« Votre sourire nous manquera. » (Valéry Giscard d’Estaing, le 4 juillet 1979).
Comme de nombreux compatriotes, j’ai ressenti beaucoup d’émotion en fin de matinée lorsque la nouvelle a été diffusée. Simone Veil s’est éteinte ce vendredi 30 juin 2017 à Paris. Elle allait atteindre ses 90 ans le 13 juillet prochain. Très affaiblie depuis quelques années, elle avait quitté la "scène publique" en 2013, année doublement terrible de la disparition de son mari Antoine Veil (le 12 avril 2013) et de sa sœur Denise (le 6 mars 2013).
Je suis surpris et ému par le concert de louanges de la classe politique, de toute la classe politique, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon, pour cette dame exceptionnelle qui n’a jamais vraiment fait de la politique mais a toujours poussé ses valeurs à leur réalité politique. Je n’exclus pas l’hypocrisie pour une femme toujours très populaire dans le cœur des Français, mais c’est justement réservé aux personnes exceptionnelles, de vouloir s’en approprier une part, quelles qu’en soient les motivations, et chez Simone Veil, il y a eu tellement de facettes qu’elle peut en effet faire converger bien des trajectoires.
Elle était une femme pas très "commode", capable de grosses colères, et très impressionnante. Elle était très populaire, très aimée des Français, mais la classe politique la craignait ou la méprisait. C’était la "bête noire" des militants du FN, au même titre que Bernard Stasi (un de ses grands amis) ou encore (aujourd’hui), Nathalie Kosciusko-Morizet.
Parmi les personnalités politiques qui ont marqué son parcours, Valéry Giscard d’Estaing, bien sûr, qui voulait nommer au gouvernement en 1974 des femmes de la "société civile", plutôt jeunes, pour féminiser la vie politique particulièrement machiste à l’époque (d’autres femmes ont été nommées comme Monique Pelletier et Françoise Giroud), Jacques Chirac qui l’a toujours soutenue pour la loi sur l’IVG alors qu’il était réticent sur le sujet, Raymond Barre qui voyait en elle une femme forte sur les principes et sur les valeurs, comme lui, Michel Rocard, dont elle était une amie très proche, Édouard Balladur, qui a su la faire revenir au pouvoir en 1993 comme numéro deux du gouvernement (Ministre d’État), Nicolas Sarkozy, qui, malgré ses propos parfois extrémistes, a toujours su la faire rire, et enfin Jean d’Ormesson, qui l’a accueillie à l’Académie française, elle qui n’a jamais eu de prétention littéraire, mais c’était le cas aussi du commandant Cousteau et de bien d’autres, l’Académie française a toujours voulu coopter des personnalités riches en talents et en valeurs.
Revenons rapidement sur Nicolas Sarkozy car cela pouvait surprendre. Si Simone Veil a soutenu dès le premier tour de l’élection présidentielle du 22 avril 2007 la candidature de Nicolas Sarkozy, c’était à la fois par adhésion à la personnalité du candidat et par rejet de la candidature de François Bayrou qu’elle détestait depuis son échec électoral du 18 juin 1989. Elle s’en est expliqué le 8 mars 2007 : « Nicolas est gentil. Il peut être brutal dans son expression, mais les gens ont tort de douter de son humanité. C’est un ami fidèle. Pour moi, c’est important. Quand on choisit un Président, on a envie de quelqu’un qui ait ces qualités-là. Ce n’est pas toujours le cas. ». Lors de l’investiture de Nicolas Sarkozy le 16 mai 2007, elle fut invitée au Palais de l’Élysée et reçut les honneurs un peu comme Pierre Mendès France le 21 mai 1981, Pierre Mauroy le 15 mai 2012 ou encore Daniel Cordier le 14 mai 2017.
