« Comme si réellement, on pouvait avoir le temps un jour, comme si l’on gagnait, à l’extrémité de la vie, cette paix bienheureuse que l’on imagine. Mais il n’y a pas de paix. Il n’y a peut-être pas de victoire. » (Saint-Exupéry, dans "Vol de nuit", 1931). Souvenir centenaire. Première partie.
Sur le vélodrome national de Saint-Quentin-en-Yvelines, le 4 janvier 2017, Robert Marchand, un fringant jeune homme de 105 ans (il est né le 26 novembre 1911), a établi un "nouveau" record de vitesse en vélo, dans la catégorie des 105 à 110 ans : il a parcouru 22 547 mètres en une heure. Il ne s’est d’ailleurs pas foulé car il n’avait pas vu le dernier panneau à partir duquel il comptait accélérer.
Il y a trois ans, il avait atteint 26 927 mètres en une heure. Il a donc de la marge pour battre son propre record et l’a même envisagé pour dans deux ans. Mais l’homme est raisonnable et, hilare, pense d’abord qu’il doit déjà atteindre ces deux ans ! Il ne se considère pas comme un champion mais sa manière de bouger, à cet âge exceptionnel, a de quoi épater plus d’un "petit vieux" qui pourrait avoir l’âge d’un… de ses petit-fils !
Mais refranchissons le seuil du nouvel an de quelques jours, avant de repartir encore bien plus loin, dans un autre siècle…
L’atmosphère était très chaude, environ vingt-trois degrés Celsius, et très sèche. Les lèvres, asséchées, avaient besoin de crème. Dans le lit, le corps paraissait fatigué, épuisé, maigre, les yeux fermés… Puis, les yeux s’ouvraient et souriaient. L’émotion remontait. Remontait vertigineusement le temps. Fortes paroles, d’une petite voix fluette mais commandée par une puissance, un roc.
Deux jours avant Noël 2016, je suis allé visiter Gauthier, dont j’ai déjà évoqué quelques brides de vie. Je ne le vois pas souvent, hélas, pour des raisons très géographiques. Quelques moments dans l’année. Dans quelques semaines, il aura 104 ans. À part Robert Marchand, personne ne peut vraiment imaginer cet âge, pas même lui. Quand il était à 97 ans, 98 ans, 99 ans, il y avait toujours cet horizon du centenaire, pourra-t-il aller jusque-là ? juste une convenance numérique, certes. Son épouse s’est arrêtée quelques jours avant ce mur symbolique. Mais lorsque le mur est déjà franchi ? vers où aller ?
La conversation avec lui est toujours un plaisir. Il a beau être "vieux", et même très "vieux", il s’exprime toujours avec un langage relevé. Pourtant, il n’est pas ce qu’on peut appeler un "intellectuel", mais dans les écoles, on apprenait mieux que maintenant. Par exemple, il a employé des verbes comme "turlupiner" quand il a raconté ses histoires. Je ne sais pas si beaucoup de monde emploie encore aujourd’hui ce genre de mot. Je les aime bien.
À quelques heures de la grande fête, il se souciait de la manière d’honorer son fils qui vient tous les jours le voir, qui lui fait les courses, ses achats, sur ses propres deniers : « Il dépense au bout d’une année un gros budget pour moi ! ». Mais lui, il ne pouvait plus trop faire de cadeau, il ne pouvait pas aller en acheter, sortir tout seul, sans que cela ne fût une véritable opération qui mobiliserait plusieurs personnes.
Puis, un ange passa. Le silence s’installa. La lumière était réduite car les yeux étaient fragiles. Une demi-obscurité. La fatigue, j’ai pensé. Ou l’épuisement. L’absence de sujet de conversation, lui habituellement si bavard. Il se faisait vieux, pourrait-on s’imaginer… Alors, juste pour relancer un peu la conversation, sans beaucoup d’originalité, sans non plus beaucoup d’attente, voyant la fatigue s’installer : « Tu ne trouves pas le temps long ? ».
Cette question anodine et banale mit le feu aux poudres. L’expression est mal employée, mais c’était comme cela que je ressentais. La question l’a complètement réveillé, lui un peu somnolent après son déjeuner. Il répondit, très présent, très précis : « Non, je suis dans ma jeunesse, dans mon enfance… ».
En entendant cela, je n’imaginais pas que j’allais avoir droit à plus d’une heure d’histoire de France. De la vraie histoire de France, pas celle des livres, celle réellement vécue, avec des vrais témoins que je peux encore toucher. J’écris ces lignes avec une forte émotion. Avec les mains qui tremblent.
J’ai connu mon arrière-grand-mère qui est morte quand j’avais 8 ans. Quand je discutais avec elle, j’avais du mal à réaliser. Elle avait eu 30 ans en 1914. Moi, j’en avais quatre fois moins. J’avais du mal à imaginer que je suis né d’une telle manière, à une telle époque, que je pouvais "toucher du doigt", de la main, que je pouvais embrasser, au sens propre, quasiment trois siècles.
