secrétaire du PS, pour donner à sa candidature un "contenu idéologique" comme l’a noté Michèle Cotta dans son journal. Lorsque, dans l’après-midi, juste avant Marie-Noëlle Lieneman, Lionel Stoléru s’est avancé à la tribune et a commencé à parler, l’assistance s’est mise à le conspuer, à crier "Giscard ! Giscard !". Michèle Cotta a observé le lynchage : « Stoléru est quelque peu dérouté, car ayant été en effet ministre de Rocard, il croyait avoir gagné ses quartiers de noblesse à gauche. Eh bien non, apparemment. Il termine rapidement son intervention par cette belle phrase de Sénèque qui, ici, fait un flop, mais que je note néanmoins : "Il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il veut aller". ».
Proche également de Bertrand Delanoë, Lionel Stoléru s’est présenté aux élections municipales de Paris en mars 2001 dans le 16e arrondissement (sans succès) et fut nommé en 2006 président du Conseil de développement économique de Paris. En 2003, le Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin l’avait nommé président du Conseil d’analyse économique.
Lors de la campagne présidentielle de 2007, alors qu’il aurait souhaité la candidature de Dominique Strauss-Kahn, Lionel Stoléru a soutenu Nicolas Sarkozy. Il pensait que son dynamisme allait permettre de profondes réformes économiques dans le pays. Dès son arrivée à l’Élysée, Nicolas Sarkozy lui a alors demandé le 2 août 2007 de réfléchir, au sein d’une mission, sur l’avenir des PME en France pour favoriser le processus d’innovation. Lionel Stoléru a remis à Nicolas Sarkozy son rapport le 5 décembre 2007 (qu’on peut télécharger ici).
Lorsqu’on parcourt ce document, on voit que l’homme est avant tout un intellectuel et pas un politique. Il y a peu de communication (c’est même parfois assez ardu de comprendre ce qu’il veut dire) et beaucoup de réflexion (ses idées sont originales, le fruit d’une expérience, d’une compétence et d’une recherche). Il faisait partie de rares ministres à avoir compris comment fonctionnaient les entreprises.
Son rapport était tellement peu politique qu’il s’était cru obligé de mettre en introduction : « J’écris ce rapport à la première personne pour bien rappeler qu’il n’engage que moi (…). N’ayant pas l’esprit courtisan, j’expose les conclusions que je tire de ces travaux, même lorsqu’elles sont en contradiction avec les positions actuelles du Président ou du gouvernement. ».
Il a proposé l’encouragement à l’exportation en favorisant l’accès des PME aux marchés publics nationaux (lire la citation en début d’article) au moyen de quinze propositions, souvent très techniques, pour faire ce que les Américains ont appelé le "Small Business Act" qui est une mesure étatique visant à favoriser les PME américaines dans les appels d’offre publiques. Ce premier rapport avait été renforcé par un second rapport remis le 22 avril 2008 au Premier Ministre de l’époque, François Fillon, qui lui avait prolongé sa mission en février 2008. Nul doute qu’il aurait été favorable aux mesures économiques prises par le Président Emmanuel Macron.
Pour terminer cet article, je reviens sur un documentaire, réalisé par Valéry Gaillard, qui a été diffusé pour la première fois le 29 octobre 2015 sur France 3. Son sujet, l’immigration et la politique de l’immigration des cinquante dernières années. Un document très intéressant qui reprend l’historique des politiques publiques.
Avant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, il n’y avait eu aucun contrôle sur l’immigration. Avec Paul Dijoud (79 ans), Lionel Stoléru fut l’un des premiers Ministres de l’Immigration, mais il n’était pas vraiment en phase avec celui qui l’avait nommé, Valéry Giscard d’Estaing. En effet, ce dernier, en raison de la crise économique et de la montée du chômage, a décidé de fermer les frontières à l’immigration pour des raisons politiques et économiques.
Dans ce documentaire, Lionel Stoléru a expliqué que cette politique a paradoxalement contribué à renforcer l’immigration. Avant la fermeture aux frontières, les travailleurs immigrés qui venaient en France restaient pendant quelques années, trois ou quatre ans seulement, puis repartaient dans leur pays d’origine. Ils laissaient ensuite la place à d’autres travailleurs immigrés. Avec la fermeture des frontières, les travailleurs immigrés ne sont plus repartis dans leur pays puisqu’ils ne pourraient plus revenir en France une fois ressortis.
Ensuite, pour des raisons humanitaires, le gouvernement français a proposé le regroupement familial, pour ne pas séparer les familles. Le résultat, ce fut donc, malgré la fermeture des frontières, un afflux d’immigrés avec parfois des abus (l’arrivée de pseudo-cousins, etc.).
Par ailleurs, toujours sous pression politique, Valéry Giscard d’Estaing a voulu faire passer une loi rétroactive pour renvoyer les immigrés déjà présents sur le sol français. Lionel Stoléru refusa cette mesure et le lui a dit en face, au cours d’un entretien privé, la veille du conseil des ministres qui devait adopter ce projet de loi. Il ne porterait pas un tel projet et donnerait sa démission si ce projet était adopté (auquel cas, cela aurait son ministre de tutelle, Robert Boulin, à l’époque premier-ministrable, qui l’aurait défendu).
Lionel Stoléru a ajouté que la France avait déjà connu ce genre de mesures rétroactives, c’était sous Pétain… Lors du conseil des ministres le lendemain, Robert Boulin présenta ce projet de loi. Valéry Giscard d’Estaing demanda aux ministres s’il y avait des commentaires. Grand silence dans la salle du conseil. Lionel Stoléru demanda à parler. Valéry Giscard d’Estaing lui refusa la parole en disant qu’il était de tradition que le secrétaire d’État ne s’exprimât pas après son ministre de tutelle. Grand silence. Puis enfin, Simone Veil a pris la parole, a reconnu que ce n’était pas son domaine ministériel (elle était Ministre de la Santé), mais qu’en tant que juriste, elle pouvait dire que le projet serait rejeté par le Conseil Constitutionnel car il était anticonstitutionnel. Valéry Giscard d’Estaing passa au projet suivant. Ce projet ne verra finalement jamais le jour.
Dans le documentaire, Lionel Stoléru semblait très ému lorsqu’il racontait ses tensions avec Valéry Giscard d’Estaing, probablement parce que, focalisé sur le fond, c’est-à-dire, sur le sort des travailleurs immigrés, ne comprenait pas pourquoi ce sujet était devenu un thème politique important. Au fil de ces quarante dernières années, un homme a pu ainsi prospérer grâce à ce sujet de plus en plus envahissant dans la conscience médiatique. Et électorale. Française et européenne. Et même américaine…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (30 novembre 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Lionel Stoléru.
Small Business Act : le discret rapport de Lionel Stoléru qui va décoiffer l’Europe !
Rapport Stoléru du 5 décembre 2007 (à télécharger).
Small Business Act.
Michel Durafour.
Jacques Pelletier.
Édouard Bonnefous.
François Mitterrand.
Valéry Giscard d’Estaing.
Jacques Chirac.
Raymond Barre.
Michel Rocard.
Simone Veil.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20161130-lionel-stoleru.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/hommage-a-lionel-stoleru-expert-199158
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/11/30/35909859.html
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