J’ai eu la chance de rencontrer Simone Veil de temps en temps lors de rencontres "centristes". Je l’ai vue pour la première fois le 29 août 1988 à Loctudy, au sud de Quimper, dans le Finistère. Éric Azière, président des Jeunes démocrates sociaux, l’a accueillie en lui demandant de mener une liste centriste aux élections européennes du 18 juin 1989, juste après l’échec de Raymond Barre à l’élection présidentielle de 1988 et bien avant la "séquence" des Rénovateurs avec Philippe Séguin, Michel Noir, François Bayrou, Dominique Baudis, Bernard Bosson, François Fillon et six autres jeunes loups de l’opposition de l’époque. Elle mena la liste centriste, mais face à elle, il y a eu une liste menée par Valéry Giscard d’Estaing, Alain Juppé et François Léotard. Ce fut un échec pour elle, même si elle a pu faire élire quelques députés comme Jean-Louis Borloo, Adrien Zeller, Nicole Fontaine, Philippe Douste-Blazy et Jean-Louis Bourlanges. La dernière fois que je l’ai vue, c’était le 21 octobre 2012, à Paris, lors que la fondation de l’UDI. Elle était accompagnée de son mari Antoine et fut ovationnée très longtemps par la salle. C’était l’une de leurs dernières apparitions publiques.
Car Simone Veil, sans esprit partisan (à ma connaissance, elle n’a jamais été adhérente d’aucun parti), était très proche des centristes. Sur LCI le 30 juin 2017, Jean-Marie Cavada expliquait qu’elle était typiquement du centre droit avec une inspiration de centre gauche, en d’autres termes, elle était d’esprit "rhénan", libéral pour favoriser la prospérité économique mais social aussi redistribuer les richesses et assurer la solidarité avec les plus fragiles.
À l’origine, dans le couple, c’était le mari qui était le plus politique. Haut fonctionnaire, Antoine Veil avait créé le club Vauban qui était une émanation du centre gauche (essentiellement proche de Pierre Mendès France). Antoine Veil a finalement renoncé à toute vie politique dès lors que sa femme a été choisie par Valéry Giscard d’Estaing pour entrer au gouvernement.
Par l’entremise d’Antoine Veil, un cercle de très proches amis envisageait l’avenir politique avec les mêmes valeurs. Il y avait Simone Veil mais aussi Bernard Stasi, Robert Badinter, et surtout Michel Rocard qui était au pouvoir (à Matignon) de mai 1988 à mai 1991. Beaucoup de centristes ont été tentés de le rejoindre (certains ont même franchi le pas comme Bruno Durieux et Jean-Marie Rausch) mais c’était la création de l’UDC (l’Union du centre) comme groupe à l’Assemblée Nationale, indépendant de l’UDF et susceptible d’apporter une majorité d’idée aux gouvernements de Michel Rocard, l’un des moments forts de la recomposition voulue par ce think tank politique.
Je pense qu’il ne faut pas réduire Simone Veil à sa fameuse loi sur l’IVG. Ce n’était pas son véritable combat, c’était celui de Valéry Giscard d’Estaing même si elle l’a adopté avec enthousiasme et conviction pour plus de solidarité et d’humanité, entre femmes, entre les personnes. Comme Robert Badinter n’apprécie pas d’être réduit à l’abolition de la peine de mort, même si ce fut, pour lui, l’une de ses plus grandes fiertés. D’ailleurs, il ne faut pas imaginer Simone Veil faisant des surenchères dans le domaine sociétale. Au contraire, le 13 janvier 2013, Simone et Antoine Veil ont participé à la "Manif pour tous" à Paris.
Le combat de Simone Veil, c’était d’abord et avant tout l’Europe. La construction européenne pour la paix. La construction européenne pour la dignité humaine. Elle a fait partie des rescapés des camps d’extermination. Elle n’avait que 16 ans et arrivée à Auschwitz-Birkenau, elle aurait dû aller immédiatement dans un four crématoire si elle n’avait pas réussi à se faire passer pour une dame de plus de 18 ans. Elle en a réchappé, comme deux sœurs (dont une, plus tard, est morte jeune d’un accident de voiture), mais sa mère, son père et son frère ne sont jamais revenus des camps d’extermination. Simone Veil expliquait qu’elle était morte un peu là-bas, dans ces camps, elle y a laissé une partie de son âme, et l’autre partie, bien vivante, voulait vivre et propager cette vie et la paix, la dignité qui doivent l’accompagner.
