« Savoir écouter, rester, comme le guetteur, attentif à tout ce qui survient dans les limites de notre domaine, s’informer des sciences et des événements nouveaux, reconnaître les apports favorables au patrimoine sur lequel nous veillons, le cas échéant, donner l’alarme, n’est-ce point là l’essentiel de notre mission ? Cette mission est d’autant plus nécessaire que nous vivons dans un monde bouleversé, où le désordre et les passions rendent de plus en plus difficile la réflexion sereine et objective. » (Séance du 8 janvier 1968 de l’Académie des sciences morales et politiques).
Il y a cent dix ans est né l’ancien ministre Édouard Bonnefous, le 24 août 1907 à Paris. Il est mort il y a un peu plus de dix ans, quelques mois avant ses 100 ans, le 24 février 2007 dans son sommeil, chez lui à Versailles. Rigueur, curiosité, exigence, passion du travail et des humains, il fut un centriste, libéral en politique et en économie, favorable très tôt à la construction européenne et à la protection de l’environnement ; Édouard Bonnefous aurait sans doute applaudi l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République.
Peu connu du grand public, il a eu pourtant une activité intellectuelle très fournie, après une vie parlementaire de quarante ans. Il continuait encore à intervenir à l’âge de 97 ans dans les débats intellectuels et fut une figure importante de l’Académie des sciences morales et politiques (doyen d’âge et d’élection à sa mort). Il fut le chancelier de l’Institut de France du 16 mai 1978 au 4 janvier 1994 (succédant à Jacques Rueff).
Ses engagements intellectuels furent très nombreux. Il fut professeur de géographie économique à l’Institut des hautes études internationales et à Science Po pendant un quart de siècle, président du CNAM (Conservatoire national des arts et métiers) de 1975 à 1987, président de l’Institut océanographique de Monaco en 1991, président du Muséum d’histoire naturelle, président de la Fondation Singer-Polignac (qui organise des concerts et des colloques autour de beaucoup d’intellectuels et politiques) de 1984 à 2006, l’un des rares membres non médecins de l’Académie nationale de médecine (élu en 1980 dans la section de médecine sociale), et membre ou président de nombreuses autres "sociétés savantes". Il a publié environ quarante-cinq livres dont la très volumineuse "Histoire politique de la IIIe République (1906-1940)" en sept tomes de plus de 400 pages chacun aux Presses Universitaires de France (entre 1959 et 1967) et ses mémoires "Avant l’Oubli", trois tomes chez Laffont (1984).
Fils d’un ministre de Raymond Poincaré et d’Aristide Briand et député de 1910 à 1936, Georges Bonnefous (1867-1956) et d’une mère qui fréquentait les milieux artistiques, Édouard Bonnefous commença son existence par la découverte du monde. Le directeur de son école fut le père du Général, Henri De Gaulle, qui lui enseigna le latin, le grec, le français et les mathématiques. Diplômé de science politique (futur IEP Paris), où il fut l’élève de celui qui resta son maître, André Siegfried, et de l’Institut des hautes études internationales de l’Université de Paris, il fit de nombreux voyages d’étude à travers le monde. Il a accompagné ses parents dans leurs voyages officiels (à Barcelone, au Caire, au Canada, etc.) et il fit lui-même un long périple seul en Amérique latine en 1936. Il visita aussi le Proche-Orient, les États-Unis, le Japon, l’Inde, le Pakistan, le Kenya, etc. : « Dès que j’ai pu entreprendre de longs voyages, j’ai compris que la découverte de pays nouveaux, loin d’apaiser ma curiosité, était au contraire une raison de partir plus loin encore. » (2004).
Par exemple, lorsqu’il découvrit le Brésil, voici ce qu’il écrivit de la Baie de Rio dominée par le célèbre Christ du Corcovado réalisé par le sculpteur Paul Landowski (1875-1961), père du fameux musicien Marcel Landowski (1915-1999) : « Il est impossible de décrire la beauté des montagnes qui se succèdent à droite de la baie en venant de la mer, à 200 ou 300 mètres au-dessus de l’eau. Chacune est différente et fait cependant un ensemble merveilleusement cohérent. On dirait des nymphes qui sortent de l’eau. Le soleil, qui fait rougeoyer leurs sommets, a jeté sur leurs flancs toute une gamme de violets, depuis le plus vif jusqu’au plus pâle. L’eau est par endroits comme ensanglantée. Sur la gauche, au contraire, les montagnes sont beaucoup plus élevées. Mais leur beauté tient justement à leur majesté. Faisant un contraste, des petites îles dansent dans la mer à leur pied. » ("Regards sur le monde", éd. Le Moniteur, 2004).
