« Peut-être plus justement aurait-il aimé dire comme le peintre Degas : "J’aimerais être illustre et inconnu". Georges Duby n’aimait pas parler de lui. La pudeur suspendait la confidence. Il lui fallait forcer sa nature pour employer le "je". Il considérait que seule l’œuvre à laquelle il avait consacré sa vie méritait considération. » (Jean-Marie Rouart, 12 novembre 1998 à Paris).
L’historien du Moyen-Âge Georges Duby a quitté les cathédrales à 77 ans le 3 décembre 1996, il y a exactement vingt ans. Il était l’un des plus grands historiens français du XXe siècle, avec son maître, Fernand Braudel.
Georges Duby parla ainsi de Fernand Braudel : « L’attache qui me lie à [lui] est plus serrée et ma dette envers lui plus lourde encore [que Georges Dumézil, son autre maître]. Trente années durant, la confiance dont il me témoigna conforta la mienne et soutint mon effort. Braudel fut réellement mon maître. Sans ses avis, ses encouragements, sans la vivacité, la générosité de ses critiques, je n’aurais pas mené comme je l’ai fait ma tâche d’historien.(…) Au lendemain de son élection à l’Académie, nous lui disions, ma femme et moi, notre joie. Il me répondit par un court billet dont je retiens cette apostrophe : "Ne souriez pas : vous y viendrez". En maintes circonstances, Braudel m’avait comme cela fait signe, appelé à sortir de moi-même, tiré de ma timidité. Il m’avait averti longtemps à l’avance que, malgré ma résolution têtue de ne point m’éloigner de ces terres de soleil, de solitude et de grand vent où je me plais [Aix-en-Provence], je finirais par venir à Paris, au Collège de France. J’y vins et, vous le voyez, à son dernier appel, j’ai répondu. » (28 janvier 1988).
Aix-en-Provence fut une véritable révélation : « En quel terrain plus giboyeux pourrais-je espérer poursuivre ma chasse au bonheur ? Il me semblait, dans les rues silencieuses, frôler tantôt Jean-Henri Fabre, tantôt le cardinal de Bernis. Lyon, c’était l’ennui, Aix, le plaisir. ».
Eh oui, pas évident pour le passionné d’accepter le prestige et les honneurs : « Comme beaucoup de savants, ses travaux de longue haleine, ses recherches scientifiques autant que sa réserve naturelle auraient dû l’éloigner du grand public. Ce public auquel il aura toujours à cœur de s’adresser. » (Jean-Marie Rouart).
Pourtant, Georges Duby les méritait, ces honneurs et cette célébrité, et les reçut. Né le 7 octobre 1919 à Paris, près de la Place de la République, il mena une carrière particulièrement brillante : après des études à Lyon, il fut reçu comme agrégé d’histoire et géographie en 1942 et enseigna d’abord aux universités de Lyon, de Besançon et d’Aix-en-Provence. Pendant la guerre, il a caché un résistant juif. Il a soutenu sa thèse de doctorat le 21 juin 1952 à la Sorbonne sur la société au XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise et sur l’abbaye cistercienne de la Ferté-sur-Grosne entre 1113 et 1178. Le pli était pris : Georges Duby est devenu un médiéviste chevronné : « Grand travailleurs, esprit austère, exigeant (…), il a creusé dans ces galeries souterraines que sont les archives, dans l’ombre des bibliothèques. » (Jean-Marie Rouart).
Son objet d’étude, c’était la société médiévale. Faire le pont entre l’histoire et la géographie, les territoires, les espaces ruraux, les populations. Amateur pointilleux de la langue française, disciple de Georges Dumézil, Georges Duby n’a pas hésité à s’investir dans la communication pour le grand public en proposant des documentaires télévisés ("Le Temps des cathédrales" en 1976) et en intervenant régulièrement dans des débats télévisés. Il fut d’ailleurs le premier président de la chaîne de télévision culturelle Arte France (de 1986 à 1989).
Il a tenu de très nombreuses conférences en France et à l’étranger, fut notamment membre du directoire du CNRS (Centre national de la Recherche scientifique) et d’autres organisations scientifiques françaises et étrangères. Il fut l’ami de beaucoup d’artistes (il a eu le premier prix de dessin au concours général), en particulier Soulages, Olivier Debré, etc.
