« Koba, pourquoi ma mort t’était-elle nécessaire ? ».
Voici une petite réflexion sur le centenaire de la Révolution russe.
Avant tout, précisons une fois pour toute que la "Révolution d’Octobre" s’est déroulée en novembre. Oui, je sais, c’est assez bizarre, mais cela vient d’un pape, Grégoire XIII (1502-1585), qui fut chargé de résoudre un décalage du calendrier avec les saisons (de huit jours par millénaire : l’équinoxe de printemps avait lieu le 10 mars au lieu du 20 mars).
Le Concile de Trente, qui s’est tenu du 13 décembre 1545 au 4 décembre 1563, demanda effectivement au pape de régler ce problème. Dans sa bulle "Inter gravissimas" du 24 février 1582, il proposa un nouveau calendrier pour remplacer le calendrier julien adopté par Jules César en 46 avant Jésus-Christ et confirmé par le premier Concile de Nicée qui s’est tenu du 20 mai au 25 juillet 325. Résultat, il a été décidé de rattraper les dix jours accumulés de retard et de ne pas faire d’année bissextile les années multiples de cent sauf si elles sont multiples de mille. Le lendemain du 4 octobre 1582 fut donc le 15 octobre 1582.
Le problème, c’est que tous les pays n’ont pas adopté ce calendrier grégorien au même moment. Les pays catholiques l’ont adopté rapidement, tandis que les pays protestants et orthodoxes ont mis beaucoup plus de temps, pour des raisons politiques ou religieuses, même si ce calendrier n’avait rien de politique ni de religieux, mais avait juste pour but de mieux s’adapter à la marche de la planète.
En France, la réforme a été appliquée le lendemain du 9 décembre 1582 devenu 20 décembre 1582. La Russie n’adopta le calendrier grégorien que le lendemain du 31 janvier 1918 devenu le 14 février 1918. Il y avait plus de décalage trois siècles plus tard car il y avait trois années bissextiles qui ont été prises en compte en Russie et qui ne l’ont pas été dans le calendrier grégorien : 1700, 1800 et 1900.
Donc, la Révolution d’Octobre n’a pas eu lieu le 25 octobre 1917 (date du calendrier julien) mais bien le 7 novembre 1917 en calendrier grégorien (par exemple, pour un Français). Le centenaire de la Révolution d’Octobre a donc lieu ce mardi 7 novembre 2017.
Ce centenaire, comme par magie, est diversement célébré et l’on voit à quel point le communisme est encore très introduit dans la France de 2017. Inutile de préciser que je reste toujours stupéfait qu’une idéologie, qui a provoqué autant de malheurs, autant de morts et autant de désordre dans le monde entier pendant plus de soixante-dix ans, soit encore si soutenue par des militants zélés dans notre pays. Avec le nazisme, le communisme a été l’une des deux plaies du XXe siècle, et j’avoue que lorsque j’avais une quinzaine d’années, jamais je n’aurais cru que j’aurais pu connaître, de mon vivant, la fin du communisme dans le monde.
Certes, il n’est pas encore tout à fait mort, et il y reste encore quelques niches résiduelles. Mais quand on regarde avec attention, on se rend compte que ce n’est plus du communisme, la Chine s’est capitalisée et est en passe de devenir une nation moderne jusqu’à en développer une classe moyenne (l’élément essentiel, à mon sens, pour passer à la démocratie), la Corée du Nord est tenue par une famille de tyrans et n’est qu’une dictature affligeante "banale". Quant à Cuba, son ouverture diplomatique et la fin prochaine de la fratrie Castro vont entraîner une transition qui n’aura rien de communiste.
Deux remarques à ce stade de la réflexion.
La première remarque sur ce qu’est le communisme, le "vrai communisme". Les communistes d’aujourd’hui (oui, il y en a, il y a même encore des groupes parlementaires à l’Assemblée Nationale et au Sénat, en France, peut-être l’un des rares pays européens à avoir une encore force communiste parmi ses élus nationaux) disent avec une bonne foi que je ne saurais mettre en doute que le "vrai" communisme n’a jamais été appliqué dans l’histoire du monde et que le communisme appliqué par Staline (en oubliant que Lénine et Trotski n’étaient pas moins cruels, voir plus loin) était une perversion personnelle du régime soviétique.
Seulement, l’histoire comme disait justement l’un d’eux, est têtue. Toutes les expériences communistes, nombreuses, diversifiées, dans des cultures, religions et civilisations très diversifiées, se sont soldées systématiquement par une hécatombe humaine. Faut-il toutes les énumérer ? De l’Union Soviétique à la Chine de Mao Tsé Toung, du Cambodge des khmers rouges de Pol Pot à la dynastie nord-coréenne des Kim, il n’y a pas eu un seul peuple qui fût libre, sans oppression, heureux et épanoui. Le bilan est donné en dizaines voire en centaines de millions de morts. C’est un fait historique. Alors, le meilleur conseil que je peux donner aux communistes d’aujourd’hui, pour avoir une petite crédibilité, c’est de changer au moins leur appellation à défaut de réviser leur idéologie.
