« Il n’est pas possible pour les États-Unis de soutenir l’aspiration aux droits de l’Homme des travailleurs de Gdansk et, dans le même temps, de ne pas soutenir la volonté des paysans du Salvador d’acquérir des terres. » (BBC, février 1982).
Celui qui s’est éteint ce vendredi 26 mai 2017 en Virginie (USA) à l’âge de 89 ans n’était pas un conseiller présidentiel ordinaire. Zbigniew Brzezinski, né le 28 mars 1928 à Varsovie et réfugié au Canada puis aux États-Unis, était motivé par un fort sentiment anticommuniste : « Durant ses quatre années avec Carter (…), freiner l’expansionnisme soviétique à n’importe quel prix a guidé l’essentiel de la politique étrangère américaine, pour le meilleur et pour le pire. » a résumé le "New York Times" dans sa biographie nécrologique.
Son origine pouvait l’expliquer, au même titre que l’atlantisme libéral d’Angela Merkel. Tadeusz, le père de Zbigniew Brzezinski, était un diplomate polonais en poste à Montréal et il a dû fuir son pays en 1939 après l’accord entre Hitler et Staline sur le partage de la Pologne. En 1955, Zbigniew a épousé Émilie-Anna, sculptrice, la petite-nièce de l’ancien Président de la République de Tchécoslovaquie Édouard Bénès (1884-1948) qui fut renversé par les communistes.
Après des études à Boston, Brzezinski a soutenu en 1953 (il avait 25 ans) à Harvard sa thèse de doctorat en science politique sur le totalitarisme soviétique. Très rapidement, il est devenu un expert reconnu, professeur à Harvard, à l’Université Johns-Hopkins de Baltimore et à l’Université de Columbia, poursuivant une brillante carrière universitaire de 1953 à 1989. Il était membre de nombreuses institutions prestigieuses dont l’Académie américaine des arts et des sciences et le Council on Foreign Relations (think tanks américain très influent dans le domaine diplomatique).
Spécialiste des relations internationales des États-Unis, Brzezkinski s’engagea très tôt au sein du Parti démocrate comme conseiller diplomatique du candidat démocrate Hubert Humphrey à l’élection présidentielle de 1968 (ce dernier était le Vice-Président de Lyndon B. Johnson).
Au début des années 1970, ses réflexions l’ont encouragé à proposer, avec d’autres, la création de la (fameuse) "Commission Trilatérale" le 1er juillet 1973 à Tokyo, avec le concours d’autres personnalités comme Henry Kissinger et le milliardaire David Rockefeller, le président de la Chase Manhattan Bank, à la tête du groupe créé par son grand-père John D. Rockefeller, mort récemment, le 20 mars 2017 à l’âge de 101 ans. (David Rockefeller avait refusé notamment d’être nommé Secrétaire au Trésor par Jimmy Carter).
La Trilatérale se basait sur le constat que les États-Unis, à eux seuls, ne pouvaient plus dominer le monde et, face au communisme, devait s’allier avec les deux puissances industrielles en plein développement de l’époque, le Japon et l’Allemagne. Trois groupes furent donc créés en son sein, le groupe Amérique, le groupe Asie et le groupe Europe, afin de renforcer la cohésion des démocraties industrielles dans l’idée de « promouvoir un ordre international plus équitable » (à comprendre que cela se substituerait à la toute-puissance américaine).
En clair, c’était une sorte de think tank mondial, regroupant des centaines de personnalités éminentes de la nationalité des pays membres, qui avaient donc une influence intellectuelle et économique très élevée, mais à la condition de ne pas être aux responsabilités politiques dans un pays. Son but était de s’opposer à un communisme conquérant que les États-Unis ne seraient pas capables de combattre seuls idéologiquement. L’élection de Ronald Reagan à la Maison-Blanche au début des années 1980 a bouleversé le contexte politique de la Trilatérale dans la mesure où le courant néo-conservateur au pouvoir revenait sur une volonté de domination unilatérale des États-Unis, seuls donc dans le combat idéologique.