Édouard Bonnefous collabora dans certains journaux pour publier des analyses économiques, des comptes-rendus de voyage et aussi de la critique de théâtre. Mobilisé en septembre 1939, il entra dans la Résistance en 1941 et fut membre du comité départemental de libération de Seine-et-Oise en 1944. Avec André Siegfried et Roger Seydoux, il fonda et dirigea le journal "Année politique" en 1944. Il fonda et dirigea également le journal "Toutes les nouvelles de Versailles" en 1946, un hebdomadaire dont il confia la responsabilité en 1954 à Roland Faure, rencontré en Amérique latine et futur président de Radio France (en 1986). Comme pour son père, Versailles demeura sa base locale.
Sa vie politique fut chargée de nombreuses responsabilités dans de nombreux domaines (diplomatie, Europe, budget, équipement, audiovisuel). Il flirta avec la politique très jeune grâce à son père. En 1926, il fut attaché parlementaire d’un collègue de son père (du même groupe), Louis Marin, député de Nancy nommé Ministre des Pensions et des Anciens combattants. En 1928, il fut chef de cabinet de son père nommé Ministre du Commerce et de l’Industrie du 11 novembre 1928 au 3 novembre 1929.
Après la Libération, il a été battu deux fois aux élections des deux assemblées nationales constituantes en octobre 1945 et juin 1946, puis il fut élu député de Seine-et-Oise de novembre 1946 à novembre 1958. Il déposa des propositions de loi sur la fiscalité mais intervenait oralement surtout sur les questions internationales qu’il connaissait bien (il fut même rapporteur pour le Plan Marshall et pour le Traité franco-britannique). Il était partisan d’un rapprochement avec les États-Unis.
Bon orateur, il était aussi un partisan très précoce de la construction européenne. Il a participé au Congrès de La Haye du 7 au 10 mai 1948 où il ressentit un grand courant européen. Il publia trois essais sur le sujet, "L’Idée européenne et sa réalisation" dès 1950, et "L’Europe face à son destin" en 1952 (également "La Construction de l’Europe par l’un de ses initiateurs" en 2002), mais il refusait une Europe qui se fît autour de l’Allemagne dont il craignait la puissance retrouvée : « Le danger, c’est que le relèvement allemand soit fait plus vite que l’unité de l’Europe. » (novembre 1949). En août 1950, il proposa une autorité européenne des transports sur le même modèle que la future CECA (Communauté européen du charbon et de l’acier). Lors du débat sur la ratification de la CECA, il a exprimé sa foi européenne : « Il faut qu’on sache aussi bien en France qu’à l’étranger que notre pays reste décidé à construire l’Europe à condition que tous les Européens acceptent d’y participer, qu’il n’acceptera jamais de s’engager à un nombre réduit de participants, qu’il s’agisse de l’autorité politique, de l’armée ou de toute autre commission européenne. » (décembre 1951). Le 30 août 1954, il vota pourtant pour le rejet de la Communauté européenne de défense (CED), mais s’est abstenu le 4 février 1955, lors du renversement du gouvernement de Pierre Mendès France.
Par ailleurs, il fut également délégué de la France aux Nations unies de 1948 à 1951, à l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe en 1949, en 1951 et en 1956 (il assista à la première séance de l’assemblée à Strasbourg le 10 août 1949 en présence de Churchill, Édouard Herriot, Robert Schuman, Alcide de Gasperi et Paul Henri Spaak), et à l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale (vice-président de cette assemblée en mai 1957), membre du Conseil supérieur de la recherche scientifique et du progrès technique en 1956 et membre du Haut conseil de l’aménagement du territoire en 1957.
Sous la IVe République, après avoir présidé la commission des affaires internationales à l’Assemblée Nationale du 28 janvier 1948 au 20 janvier 1952, il a eu une activité gouvernementale assez intense : il fut nommé Ministre du Commerce du 20 janvier 1952 au 8 mars 1952 dans le premier gouvernement d’Edgar Faure, Ministre d’État du 8 janvier 1953 au 28 juin 1953 dans le gouvernement de René Mayer, Ministre des PTT (Postes) du 23 février 1955 au 1er février 1956 dans le second gouvernement d’Edgar Faure, et enfin, Ministre des Travaux publics, des Transports et du Tourisme du 12 juin 1957 au 1er juin 1958 dans les gouvernements de Maurice Bourgès-Maunoury, de Félix Gaillard et de Pierre Pflimlin (il inaugura l’aéroport international de Nice le 1er décembre 1957).
