« Philippe Alexandre fait partie de ces témoins méfiants par principe qui préfèrent prendre le risque d’une exagération que d’avoir laissé échapper un montage présidentiel, une outrance, pire encore, un abus de pouvoir. » (Serge July, janvier 2016).
Ce mardi 14 mars 2017, un homme discret fête son 85e anniversaire. La classe politique l’a détesté ou le craignait pendant de plusieurs décennies, car on le disait "incorruptible", ou du moins, il refusait de se frotter très personnellement avec les responsables politiques (les relations entre politique et journalisme, lorsqu’elles sont trop proches, sont peu favorables à la démocratie). J’ai adoré écouter les chroniques politiques de Philippe Alexandre pendant de nombreuses années chaque matin à la radio.
Avec sa voix très grave et son faux air de lieutenant Columbo, Philippe Alexandre est un peu une sorte d’ovni dans le paysage médiatique français. Il est loin des paillettes et des lumières narcissiques du paysage audiovisuel. Personne n’est capable de dire pour qui il vote, et pourtant, il n’a jamais hésité à attaquer, à dire ce qu’il pensait sur des mesures concrètes, sur des faits politiques particuliers.
L’esprit caustique de Philippe Alexandre est l’expression de son indépendance, car, comme l’a décrit Serge July en janvier 2016, il a été « un pionnier du poil à gratter radiophonique et du trait à la pointe sèche ». L’ancien chroniqueur de RTL a donné une définition de l’éditorialiste : « [Mes] éditoriaux ont été écrits dans la fournaise de l’actualité de l’époque. Bien sûr, quelques-uns peuvent traduire des humeurs, de la mauvaise foi, des excès, mais n’est-ce pas le propre de la fonction d’éditorialiste ? » ("Le Figaro", le 7 janvier 2016).
Sa principale attaque fut d’ailleurs la publication le 11 février 2002 de son livre à charge contre Martine Aubry, en tant que Ministre du Travail, sur la mise en place des 35 heures : "La Dame des 35 heures", éd. Robert Laffont, coécrit avec Béatrix de L’Aulnoit, journaliste avec qui Philippe Alexandre a coécrit une dizaine de livres principalement politiques ou historiques.
Après quelques années de collaboration avec la presse écrite ("Combat", "Jours de France", "Le Nouveau Candide" et "Le Figaro littéraire"), Philippe Alexandre "s’est fait un nom" avec les cinq minutes de chronique quotidienne à 7 heures 45 qu’il assura pour la radio RTL d’avril 1969 à juin 1996. Il commentait la vie politique avec une ironie très mordante et surtout une indépendance qui faisait pâlir tous les acteurs de la politique française, surtout ceux qui voulaient lui imposer un point de vue.
Philippe Alexandre a commencé ses commentaires radiophoniques le jour du référendum malheureux du 27 avril 1969 et a pu donc décrire sans complaisance les mœurs politiques sous les Présidences de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac.
Dans son éditorial du 3 novembre 1979, quelques jours après la mort mystérieuse du ministre Robert Boulin, Philippe Alexandre a lancé des accusations graves contre le RPR comme un pavé dans la mare : « Aux alentours du 15 septembre [1979], en tout cas avant le 20 septembre, des dirigeants du RPR se sont réunis et ont décidé de révéler à la presse des éléments de l’affaire Tournet-Boulin. ». Affaire qui a mis en cause l’honnêteté de Robert Boulin à un moment où il était considéré comme un futur Premier Ministre.