Ses six ouvrages les plus passionnants sont, à mon sens : "L’An mil" (en 1967 chez Julliard), "Le Dimanche de Bouvines (27 juillet 1214)" (en 1973 chez Gallimard) sur la Bataille de Bouvines et le mythe fondateur de la nation française, "Les Procès de Jeanne d’Arc" (avec son épouse, en 1973 chez Gallimard), "Le Temps des cathédrales" (en 1976 chez Gallimard), "L’Europe au Moyen-Âge, art roman et art gothique" (en 1979 chez Flammarion) et "L’Histoire de la France : le Moyen-Âge" (en 1987 chez Hachette).
Alain Peyrefitte raconta "L’An mil"devant son auteur : « Utilisation pertinente des textes, perspicacité du commentaire, remise en question des idées reçues, tout, dans ce petit ouvrage, stimule la réflexion. Selon votre habitude, vous concluez par un superbe raccourci : "Ici, dans la nuit, dans cette indigence tragique et dans cette sauvagerie, commencent, pour des siècles, les victoires de la pensée d’Europe". Quelle différence entre la fin du premier millénaire et la fin du second ! Vous n’êtes pas seul à craindre que, dans l’abondance et le confort où nous sommes, ne commencent les défaites de notre civilisation. Et de plus en plus rares sont ceux qui attendent la lumière éternelle. L’espérance semble nous avoir quittés. » (28 janvier 1988).
Jean-Marie Rouart a expliqué que l’histoire était d’abord l’histoire sociale : « La Nouvelle Histoire comportait des risques, notamment celui d’être mal comprise ou rendue systématique. Fernand Braudel et Georges Duby ont été les premiers à s’insurger contre la catastrophique disparition des chronologies dans les études secondaires. Elle présente un autre danger : en sous-estimant les prouesses de l’action individuelle, les énigmes de l’ambition, de la foi, du cœur, elle éteint l’enthousiasme pour les grands hommes. Elle retire au passé sa poésie, son romanesque et se réduit parfois à l’exercice d’une brillante autopsie. ».
Georges Duby a expliqué la signification de cette société médiévale qui se mit à construire des monumentales cathédrales : « Par définition, la cathédrale est l’église de l’évêque, donc l’église de la cité, et ce que l’art des cathédrales signifia d’abord en Europe, ce fut la renaissance des villes. ».
Signe de reconnaissance, il fut élu professeur au Collège de France en 1970 (en même temps que Michel Foucault et Raymond Aron) et y resta jusqu’en 1991, à la chaire d’histoire des sociétés médiévales.
En 1974, il fut élu membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il fut également membre étranger de la British Academy, de la Royal Historical Society, de la Medieval Academy of America, de l’American Philosophical Society, de l’Académie royale de Belgique, de l’Accademia nazionale dei Lincei, de la Real Academia de Buesnas Lettras de Barcelone, de l’Académie européenne, de l’Académie des sciences de Hongrie, etc. Par ailleurs, il a reçu beaucoup de médailles et récompenses, comme les Palmes académiques (commandeur), le Mérite agricole (chevalier), la Légion d’honneur (commandeur), le Mérite (grand officier). Il fut aussi commandeur des Arts et des Lettres.
La consécration eut lieu lors de son élection à l’Académie française le 18 juin 1987 (au fauteuil d’André Maurois), où il fut reçu par Alain Peyrefitte le 28 janvier 1988, qui souligna : « L’Académie est le couronnement naturel de votre carrière. Exactement mille ans après que Hugues Capet fut élu roi de France, vous fûtes élu à l’Académie française : les historiens de demain retiendront peut-être ce nouveau clin d’œil du hasard, en tout cas du destin. ».
La réception bénéficia même (ce qui est très rare) d’une couverture médiatique par sa diffusion à la télévision française : « Dans ma voix, mon émotion se décèle. Je ne sais si l’on y sent aussi mon plaisir, ce plaisir que tous les miens, tous mes amis partagent. Votre choix, je l’ai dit, m’étonna. Me surprit aussi son retentissement, cette sorte de gloire dont l’élu, votre élu, se trouve du jour au lendemain revêtu. Je n’imaginais pas devenir l’objet de tant d’attentions, recevoir de si nombreux messages, certains venant de si haut, de si loin ou des profondeurs du passé : l’écho se répercutant aussitôt bien au-delà des frontières, et tous ces camarades d’études, de régiment que j’avais perdus de vue et qui tinrent à me témoigner que le lien n’était pas rompu. » (28 janvier 1988).
