« Cette vaste synthèse de l’histoire européenne a pour dessein de montrer combien l’Europe d’aujourd’hui trouve ses racines dans l’histoire. Sa géographie originale et éclatée, ainsi que sa diversité ethnique et linguistique étant autant d’obstacles à son unité. (…) L’historien réussit le tour de force de faire une histoire complète du continent depuis la préhistoire jusqu’à la construction européenne, tout en respectant les différences nationales. Dans cette genèse d’une conscience européenne, la religion, la culture, les sciences y ont une place de choix à côté de l’histoire politique traditionnelle. Un tel projet imposant nécessairement des silences, cette somme, dotée d’une chronologie fouillée, reste néanmoins un excellent outil de travail pour ceux qui veulent assurer leurs connaissances de base et embrasser dans son ensemble l’histoire de notre civilisation. » (Hervé Mazurel, historien spécialiste de l’Europe romantique, évoquant l’un des livres majeurs de Jean-Baptiste Duroselle).
Alors que Rodin quittait ce monde, le même jour, le grand historien des relations internationales Jean-Baptiste Duroselle y faisait son entrée, il y a un siècle, le 17 novembre 1917 à Paris, en pleine Première Guerre mondiale. Pour fêter ce centenaire, un grand colloque historique international s’est déjà tenu du 7 au 9 juin 2017, à Paris, organisé notamment par la Sorbonne et l’Institut historique allemand.
Jean-Baptiste Duroselle fut un grand universitaire qui a suivi une carrière prestigieuse. Normalien en 1938, mobilisé en 1939 (il avait alors 21 ans), reçu premier à l’agrégation d’histoire et de géographie en 1943, il a soutenu sa thèse de doctorat ès lettres en 1949 sur les "Débuts du catolicisme social en France". Après des enseignements dans des lycées entre 1943 et 1946 (à Orléans, Chartres, Versailles), il a débuté sa carrière d’enseignant universitaire en 1946, d’abord comme maître de conférences puis comme professeur des universités spécialisé en histoire contemporaine, à la Sorbonne, à Science Po Paris, à l’Université de la Sarre (à Sarrebruck), à l’Université de Lille, etc. Il a pris sa retraite en 1983, mais a continué son travail d’historien et ses activités dans de nombreuses sociétés savantes et académiques (en particulier, sur les documents et archives diplomatiques pendant la guerre), et s’est éteint à l’âge de 76 ans le 12 septembre 1994 à Arradon.
Il a présidé le Centre d’histoire des relations internationales contemporaines (créé en 1935), prenant la succession de son maître Pierre Renouvin (1893-1974), dirigé une collection à l’Imprimerie nationale, et fut élu le 10 février 1975 membre titulaire de l’Académie des sciences morales et politiques à la section d’histoire et de géographie (il présida même cette académie en 1986), succédant à l'historien Victor-Lucien Tapié (1900-1974), et l’actuel titulaire de son fauteuil d’académicien est Alain Duhamel (élu le 10 décembre 2012). Il fut membre d’autres sociétés savantes à l’étranger, comme la Société américaine de philosophie, et a reçu de très nombreuses décorations, récompenses, distinctions nationales et internationales, qui ont honoré son très dense travail d’historien (il fut en particulier officier de la Légion d’honneur, officier des Palmes académiques et commandeur de l’ordre national du Mérite).
Menant ce qu'il appelait "l'École française d'histoire des relations internationales" depuis 1964 à la Sorbonne (à la suite de Pierre Renouvin), Jean-Baptiste Duroselle était fier d'avoir formé plus de vingt-cinq professeurs des universités qui eux-mêmes formaient leurs doctorants, etc., sans pour autant être chauvin : « Notre entreprise n'est absolument pas nationaliste dans le sens agressif du terme. Nous cherchons au contraire à faire sortir l'historiographie française du "franco-centrisme" où elle se plaît avec quelque exagération. » (27 janvier 1983).