Cet extrait de chronique est une citation de Michèle Cotta dans ses "Cahiers secrets de la Ve République" (éd. Fayard), qui a voulu en savoir plus en allant demander le 8 novembre 1979 à Bernard Pons, à l’époque secrétaire général du RPR, ce qu’il en pensait : « Je le lis, je vois que c’est diffamatoire, j’appelle quelques avocats lotois [il était alors député du Lot], je leur demande conseil et je rentre à Paris dès le dimanche soir [4 novembre 1979]. (…) Je mobilise l’ensemble des secrétaires et autres chargés de mission pour savoir s’il y a eu, quelque part, une réunion de responsables RPR autour de l’affaire Tournet. (…) J’ai appelé moi-même la plupart des dirigeants du RPR : tous m’ont dit n’avoir tenu aucune réunion. Mon opinion à ce moment-là est qu’il faut une riposte aux affirmations de Philippe Alexandre. (…) J’ai posé la question, les yeux dans les yeux : peux-tu me dire si tu as présidé une réunion de ce genre, ici ou ailleurs ? Chirac me répond qu’il n’a pas présidé de réunion de groupe les jours en question (…). J’ai vérifié ensuite (…), à la mairie de Paris, qu’aucune réunion n’avaient été tenue à l’Hôtel de Ville entre dirigeants RPR. ». Ce qui motiva la publication d’un communiqué de démenti de Jacques Chirac et Bernard Pons et une menace d’attaque en diffamation.
Philippe Alexandre a réussi à résister aux nombreuses pressions politiques contre lui : « [François Mitterrand] adorait les journalistes courtisans, ceux qui se prosternaient devant lui, pas les autres. Moi, j’étais de la vieille école, je ne suis jamais entré dans ce jeu-là. (…) En 1982, il a demandé ma tête à Jacques Rigaud, le patron de RTL, via André Rousselet, homme lige de Mitterrand, qui était son directeur de cabinet à l’Élysée. La station voulait m’envoyer comme correspondant à Washington, mais je ne me suis pas laissé faire. » (7 janvier 2016).
De son côté, Michèle Cotta a confirmé le 23 février 1982 que François Mitterrand en voulait aux journalistes qui n’expliquaient pas bien sa politique alors que le mécontentement populaire montait : « Restent deux exceptions qui n’ont rien à voir avec la télé ou la radio publiques, c’est Jean Boissonnat à Europe 1 et Philippe Alexandre à RTL. Pour les deux, la critique est un fonds de commerce : ils ne changeront pas de ton. Mieux vaut les laisser continuer plutôt que d’essayer de les éloigner de leurs rédactions respectives. Je fais là allusion à une démarche de Rousselet auprès de Rigaud pour qu’il se débarrasse d’Alexandre. Erreur ! Rigaud a résisté à Giscard ; il résistera à Mitterrand, d’autant plus que son poste ne dépend pas de lui. ».
Ancienne collègue de Philippe Alexandre à RTL, Michèle Cotta est devenue la présidente de la Haute Autorité de l’audiovisuel (ancêtre du CSA) et a accepté d’étudier une protestation de Jacques Chirac, alors dans l’opposition, contre le traitement déséquilibré d’une information. Cette décision a plus choqué les journalistes, qui ne voulaient pas d’une instance qui les régulerait, que le pouvoir politique. Le 29 octobre 1982, elle observa : « Je repense à la façon dont j’ai longtemps entendu les hommes politiques se plaindre de la télévision. Ai-je franchi le pas, suis-je passée de leur côté ? Les journalistes sont devenus mes censeurs. Même la presse de droite, qui aurait dû apprécier notre indépendance vis-à-vis du pouvoir, nous voue aux gémonies ["nous" : la Haute Autorité]. Et Philippe Alexandre, qui n’a pas son pareil, de dire que notre intervention est condamnable. (…) Que sont nos amis devenus ? ».
Philippe Alexandre a raconté à Michèle Cotta le 17 septembre 1992, peu avant le référendum sur le Traité de Maastricht, que pour des raisons médicales, François Mitterrand avait appelé d’urgence à l’Élysée son urologue Bernard Debré (futur ministre d’Édouard Balladur et actuel député LR) qui se trouvait à Marseille pour participer à un meeting pour le "non", et François Mitterrand lui a dit : « Vous étiez en meeting. Pardon de vous avoir obligé à revenir ! C’est très bien d’aller voir les militants ; vous avez bien raison ! ». Et ce jour-là, pour éviter une rencontre avec Bernard Debré, François Mitterrand a fait poireauter une demi-heure son Premier Ministre Pierre Bérégovoy dans le couloir.