La seconde remarque, c’est de savoir si la Révolution russe fut fondatrice ou pas du communisme international. D’une part, le communisme inspiré par Karl Marx serait plutôt né en Allemagne à la fin du XIXe siècle, plutôt qu’en Russie (voir notamment l’action de Rosa Luxembourg). Il est probable que les conditions de vie étaient plus difficiles en Russie qu’en Allemagne au début du XXe siècle et que la colère de ceux qui n’avaient rien à perdre était plus forte. D’autre part, on pourrait imaginer que même sans la victoire des bolcheviks en Russie, la révolution maoïste aurait eu lieu tout de même.
Ce qui est troublant aussi, c’est de voir à quel point certains anciens communistes en France croient retrouver le communisme en adorant la Russie de Poutine. Je ne les blâmerais pas car j’adore la Russie et les Russes, mais je pense qu’ils font un réel contresens historique : la Russie de Poutine n’a rien à voir avec le communisme mais avec le nationalisme et la fierté russe. C’est une nuance importante car j’imagine mal ces anciens communistes louer le tsarisme…
Une petite anecdote. Dans ma vie professionnelle, j’ai eu l’occasion de faire quelques (trop rares) séjours en Russie, dans la Russie post-soviétique. Je marchais dans les rues avec l’esprit un peu comme celui d’un survivant d’un cataclysme planétaire (à tort évidemment). J’ai notamment visité des laboratoires scientifiques à Saint-Pétersbourg et à Moscou, entre 1998 et 2002, et j’avais même rencontré quelques éminents membres de l’Académie de Moscou (les scientifiques russes ont toujours été intellectuellement exceptionnels).
Très accueillants, mes hôtes étaient rarement silencieux et parlaient beaucoup de nostalgie. C’était la période du plongeon eltsinien. Ils ne rêvaient pas de Staline ni de Lénine. Non. D’ailleurs, quand nous passions en voiture devant l’ancien siège du KGB, la Loubianka, tout le monde se taisait et baissait le regard. Les moins réservés confiaient qu’ils regrettaient le temps étincelant des tsars et ne cachaient pas beaucoup leurs tendances monarchistes. D’ailleurs, Vladimir Poutine en fait partie, il suffisait de voir l’œil pétillant et reconnaissant en marchant sur les traces de Pierre le Grand invité par le Président français Emmanuel Macron à Versailles le 29 mai 2017 !
Edmond Maire avait eu une analyse très intéressante sur la Révolution. Il était dans le monde syndicaliste des années 1960-1980 à une période où l’adhésion au communisme était très forte en France. Alors, il s’exprimait prudemment, en respectant le communisme et en insistant sur le fait que la méthode était plus importante que l’idéologie elle-même et qu’une révolution qui commençait si violemment ne pouvait pas aboutir à une situation pacifiée : « C’est ce que disait Rosa Luxembourg dès 1919, elle décrivait extrêmement bien comment la façon dont s’est enclenchée la Révolution de 1917, inévitablement aboutirait un jour à Staline (…). La façon de faire le changement dans notre société détermine en bonne partie l’avenir de cette société. » (sur FR3, le 17 décembre 1983).
Je reviens justement sur la différence supposée qu’il y aurait entre le "méchant" Staline et les "gentils" Lenine et Trotski.
Le correspondant du journal "Le Monde" à Moscou, Jan Krauze, a résumé clairement la situation : « La volonté fanatique d’assurer à tout prix la victoire de la révolution, c’est-à-dire la liquidation de ses ennemis réels ou potentiels. La prise et l’exécution d’otages comme méthode de gouvernement. La terreur aveugle, destinée à paralyser toute velléité d’opposition. Ce n’est pas Staline, mais Trotski, qui s’est posé ouvertement en praticien distingué et en théoricien de cette terreur. C’est Lénine qui envoyait partout des télégrammes enjoignant d’accélérer la répression, exigeant des contingents d’exécution. Écrivait même à Staline, en 1922, pour l’exhorter à aller plus vite dans le "nettoyage définitif" des socialistes et des libéraux. C’est aussi au début des années 1920 qu’on entreprit de gazer certains villages récalcitrants. Et c’est sous la direction de Lénine qu’est apparu l’usage délibéré de la famine pour réduire la résistance des paysans, dont Staline s’inspira amplement au moment de la seconde collectivisation. » (26 février 2003).
Rappelons aussi que Lénine voulait "exterminer" tous les Romanov dès 1911, et le tsar Nicolas II et sa famille (femme et enfants) furent massacrés le 17 juillet 1918. Le massacre de ces pauvres enfants fut tellement honteux que Lénine n’a pas osé le rendre public. Lénine ordonna des exécutions publiques massives contre tous les opposants, et même un "génocide" contre les cosaques (le mot "génocide" a été employé par Hélène Carrère d’Encausse, grande spécialiste de l’URSS). Installant la dictature en pleine conscience, ce fut lui, Lénine, qui initia la "Terreur rouge", reprenant ce qu’il y avait de plus monstrueux dans la Révolution française (créer la terreur pour traumatiser et soumettre le peuple). Cette terreur aurait fait environ 140 000 morts (entre 10 000 et 15 000 victimes rien que pour septembre et octobre 1918). Des camps de concentration de la Tchéka ont été installés et qui sont devenus le goulag sous Staline.