À cette époque, Édouard Bonnefous était membre du petit parti centriste issu de la Résistance, l’UDSR (Union démocratique et socialiste de la Résistance) dont furent également membres René Pleven, Eugène Claudius-Petit, François Mitterrand et Jacques Kosciusko-Morizet (grand-père de NKM). Il présida le groupe UDSR à l’Assemblée Nationale de juillet 1953 à février 1955 et de février 1956 à juin 1957. Il a soutenu le retour du Général De Gaulle au pouvoir en mai 1958, vota le 1er juin 1958 la confiance et le 2 juin 1958 les plein pouvoirs à De Gaulle (contrairement à François Mitterrand).
Ce soutien ne lui a pourtant pas valu d’être réélu. Sans appui de grand parti et sans véritable ancrage local, il fut en effet battu par un candidat gaulliste aux élections législatives de novembre 1957, dès le premier tour. En revanche, cinq mois plus tard, sa liste ayant dépassé celle de la SFIO, il fut élu sénateur de Seine-et-Oise puis des Yvelines (après la division du précédent département) d’avril 1959 à septembre 1986. Il a siégé au groupe de la Gauche démocratique au Sénat, le seul groupe parlementaire qui mélangeait en son sein des parlementaires de droite et des parlementaires de gauche. Il a présidé la commission des finances au Sénat de novembre 1972 à septembre 1986, très respecté dans son approche rigoureuse des projets de loi de finances. Il fut également élu conseiller régional d’Île-de-France de mars 1986 à mars 1992, conseiller municipal de Versailles de mars 1977 à mars 1983 et président fondateur de l’Agence des espaces verts d’Île-de-France d’octobre 1976 à mars 1992. En septembre 1986, il renonça à se représenter une nouvelle fois au Sénat, en raison de l’échec d’une alliance UDF-RPR dans les Yvelines. Il prit sa retraite politique seulement en 1992, à l’âge de 84 ans.
Se situant au centre gauche, Édouard Bonnefous s’opposa, au Sénat, de plus en plus à la politique de De Gaulle, en raison de ses options internationales. Il lui reprochait l’absence de volonté européenne et un trop grand éloignement des États-Unis, ainsi qu’une pratique trop personnelle du pouvoir. Il fut également spécialiste des questions sur l’audiovisuel public, rapporteur du budget de l’ORTF de 1964 à 1967 au Sénat, et en mars 1967, il s’interrogea sur l’influence que pourraient avoir les sondages sur le résultat des élections.
Dès les années 1960, Édouard Bonnefous se préoccupa des questions environnementales (présida l’Association nationale pour la protection des eaux dans les années 1970) ainsi que de l’aménagement de la région parisienne (réalisé sans beaucoup de concertation). Le 24 octobre 1964, il préconisa ainsi la fin des constructions de HLM au profit d’habitations individuelles. Il regretta aussi le 30 mai 1972 le manque d’ambition pour les transports en commun franciliens.
Dans son livre "Réconcilier l’homme et la nature" réédité en avril 1990 (première édition en 1972), Édouard Bonnefous a rappelé : « Si je me suis consacré aux questions liées à l’environnement depuis de longues années, je dois reconnaître qu’à l’origine, nous n’étions qu’un bien petit nombre. Je tiens à rendre hommage à Jean Rostand d’avoir été l’un de ces pionniers. (…). Vis-à-vis de la nature, l’homme est devenu un agresseur qui ne connaît plus sa force. Il dilapide autant qu’il salit. Aujourd’hui, un progrès sensible a été fait puis que les responsables au plus haut niveau abordent le sujet. Des solutions s’imposent sur le plan national et international. (…) Les interdépendances ne sont pas seulement économiques ; elles sont aussi démographiques et écologiques. (…) Il convient surtout de souligner que désormais, l’action devra reposer sur une coopération internationale. ».
De février 1966 à mai 1976, Édouard Bonnefous adhéra au Centre démocrate de Jean Lecanuet et en septembre 1968 après sa réélection comme sénateur, il fut désigné vice-président du groupe de la Gauche démocratique. Pendant les dix dernières années de mandat de sénateur, il fut un parlementaire encore très actif, intervenant sur de nombreux sujets qu’il connaissait bien, et son travail fut régulièrement reconnu et salué. En mai 1976, il adhéra au CDS, membre de la future UDF, réunification des centristes entre pompidoliens et lecanuetistes, tous devenus giscardiens.