Si les membres de la Trilatérale souhaiteraient l’émergence d’un "gouvernement mondial", ils n’ont pas un pouvoir très fort sinon d’influence intellectuelle, celui que même leurs opposants confortent par leurs dénigrements, d’autant plus que tout membre qui se voit accéder à des responsabilités politiques nationales est obligé de s’écarter de cette institution. En somme, c’est surtout un club politique et un groupe de pression mais en aucun cas, comme ses détracteurs le redoutent, un "gouvernement mondial"…
Mais revenons à Brzezinski. Avec l’élection de Jimmy Carter à la Présidence des États-Unis, Brzezinski occupa les plus hautes responsabilités de son existence : conseiller à la sécurité nationale du 20 janvier 1977 au 20 janvier 1981. Il fut régulièrement en opposition interne avec le Secrétaire d’État Cyrus Vance partisan de la poursuite du dégel des relations entre l’Ouest et l’Est amorcé par Richard Nixon, Gerald Ford et Henry Kissinger.
L’objectif de Cyrus Vance était de conclure les négociations entre les États-Unis et l’URSS sur le désarmement nucléaire (le traité SALT II fut signé par Jimmy Carter et Léonid Brejnev le 18 juin 1979 à Vienne). Cyrus Vance démissionna le 28 avril 1980 après l’échec lamentable de l’Opération Eagle Claw le 25 avril 1980, visant à libérer les otages américains prisonniers à Téhéran depuis le 4 novembre 1979, qui fut décidé par le seul Brzezinski. (Pour l’anecdote, son fils Cyrus Vance Jr, élu procureur général de l’État de New York le 3 novembre 2009, fut chargé de l’accusation contre Dominique Strauss-Kahn dans l’affaire du Sofitel de New York en mai 2011).
L’objectif de Brzezinski était de faire pression sur l’Union Soviétique pour consolider les droits de l’Homme, avec une base juridique, les accords d’Helsinki, signés le 1er août 1975 notamment par l’URSS et les États-Unis, qui permettaient de protéger les dissidents soviétiques tels que Sakharov, Soljenitsyne ou encore Rostropovitch.
Malgré l’opposition de Cyrus Vance, Brzezinski se déplaça en Pologne communiste durant son mandat, afin de rencontrer le primat de Pologne, l’archevêque de Varsovie Stefan Wyszynski. Il proposa (en vain) au Président Jimmy Carter de se rendre à Varsovie en voyage officiel. Il s’est réjoui de l’élection du pape Jean-Paul II (l’archevêque de Cracovie Karol Wojtyla) le 16 octobre 1978 et encouragea la création du premier syndicat libre dans le Bloc soviétique, Solidarnosc, le 31 août 1980 (rendue possible grâce aux accords de Gdansk signés le même jour). Brzezinski fit également comprendre aux Soviétiques qu’au contraire de l’insurrection de Budapest en 1956 et du Printemps de Prague en 1968, les États-Unis réagiraient en cas d’intervention soviétique en Pologne en 1980 et 1981.
Pour les relations avec la Chine populaire, l’anticommunisme n’était pas de mise. Après le voyage en mai 1978 de Brzezinski à Pékin, les deux pays, Chine populaire et États-Unis, ont annoncé, le 15 décembre 1978, l’établissement des relations diplomatiques entre Pékin et Washington le 1er janvier 1979 (au détriment de Taiwan). Les échanges d’ambassadeurs ont eu lieu le 1er mars 1979. Le Vice-Premier Ministre chinois Deng Xiaoping fut alors invité à un dîner à la Maison-Blanche le 28 janvier 1979. Parallèlement, le Vice-Président américain Walter Mondale fut invité à Pékin en août 1979. Ainsi, la vision américaine était que la Chine communiste ne faisait plus partie du Bloc soviétique (en raison de ses divergences avec l’URSS) et pouvait donc aider les Américains dans leur lutte contre les Soviétiques (en particulier au Cambodge et au Vietnam).
Par ailleurs, dès le 3 juillet 1979, Brzezinski apporta (discrètement) l’aide militaire des États-Unis aux moudjahidines du peuple contre le gouvernement prosoviétique peu avant l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS (Opération Cyclone, qui se termina seulement le 1er janvier 1992). L’objectif était clairement de réduire l’expansionnisme soviétique partout dans le monde lorsque c’était possible.
Après l’échec de la réélection de Jimmy Carter, Brzezinski occupa des fonctions de conseils durant la Présidence de Ronald Reagan, sans avoir d’influence opérationnelle. Il continua surtout ses activités d’enseignement et de publication (il rédigea près d’une trentaine d’ouvrages sur les relations internationales).