Parmi ses nombreux ouvrages universitaires (une trentaine), Jean-Baptiste Duroselle, qualifié de "grand spécialiste de l’histoire diplomatique", fut l’auteur, entre autres, de livres remarquables comme "Histoire diplomatique de 1919 à nos jours" (éd. Dalloz, 1953), "Les frontières européennes de l’URSS, 1917-1941" (éd. Fondation nationale des sciences politiques, 1954), "L’Europe de 1815 à nos jours. Vie politique et relations internationales" (PUF, 1964), "Introduction à l’histoire des relations internationales" en collaboration avec Pierre Renouvin (éd. Armand Colin, 1965).
Et surtout, "L’Idée d’Europe dans l’histoire" (éd. Denoël, 1965), où il affirmait que l’idée d’une conscience européenne n’était pas une lente progression mais seulement, à l’origine, des utopies de la part d’intellectuels, sans conséquence tant que les dirigeants politiques ne la prenaient pas au sérieux (à part Charlemagne pour faire une Europe chrétienne ou des empires brutaux de Napoléon puis Hitler), et, pour lui, la construction européenne qui commençait à peine avec le Traité de Rome (l’essai fut publié en 1965 avec une préface de Jean Monnet) était le résultat uniquement d’une volonté politique singulière et nouvelle.
En commentant cet essai devenu célèbre dans la "Revue française de science politique", l’historien et politologue Pierre Gerbet expliqua : « L’intégration, la supranationalité, l’unité politique deviennent des objectifs de politique extérieure, des solutions proposées par des hommes d’action et dont les modalités sont discutées entre gouvernements. Jean-Baptiste Duroselle estime que le pas décisif a été franchi le 9 avril 1950 par Robert Schuman et Jean Monnet. Aux tentatives décevantes de coopération entre États souverains venait se superposer l’idée révolutionnaire d’une "Communauté" supérieure aux États, établie par consentement mutuel. Il s’agit là (…) d’une novation véritable, due à des circonstances nouvelles, à l’action déterminée de quelques hommes d’État et à l’appui de l’opinion publique. » (1969).
Jean-Baptiste Duroselle a aussi étudié les relations internationales des États-Unis, l’immigration ("L’invasion : les migrations humaines, chance ou fatalité ?", éd. Plon en 1992, peu de temps après la publication d’un livre politique au titre peu éloigné, de Bernard Stasi), et aussi, il a rédigé une biographie de Clemenceau en 1988 (éd. Fayard) qui lui a valu le Prix Nouveau Cercle Interallié (dont furent lauréats notamment Andrien Dansette, Michel Poniatowski, Françoise Chandernagor, Édouard Bonnefous, Jacqueline de Romilly, Jean Favier, Jean-Marie Rouart, Jean-Denis Bredin, Hélène Carrère d’Encausse, Jean Cluzel, Alain Decaux, Arnaud Teyssier, Otto de Habsbourg, etc.).
Personnellement, j’ai découvert Jean-Baptiste Duroselle lorsqu’il a publié en octobre 1990 (en pleine Réunification allemande) un très beau livre sur l’Europe de 708 pages : "L’Europe, histoire de ses peuples" (éd. Perrin). Beau par les très nombreuses cartes en couleur mais avant tout, passionnant car ce livre rappelle et définit en quelques sortes une véritable civilisation européenne.
Les écoliers français ont appris l’histoire par l’histoire de France, mais comment définir Charlemagne : était-il vraiment un empereur français alors que les écoliers allemands sont persuadés qu’il était un empereur allemand ? C’est toute la difficulté de l’histoire de ce continent aux frontières si changeantes au fil des siècles.
Le voyageur, voire le touriste, pourrait facilement s’en rendre compte. Il suffit de se rendre en Croatie pour se rendre compte à quel point, comme beaucoup d’autres lieux de l’Europe centrale, l’histoire a façonné des identités et des appartenances multiples. En Croatie, il y a eu des républiques autonomes comme Raguse (Dubrovnik) au même titre que Venise, mais certains territoires furent sous la domination romaine, puis de Charlemagne et du Saint-Empire Romain Germanique, puis de l’Empire ottoman, puis de l’Empire d’Autriche-Hongrie, puis de la Yougoslavie, et maintenant, elle fait partie, le dernier État à l’être, de la si fragile Union Européenne.