Jean d’Ormesson raconta sa terrible adolescence le 18 mars 2010 : « Le 15 avril 1944, en pleine nuit, sous les cris des SS, les aboiements des chiens, les projecteurs aveuglants, vous débarquez sur la rampe d’accès du camp d’Auschwitz-Birkenau. Vous entrez en enfer. Vous avez 16 ans, de longs cheveux noirs, des yeux verts et vous êtes belle. (…) Vous vous retrouvez (…) dans ma bonne file (…). La nuit même de votre arrivée au camp, les kapos vous font mettre en rang et un numéro indélébile vous est tatoué sur le bras. Il remplace l’identité que vous avez perdue, chaque femme est enregistrée sous son seul numéro (…). Vous appartenez désormais, avec des millions d’autres, au monde anonyme des déportés. (…) Votre crime est d’être née dans la famille honorable et très digne qu’était la vôtre. Dans l’abîme où vous êtes tombées, dans ce cauchemar devenu réalité, il faut s’obstiner à survire. Survivre (…) est une tâche presque impossible. Le monstrueux prend des formes quotidiennes. À l’intérieur de l’industrie du massacre, les barèmes s’établissent (…). Dans ce monde de la terreur et de l’humiliation, fait pour détruire tout sentiment humain et dont le spectre ne cesse de hanter notre temps, la charité vit encore. ».
Et de décrire aussi la libération des camps : « Les Anglais sont épouvantés du spectacle qu’ils découvrent dans les camps : des monceaux de cadavres empilés les uns sur les autres et que des squelettes vivants précipitent dans des fosses. Vous êtes accablée par la mort de votre mère et par la santé de votre sœur, qui n’a plus que la peau sur les os, qui est rongée de furoncles et qui, à son tour, a attrapé le typhus. (…) Votre famille est détruite. Vous entendez des gens s’étonner : "Tiens ! elles sont revenues ? C’est bien la preuve que ce n’était pas si terrible…". Le désespoir vous prend. En m’adressant à vous, Madame, en cette circonstance un peu solennelle, je pense avec émotion à tous ceux et à toutes celles qui ont connu l’horreur des camps de concentration et d’extermination. Leur souvenir à tous entre ici avec vous. Beaucoup ont péri comme votre père et votre mère. Ceux qui ont survécu ont éprouvé des souffrances que je me sens à peine le droit d’évoquer. (…) Il paraît, Madame, que vous avez un caractère très difficile. (…) Je pense bien. On ne sort pas de la Shoah avec le sourire aux lèvres. (…) Permettez-moi de vous le dire avec simplicité : pour quelqu’un qui a traversé vivante le feu de l’enfer et qui a été bien obligée de perdre beaucoup de ses illusions, vous me paraissez assez peu cynique, très tendre et même enjouée et très gaie. Ce qui vous a sauvé du désespoir, c’est le courage, l’intelligence, la force de caractère et d’âme. Et c’est l’amour : il succède à la haine. » (18 mars 2010).
Avec son mari affecté à un consulat, Simone Veil a habité quelques années après la guerre …en Allemagne, à Stuttgart, ce qui montrait déjà la grande capacité de résilience malgré l’épreuve subie. Elle s’est étonnée de l’indifférence de son témoignage sur la Shoah et quelques décennies plus tard, elle avait protesté contre la première diffusion à la télévision du film "Le chagrin et la pitié" en 1971, qui est trop partial, selon elle.
Alors, Simone Veil fut un roc malgré la sensibilité naturelle qu’elle pouvait avoir. Quand, dans les années 1980, elle se faisait chahuter dans des meetings par des militants d’extrême droite, elle les nommait (devant eux) des "SS aux petits pieds" et leur a dit qu’elle a vaincu des bien plus barbares qu’eux ! Même dans la discussion parlementaire très âpre pour faire adopter la loi sur l’IVG, elle a eu à affronter un député (pourtant centriste) qui fut particulièrement odieux en comparant l’IVG à une pratique nazie (ce député, qui était très appréciable par ailleurs, ne connaissait pas l’adolescence de la ministre et quand il l’a apprise, il s’est confondu auprès d’elle en excuses sincères).