Édouard Bonnefous a soutenu les réformes sociétales de Valéry Giscard d’Estaing (majorité à 18 ans le 28 juin 1974, légalisation de l’IVG le 19 décembre 1974, réforme du divorce le 18 juin 1975) ainsi que sa politique européenne et notamment, le 23 juin 1977, l’élection au suffrage universel direct du Parlement Européen (qu'il avait proposée dès les années 1950). Il fut opposé à l’abolition de la peine de mort lors du débat au Sénat le 27 septembre 1981, réclama un référendum sur le sujet et proposa l’injection létale à la place de la guillotine. Favorable aussi à réduire la pression fiscale et à la libéraliser l’économie, il s’est opposé le 23 novembre 1981 aux nationalisations voulues par le gouvernement socialo-communiste de Pierre Mauroy. Réticent à l'égard des lois sur la décentralisation proposées par Gaston Defferre le 26 janvier 1982, Édouard Bonnefous resta toujours très vigilant sur les problèmes écologistes, s’inquiétant le 24 mai 1986 des effets de la catastrophe de Tchernobyl.
Très actif à l’Académie des sciences morales et politiques (dont il fut membre depuis le 3 mars 1958, alors benjamin, et qu’il présida du 8 janvier 1968 au 6 janvier 1969), Édouard Bonnefous a créé en 1997 sur ses deniers personnels le prix Édouard-Bonnefous qui récompense les œuvres qui ont contribué à alléger le poids de l’État sur les citoyens d’une part, et les œuvres consacrées à la défense de l’homme, des valeurs humanistes et de son environnement d’autre part. Furent ainsi lauréats Élie Cohen en 1999, Renaud Denoix de Saint Marc en 2001, Yves Cannac en 2003, la Fondation Nicolas-Hulot en 2004, François Écalle en 2005 pour son livre "Maîtriser les finances publiques : pourquoi, comment ?" aux éd. Économica (voir photo de la remise des prix en présence de Raymond Barre, Michel Albert et Édouard Bonnefous), Jean-Marie Pelt en 2006, Alain Lambert et Didier Migaud, auteurs de la LOLF (loi organique relative aux lois de finance) en 2007, etc.
Édouard Bonnefous était encore en séance à l’Académie des sciences morales et politiques le 5 février 2007, quelques jours avant sa disparition : « Malgré les problèmes dus à l’âge, il n’aura jamais perdu cette acuité d’esprit que nous avons si souvent pu apprécier. (…) Édouard Bonnefous aura passé presque la moitié de sa vie au sein de notre Académie, 49 ans ! Il s’agit là presque d’un record qu’à ma connaissance, seul l’historien François Mignet a battu de peu, ayant été secrétaire perpétuel pendant cinquante ans moins trois mois de 1833 à 1882. » (Lucien Israël, le 5 mars 2007).
Le 2 mars 2007, Gabriel de Broglie résuma ainsi l’existence du presque centenaire : « Ces multiples activités pourraient produire une impression de dispersion. Elles traduisent au contraire une grande unité d’action et de réflexion. L’écrivain est d’une efficacité remarquable. On l’a comparé à Tacite. Le penser est un précurseur qui est le contraire d’un utopiste. Il avait de la jeunesse dans des idées sages. D’une curiosité d’esprit toujours en éveil, mis par les fées "au centre de tout", il a (…) "regardé dans toutes les directions". ».
Quant à André Vacheron, son successeur (depuis le 15 juin 2009) à l'Académie des sciences morales et politiques et président de l’Académie nationale de médecine (et son cardiologue et ami pendant une trentaine d’années), il évoqua le même jour « un homme hors du commun, passionnant jusqu’à ses derniers jours, remarquable par sa culture, par son humanisme, par son intelligence, par sa prodigieuse mémoire, remarquable aussi par sa fidélité en amitié (…), un homme qui a traversé le XXe siècle en occupant les fonctions les plus éminentes à l’Institut de France, au parlement, au gouvernement, et dans de prestigieuses fondations » (2 mars 2007).
Je terminerai par la profession de foi européenne d’Édouard Bonnefous, déjà évoquée plus haut et qu’il a redite dans son ouvrage sur l’Europe (cité) de 2002, et qui fait écho aux mêmes réflexions que celles de Simone Veil : « Je n’ai pas attendu la tragédie de la Seconde Guerre mondiale pour être convaincu de la nécessité de fonder l’Europe. (…) Le désastre de la guerre n’a fait que confirmer dans mon esprit la nécessité de rapprocher les pays européens pour mettre en commun l’énorme potentiel économique, culturel et scientifique dont ils disposent. (…) Tout au long de ma carrière, je n’ai cessé de me passionner pour la cause européenne qui reste le grand dessein politique du siècle qui commence. » ("La Construction de l’Europe par l’un de ses initiateurs", 2002).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (24 août 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Édouard Bonnefous.
Edgar Faure.
Jean Lecanuet.
Valéry Giscard d’Estaing.
François Mitterrand.
Le CDS.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20170824-edouard-bonnefous.html
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/edouard-bonnefous-intellectuel-et-196088
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/08/24/35610714.html
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