La guerre de 70, 1870, pour un Lorrain, ne m’était pas indifférente. Les chansons revanchardes, le traumatisme de la séparation, l’amputation du département de la Meurthe, et de celui de la Moselle, tout cela me disait quelque chose dès mon plus jeune âge. La Première Guerre mondiale était déjà plus récente. Et puis la Seconde… Si près. Je me souviens d’avoir vu enfant le film "Le jour le plus long". 1944, c’était à la fois lointain mais si présent dans toute la culture populaire, la littérature, le cinéma, le théâtre…
Aujourd’hui, j’ai du mal à réaliser que la Première Guerre mondiale est déjà centenaire. Que la Seconde Guerre mondiale, plus beaucoup de monde ne peut vraiment encore en parler. Si, quelques enfants, quelques adolescents de l’époque, bien sûr. Alors, il faut bien le dire ici, car j’en pleurerai sans doute encore, pouvoir discuter avec des contemporains de la Première Guerre mondiale, avec des témoins vivants, c’est extrêmement émouvant. Je ne suis plus un enfant, j’ai acquis connaissances cérébrales et affectives, j’ai acquis ce qu’on pourrait appeler la maturité. Je ne pouvais pas poser beaucoup de questions à mon arrière-grand-mère. J’étais trop jeune. Juste assoiffé de ce qu’elle pouvait bien me raconter mais sans plus. Impossible de poser des questions, de demander des précisions, d’approfondir certaines phrases, certains souvenirs. Maintenant, oui, je peux mais ils ne sont plus là. Si, il est encore là.
Gauthier avait 4 ans en 1917. Nous sommes partis avec lui en l’année 1917. C’était d’autant plus émouvant que nous allions justement franchir le seuil de l’année 2017. J’ai remonté le temps d’un siècle, emporté dans ses souvenirs. C’était très émouvant, c’est ce que je vais tenter de retranscrire ici. Gauthier a toujours eu la joie de raconter ses histoires. Parfois, bien sûr, il a pu un peu romancer, un peu embellir certains souvenirs, mais ce jour-là, j’étais convaincu que c’était la réalité brut, celle d’un homme qui vivait en 1917, qui avait 4 ans, qui, comme tous les gamins de cet âge, n’était qu’une éponge à émotions.
Ces émotions, je les voyais sur son visage, dans le ton de sa voix, dans le tremblement de ses mains, et même dans les larmes qui naissaient discrètement au creux de ses yeux. Je n’imaginais pas qu’en entrant dans cette chambre banale, au lit médicalisé, surchauffée, moderne, j’allais m’introduire dans une telle machine à remonter le temps.
Il a parlé de sa "mémère", difficile de savoir, mais elle serait plus sa mère que sa grand-mère. Sa mère faisait la "popote" tous les midis aux (très jeunes) pilotes de chasse. Ces soldats de l’air étaient de véritables héros de la Première Guerre mondiale. Ils n’avaient jamais froid aux yeux. Lui, le petit Gauthier, 4 ans, allait sur leurs genoux. Il était un peu leur "mascotte", leur oasis d’humanité. Ils devaient avoir des enfants du même âge. Des jeunes gens. Il montait sur la table sans demander la permission, mais sans doute encouragé par les convives, et il leur chantait la Marseillaise. À 4 ans.
Gauthier n’était pas en train de se souvenir, il était carrément en train de revivre cette enfance particulière : « Les pilotes de chasse étaient de joyeux drilles, des rigolos ! ». En effet, ils plaisantaient beaucoup au cours de ces déjeuners. Parce que c’était très dur. Leurs femmes avaient peur, mouraient de peur. Du jour au lendemain, parfois, l’un d’eux ne revenait pas pour déjeuner suivant. Il avait été abattu par l’ennemi. Les convives pleuraient.
Lui aussi, Gauthier, il pleurait, par mimétisme émotionnel. Il sentait la désolation. Il demandait candidement au propriétaire des genoux : « Pourquoi tu pleures ? » et tout le monde de pleurer encore plus… Les femmes aussi. Quand il a raconté cela, il était au bord des larmes, comme à l’époque. Tout son corps tremblait de cette tristesse si lointaine. Ce qui ne l’empêchait pas de retrouver le sourire quand il reparlait des plaisanteries de ces "joyeux drilles".
Le sourire pour raconter aussi les exploits de ces navigateurs du ciel, ou plutôt, ces cascadeurs du ciel : ces pilotes de chasse étaient des acrobates, ils étaient libres dans les airs, libres d’attaquer les avions ennemis (allemands) comme ils le voulaient, ils n’avaient pas de consignes particulières, il fallait tirer sur l’ennemi et éviter de se faire tirer dessus. C’était fou. Ils étaient des artisans avec tous les risques. Ils étaient dans des biplans, parfois, ils se cachaient dans les nuages pour faire une embuscade contre les avions ennemis. Parfois, les ennemis venaient par derrière. Lorsqu’ils abattaient un ennemi, ils ne cherchaient pas à savoir qu’ils l’avaient tué, qu’il était peut-être, lui aussi, le père d’un jeune enfant, et ils se réjouissaient. Mais cela pouvait être dans l’autre sens. Si leur avion était atteint, souvent, il tombait en torche, en flammes…
Une fois, avec le verglas sur le trottoir, il s’était cassé le nez. Il est resté longtemps à l’hôpital, trois mois…
Puis, soudain, nous avons replongé dans le monde actuel, en fin 2016, il me parla alors des infirmières de sa maison médicalisée. Il y en a une qui lui dit : « On va te faire mal, Gauthier ! ». Mais il n’a pas su où elle avait fait la piqûre tellement elle était douce. Il n’a rien senti. Une autre infirmière, toutefois, était plus brutale. Elle trouvait qu’il ne se retournait pas assez vite.
Je continuerai, dans le prochain article, à raconter cette conversation inoubliable.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (10 février 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Joyeux drilles.
Aide aux aidants.
Dépendance et science.
Prince sans rire.
Un arrière-goût d'inachevé.
Omnes vulnerant, ultima necat.
Fin de vie, nouvelle donne.
Proust au coin du miroir.
Dépendances.
Comme dans un mouchoir de poche.
Vivons heureux en attendant la mort !
Une sacrée centenaire.
Résistante du cœur.
Une existence parmi d’autres.
Soins palliatifs.
Sans autonomie.
La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20161223-joyeux-drilles.html
http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/les-joyeux-drilles-de-l-escadrille-189577
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/02/10/34917816.html