Elle aura marqué les femmes, bien sûr, pour cette loi qui lui a apporté la notoriété et surtout, la réputation de femme courageuse et endurante. Elle a quitté le gouvernement pour intégrer le nouveau Parlement Européen, l’une des grandes réformes de Valéry Giscard d’Estaing et du Chancelier allemand Helmut Schmidt, l’élection directement par les peuples européens des députés européens pour les représenter (avant, c’était une délégation de députés nationaux de chaque pays membre qui occupait cette fonction représentative). Et le symbole fut fort d’être élue la première Présidente du Parlement Européen démocratique.
Après son élection à l’Académie française le 20 novembre 2008 au fauteuil de Pierre Messmer, Maurice Schumann, Paul Claudel, Pierre Loti et Jean Racine, ce fut Jacques Chirac (ancien Président de la République) qui lui a remis au Sénat son épée où furent inscrits un numéro (78 651), son matricule à Auschwitz, et deux devises, la française : "liberté, égalité, fraternité" et l’européenne : "unis dans la diversité". Elle fut reçue à l’Académie par Jean d’Ormesson le 18 mars 2010 en présence de trois Présidents de la République (protecteurs de l’Académie), Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing. La République a su honorer l’une de ses enfants les plus honorables.
Jamais une femme politique ne fut autant populaire aussi durablement pendant des décennies. Au milieu des années 1980, elle aurait pu très naturellement proposer sa candidature à l’élection présidentielle. Elle aurait certes chamboulé toutes les ambitions présidentielles …masculines déjà bien trop nombreuses, mais elle aurait eu des chances non négligeables d’être élue. Elle n’a jamais voulu tenter une telle aventure, parce qu’elle se disait que les Français n’étaient pas prêts à élire une femme Présidente de la République. Je pense que c’était une mauvaise raison, je pense plutôt qu’elle n’a jamais voulu se plier aux obligations d’un futur candidat à l’élection présidentielle, c’est-à-dire conquérir un grand parti de gouvernement et refuser toute nuance, toute subtilité, pour emporter les militants à sa cause et ensuite, avec leur aide, les électeurs.
D’ailleurs, elle n’avait pas d’implantation politique, elle n’est allée devant le suffrage (national) que trois fois, en juin 1979 (soutenue par Valéry Giscard d’Estaing), en juin 1984 (soutenue par Jacques Chirac) et en juin 1989 (seule avec les centristes). Seule, elle ne dépassait pas les 10%, en grande alliance, elle a pu atteindre 43%, un score très enviable aujourd’hui ?
Ce n’est pas peu dire que l’élection du Président Emmanuel Macron était l’un des rêves du couple Veil, celui de réunir le centre gauche et le centre droit dans un désir d’agir selon la raison et les valeurs et pas selon des idéologies et des dogmes, un horizon que n’a pas pu voir Antoine Veil, parti trop vite, et que Simone Veil a vu de très loin, parce que sa santé défaillante l’empêchait de s’intéresser à la vie politique de ces dernières années.
Je reviendrai certainement sur sa trajectoire politique hors du commun et au-delà de la grande émotion à la nouvelle de sa disparition, je suis très ému de m’apercevoir que Simone Veil fait consensus encore après sa mort. Que cette grande unité nationale qui entoure cette forte émotion nationale devant l’une des personnalités politiques les plus marquantes de ce dernier demi-siècle puisse encourager la nécessaire transformation de la classe politique qui s’opère depuis quelques semaines. Certains réclament déjà sa panthéonisation, mais laissons-la reposer en paix. Aux Invalides ce mercredi 5 juillet 2017 dans l’après-midi, ce sera toute la France qui viendra s’incliner devant Simone Veil. Mes sincères condoléances à la famille et aux proches.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (30 juin 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Simone Veil, une Européenne inclassable.
Simone Veil académicienne.
Discours de réception de Simone Veil à l’Académie française (18 mars 2010).
Discrimination : rien à changer.
Rapport du Comité Veil du 19 décembre 2008 (à télécharger).
Antoine Veil.
Bernard Stasi.
Bernard Stasi et Antoine Veil.
Denise Vernay.
Ne pas confondre avec Simone Weil.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20170630-simone-veil.html
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/simone-veil-une-europeenne-194641
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/07/01/35435476.html
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