Alors que sa voix était très connue et reconnaissable, son visage a acquis également la notoriété lorsque Philippe Alexandre a participé à deux émissions de télévision, des "talk-shows", comme on dit, pour débattre de l’actualité politique de la semaine, d’abord sur TF1 avec Michèle Cotta et Serge July ("Le débat politique") de 1989 à 1992, puis sur FR3 vers 23 heures avec Christine Ockrent, Gille Leclerc et Serge July ("Dimanche soir") de novembre 1992 à juin 1997.
La présence de deux stars des médias (Ockrent et July) a assuré le succès de l’émission et a fait connaître Philippe Alexandre à un public moins habitué à la politique. Cela lui a même valu une marionnette aux "Guignols de l’Info" aux côtés de ses deux compères de la télévision, lui faisant dire quelques phrases récurrentes : « M’ame Krissine, fais péter la poire et les cahouètes ! » ou encore : « Chuis d’accord avec Cherge ! ».
Philippe Alexandre a publié une trentaine d’ouvrages surtout politiques dont les quatre plus intéressants, à mon sens, sont : "L’Élysée en péril" (éd. Fayard) publié en 1969, "Le Duel De Gaulle-Pompidou" (éd. Grasset) publié en 1970, "Paysages de campagne" (éd. Grasset) publié le 5 octobre 1988, et "Nouveaux paysages de campagne" (éd. Grasset) publié le 17 septembre 1997. Il a aussi coécrit un livre avec Jacques Delors, "En Sortir ou pas" (éd. Grasset) publié le 2 octobre 1985.
Son dernier livre est "Notre dernier monarque" publié le 11 janvier 2016 (éd. Robert Laffont), où il a recueilli toutes ses chroniques pendant les deux septennats de François Mitterrand.
Avec l’ancien Président au double septennat, il n’a jamais été tendre : « François Mitterrand était un manipulateur, un homme politique doué, un artiste de la politique, même, mais pas un homme d’État. Un homme d’État est celui qui sert l’intérêt général, qui a une vision de l’avenir, qui porte de grands projets. (…) François Mitterrand, lui, n’a toujours songé qu’à sa carrière et à son élection. D’ailleurs, que reste-t-il de lui ? (…) On retiendra de lui qu’il est l’homme qui a lancé la carrière du Front national. Il y a mieux comme héritage ! » ("Le Figaro", le 7 janvier 2016).
Même sur l’abolition de la peine de mort, il reste caustique : « N’importe qui l’aurait fait, c’était le cours de l’histoire. Le fruit était mûr. Giscard d’Estaing réélu aurait aboli la peine de mort et Chirac aurait décidé son abolition. Certes, on ne peut pas en ôter les droits d’auteur à Mitterrand. Quant à Robert Badinter, alors Garde des Sceaux, il a parfaitement su exploiter ce sujet par sa propre promotion. Il en a fait des tonnes. ».
Bon anniversaire et longue retraite à l’homme à l’acide corrosif (ou alors à la soude caustique, mais surtout, ne pas mélanger les deux !) qui manque un peu dans le paysage journalistique depuis une vingtaine d’années !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (14 mars 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Philippe Alexandre.
Hannah Arendt et la doxa.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Elie Wiesel.
Jean-François Deniau.
Les cahiers secrets de Michèle Cotta.
Jean Boissonnat.
Étienne Borne.
Alain Decaux.
Pierre-Luc Séguillon.
Françoise Giroud.
Jean d’Ormesson.
André Glucksmann.
Henri Amouroux.
René Rémond.
Noël Copin.
Maurice Duverger.
Jean Lacouture.
Bernard Pivot.
Michel Polac.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20170314-philippe-alexandre.html
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/philippe-alexandre-editorialiste-190533
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/03/14/35026880.html
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