Jean-Marie Rouart a décrit l’apport fondamental de Georges Duby : « Ne cherchons pas dans l’histoire l’objectivité, ni l’impartialité. Nous regardons le passé avec les yeux de notre temps. Georges Duby a projeté sur le Moyen-Âge les interrogations de notre siècle ; son grand apport aura été notamment de poser la question sociale, ainsi que d’avoir apporté une vision neuve des rapports entre les classes dominantes et les dominés. Nul avant lui n’avait examiné le Moyen-Âge sous cet angle. Michelet a voulu faire entendre la voix du peuple ; Georges Duby aura, lui, mis en lumière les conditions économiques et sociales des opprimés. Il aura été le porte-voix de ceux que l’histoire a trop souvent oubliés. Ainsi il a réuni la science et la sensibilité moderne. ».
La subjectivité de l’historien était-elle forcément idéologique ? Non, bien sûr, et ce fut Alain Peyrefitte qui le développa le mieux devant Georges Duby : « Vous soulignez ce que vous devez à Marx, à ses analyses sur les rapports de production et sur la lutte des classes. Pourtant, en dépit du succès que vous avez connu auprès des marxistes, vous n’avez jamais cédé à l’esprit ni aux excès idéologiques. L’économie n’explique pas tout ; le champ social la déborde largement. Vous utilisez les analyses de Marx, mais savez vous en dégager pour construire pragmatiquement vos études. Vous attachez autant d’importance à l’influence des mentalités qu’à celles des infrastructures matérielles. Vous êtes généreux, sensible au sort des humbles ; mais vous êtes un spectateur non engagé, à la différence de Raymond Aron. Vous voulez être ni "de gauche" ni "de droite". » (28 janvier 1988).
De même, Georges Duby était assez "neutre" religieusement, comme l’a constaté le même Alain Peyrefitte : « Je me défends, Monsieur, d’essayer de saisir où vous vous situez face au christianisme. Du moins n’êtes-vous pas du côté des "rationalistes", qui ricanent avec Voltaire sur le pucelage de Jeanne. Vous n’avez pas non plus la foi de votre mère, que vous qualifiez de "religion mérovingienne" (…). Vous ressentez en tout cas quelque chose qui s’approche de la foi et qui est le sens du sacré. Comment pourrait-on, d’ailleurs, comprendre le Moyen-Âge comme vous le faites, sans participer à son obsession du divin ? Rechercher la compagnie des saints et des preux, sans êtres éclaboussé de lumière ? ».
Mais c’est sans doute Georges Duby lui-même qui a proposé la meilleure définition de son rôle d’historien : « Qu’est-ce que le discours historique, sinon l’expression d’une réaction personnelle de l’historien devant les vestiges éparpillés de son émotion. Je dirais de son rêve. Car, inéluctablement, il doit rêver. Sérieusement, mais rêver. ». En ce sens, Georges Duby a fait rêver ses nombreux lecteurs sur les épopées médiales qu’il a su tant décrire.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (03 décembre 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Georges Duby.
Alain Peyrefitte.
André Malraux.
Hannah Arendt et la doxa.
Hannah Arendt, la totalitarismologue du XXe siècle.
Xénophon.
Jacqueline de Romilly.
André Brahic.
Françoise Giroud.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Jean Boissonnat.
Étienne Borne.
Elie Wiesel.
Emmanuel Levinas.
William Shakespeare.
John Maynard Keynes.
Jacques Rueff.
Ernst Mach.
Tenzin Gyatso.
Alain Decaux.
Umberto Eco.
Victor Hugo.
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Jean Cocteau.
Émile Driant.
Jean d’Ormesson.
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Bernard-Henri Lévy.
Édith Piaf.
Charles Trenet.
Karl Popper.
Paul Ricœur.
Albert Einstein.
Bernard d’Espagnat.
François Jacob.
Maurice Allais.
Luc Montagnier.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20161203-georges-duby.html
http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/georges-duby-le-moyen-age-en-187160
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2016/12/03/34639952.html
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