Un des chefs de la Tchéka expliquait clairement : « Nous ne faisons pas la guerre contre des personnes en particulier. Nous exterminons la bourgeoisie comme classe. Ne cherchez pas, dans l’enquête, des documents et des preuves sur ce que l’accusé a fait, en acte et en paroles, contre le pouvoir soviétique. La première question que vous devez lui poser, c’est à quelle classe il appartient, quelle est son origine, son éducation, son instruction et sa profession. Ce sont ces questions qui doivent décider de son sort. Voilà la signature et l’essence de la Terreur rouge. » (Martyn Latsis, 1er novembre 1918). Selon Alexandre Yakovlev (1923-2005), chargé par Gorbatchev de mettre en œuvre la perestroïka, 3 000 prêtres et religieux furent assassinés en 1918, parfois après des tortures abominables, brûlés vif, scalpés, avec du plomb fondu dans la gorge, etc.
Quant à Trotski, fondateur de l’Armée rouge et commissaire à la guerre de 1918 à 1925, il fut le principal artisan de la Terreur. Boris Souvarine (1895-1984) témoigna : « Trotski était persuadé que toute difficulté, toute résistance pouvait être surmontée par ce seul mot : fusiller ! ». Trotski fut le créateur des deux premiers camps de concentration le 8 août 1918.
Pour la succession de Lénine (mort le 21 janvier 1924), la rivalité entre Trotski et Staline au 13e congrès du parti communiste soviétique en mai 1924 n’était qu’une querelle de pouvoir et pas d’idéologie. Staline a gagné parce qu’il était le plus cruel des deux, le plus rusé, le plus volontaire, le plus méticuleux dans la manœuvre et l’acquisition d’informations sur tout le monde.
Dans les années 1930, Staline purgea l’appareil communiste et a signé des centaines de milliers de condamnations à mort. Cela se présentait sur des listes de plusieurs milliers de noms, il y avait plus d’une liste par jour. Dans son article sur "L’homme au regard jaune", dans "Le Monde" du 26 février 2003, Jan Krauze a cité l’exemple de la liste du 12 septembre 1937 qui contenait 3 167 noms. Staline l’avait signée juste avant de regarder un film de cinéma. Disgracié brutalement le 3 mai 1939 et remplacé par Viatcheslav Molotov (1890-1986) pour négocier le Pacte germano-soviétique avec Hitler, l’ancien Ministre soviétique des Affaires étrangères Maxime Litvinov (1876-1951) constata en juin 1939 : « Il ne supporte pas les gens intelligents. ». Au-delà de cet esprit de manœuvre, Staline avait une jouissance à tuer les gens, même ses proches.
La citation en début d’article date de 1938. Nikolaï Boukharine (1888-1938), ancien très proche de Staline, aurait rapidement rédigé ce petit mot à Koba, le surnom de Staline quand ils s’étaient connus en 1913, juste avant d’être exécuté le 15 mars 1938 (trois jours après "l’Anschluss") : « Koba, pourquoi ma mort t’était-elle nécessaire ? ».
C’était cela le communisme : une idéologie de la mort qui a fait plonger le monde dans une spirale de la mort. Parce qu’elle n’avait aucune énergie à revendre, elle s’est éteinte d’elle-même, souvent, sans même de sang versé, ou presque pas, comme par enchantement.
Aujourd’hui, l’idéologie de la mort est dans un autre camp. La Terreur n’est plus rouge mais verte et a encore frappé ce mardi 31 octobre 2017 à Manhattan, et peut-être (ce n'est pas sûr, probablement pas) ce dimanche 5 novembre 2017 à Sutherland Springs, au Texas (26 morts). Daech aussi sait manipuler les opinions publiques…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (25 octobre 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
"L’homme au regard jaune", article de Jan Krauze dans "Le Monde" du 26 février 2003.
La Révolution russe.
Che Guevara.
La belle "démocratie" de Fidel Castro.
Hugo Chavez.
Mao Tsé Toung.
Saint-Just.
Spoutnik.
Karl Marx.
Hannah Arendt.
Totalitarismologie du XXe siècle.
André Glucksmann.
Mstislav Rostropovitch.
Raspoutine.
Léonid Brejnev.
La fin de l’URSS.
La catastrophe de Tchernobyl.
Trofim Lyssenko.
Anna Politkovskaia.
Vladimir Poutine.
L’élection présidentielle de mars 2008.
Mikhail Gorbatchev.
Boris Eltsine.
Alexandre Soljenitsyne.
Andrei Sakharov.
L’Afghanistan.
Boris Nemtsov.
Staline.
La transition démocratique en Pologne.
La chute du mur de Berlin.
La Réunification allemande.
Un nouveau monde.
L’Europe et la paix.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20171106-revolution-russe.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/10/25/35827546.html