Sous Reagan, Brzezinski s’opposa à la politique américaine en Amérique centrale (Salvador, Nicaragua) qui était contradictoire avec la politique pour la démocratie et contre la dictature du Bloc soviétique. Néanmoins, s’éloignant de ses engagements démocrates, il a soutenu la candidature de George H. W. Bush Sr en 1988 et a mis en garde, lors de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement de l’URSS, contre la "fin de l’histoire" proposée dès l’été 1989 dans la revue "The National Interest" par le philosophe Francis Fukuyama.
Dès l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, Brzezinski était resté sceptique sur la perestroïka et la glasnost et prévoyait en 1988 l’effondrement du système soviétique à 50% de chances dans les trente prochaines années ("The Grand Failure"). Il milita à Moscou en début novembre 1989 pour la reconnaissance de la responsabilité soviétique du massacre de Katyn.
Dans un autre essai ("Out of control"), en 1992, Brzezinski mit en garde contre la guerre du Golfe et insista sur l’importance de préserver l’image des États-Unis dans le monde arabe (un avertissement qui ne fut pas vide de sens à peine dix ans après cette réflexion, même si Brzezinski lui-même contribua à armer les islamistes par l’aide américaine qu’il apporta en Afghanistan). Il renouvela son opposition sous la Présidence de George W. Bush Jr contre la guerre en Irak en insistant sur la grande diversité du monde musulman. Il s’opposa aussi à la politique agressive israélienne (il assista à la signature des accords de Camp David le 17 septembre 1978).
Parmi ses "dadas", Brzezinski soutenait avec un certain cynisme que seuls les États-Unis, alliés à l’Europe, pouvaient maintenir le monde dans une situation de paix et de développement (ce qu’on pourrait appeler la "pax americana"), même le cas échéant en opposition avec les peuples "locaux". Refusant l’unilatéralisme américain, et donc plus modéré que les néo-conservateurs qui pensaient que seuls les Américains pouvaient être les "gendarmes du monde", Brzezinski voulait absolument parler de coopération avec l’Europe afin d’éviter un leadership mondial eurasien qui exclurait les États-Unis : « Sans l’Europe, l’Amérique est encore prépondérante mais pas omnipotente, alors que sans l’Amérique, l’Europe est riche mais impuissante. » (dans "The Grand Chessboard: American Primacy and Its Geostrategic Imperatives", publié en 1997).
Entre autres missions, Brzezinski fut envoyé par le Président Bill Clinton comme émissaire américain en Azerbaïdjan pour promouvoir l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (un des plus longs du monde, 1 776 kilomètres) pour acheminer du pétrole brut de la Mer Caspienne à la Mer Méditerranée, en Turquie (mis en service le 10 mai 2006).
Après avoir été le conseiller diplomatique de Barack Obama lors de sa campagne présidentielle en 2008, son fils Mark Brzezinski fut nommé ambassadeur des États-Unis en Suède du 24 novembre 2011 au 1er juillet 2015.
Suscitée par un antiaméricanisme primaire, mal compris, la haine contre Zbigniew Brzezinski dans la fachosphère est telle qu’on peut même lire sur sa page Wikipédia américaine, pendant quelques minutes, des mots de joie concernant sa mort…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (30 mai 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Zbigniew Brzezinski.
JFK, avant tout pragmatique et visionnaire.
La nouvelle frontière de John F. Kennedy.
Ted Kennedy.
Incompréhensions américaines.
La dernière navette spatiale (avril 2011).
Les premiers pas de Donald Trump.
Obama termine européen.
Cassandre ?
Donald Trump, 45e Président des États-Unis.
La doxa contre la vérité.
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Issue incertaine du match Hillary vs Donald.
Donald Trump, candidat en 2016.
Match Hillary vs Donald : 1 partout.
Hillary Clinton en 2016.
Hillary Clinton en 2008.
Donald Trump et Fidel Castro ?
La trumpisation de la vie politique américaine.
Mode d’emploi des élections présidentielles américaines.
Idées reçues sur les élections américaines.
Malcolm X.
Le 11 septembre 2001.
Honneur aux soldats américains en 1944.
Hommage à George Stinney.
Obama et le "shutdown".
Troy Davis.
Les 1234 exécutés aux États-Unis entre 1976 et 2010.
La peine de mort selon Barack Obama.
Barack Obama réélu en 2012.
Ronald Reagan.
Gerald Ford.
Jimmy Carter.
Al Gore.
Sarah Palin.
John MacCain.
George MacGovern.
Mario Cuomo.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20170526-brzezinski.html
http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/zbigniew-brzezinski-faucon-193631
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/05/30/35329051.html
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