La France a peut-être moins souffert de cette multiplicité des appartenances historiques, mais l’enfant lorrain que j’étais s’était retrouvé bien ennuyé lorsqu’il voulait remonter la succession des rois et des dynasties. Charlemagne était évidemment un des lointains prédécesseurs du Président Emmanuel Macron dans ma tête (enfin, à l’époque, ce dernier "monarque" était à peine né !), mais quand je suis arrivé aux Mérovingiens, cela se gâtait avec cette règle pas si stupide (c’est la règle successorale d’aujourd’hui, si l’on ne tient pas compte des différences de sexe) de partage des royaumes en autant d’enfants ("mâles") du roi décédé…
Du coup, pour définir un prédécesseur à Pépin le Bref, il fallait définir un prédécesseur au royaume de France (qui n’existait pas encore), et j’avais le choix (grosso modo) entre la Neustrie (où se trouvait Paris qu’on serait tenté d’assimiler à la France), la Bourgogne (Dijon) et l’Austrasie (où se trouvait la Lorraine). J’ai évidemment bifurqué très arbitrairement vers l’Austrasie en raison de ma "lorranité" (la nouvelle région "Grand Est" a failli d’ailleurs s’appeler "Nouvelle Austrasie" !).
La quatrième couverture de ce précieux livre explicite clairement l’objectif de Jean-Baptiste Duroselle : « L’Europe d’aujourd’hui trouve ses racines dans le passé. Sans taire les différences nationales, sans omettre les guerres et les périodes de régression, Jean-Baptiste Duroselle montre qu’une civilisation européenne s’est créée dès l’Antiquité qui a fini par transcender nos cultures, nos langues, nos conflits politiques ou économiques. Époque des mégalithes, expansions celte, romaine, grecque, chrétienne et germanique, naissance de l’art roman, puis gothique, Renaissance, domination coloniale, commerciale, scientifique et industrielle, guerres mondiales, fin des empires coloniaux, démocratisation des nations européennes jusqu’à l’Europe de l’Est : autant d’étapes qui, en caractérisant l’histoire de peuples européens, ont favorisé la naissance d’une conscience commune. Cette synthèse monumentale n’a pas d’équivalent. ».
Ce livre, qui avait forcément pris une fonction politique autant que scientifique au moment où l’Europe s’enlisait dans un certain attentisme après la chute du mur de Berlin (après l’Acte Unique et avant le Traité de Maastricht), Jean-Baptiste Duroselle l’a offert au Premier Ministre de l’époque, Michel Rocard, lors d’une réception à Matignon. Cependant, Jean-Baptiste a toujours rejeté le principe d'une politisation de l'histoire, et a donné cette belle définition de sa discipline : « L'Histoire n'est pas une science appliquée, qui chercherait à aider aux desseins de la politique. Elle est une recherche fondamentale, dont le seul but est de découvrir, peu à peu, la vérité. Notre idéal n'est pas d'imposer nos croyances à d'autres, mais de contribuer à ce que Lamennais a magnifiquement exprimé : "le libre combat de la vérité contre l'erreur". » (27 janvier 1983).
J’ai eu la chance de participer à une conférence de Jean-Baptiste Duroselle lorsqu’il est venu présenter son livre "L’Europe, histoire de ses peuples" à Nancy le 12 mars 1991. J’ai été très séduit par sa grande érudition et cette capacité de penser par lui-même, de donner une lecture originale de l’histoire européenne qui sortait des sentiers battus, et surtout, qui s’éloignait des manuels scolaires trop axés autour de la seule France malgré les multiples interactions continentales tout au long des deux ou trois millénaires étudiés. Inutile de préciser que la salle était remplie et que les auditeurs écoutaient silencieux ce maître des relations internationales. Quant au livre, je ne sais pas s’il est encore disponible dans certaines librairies, mais j’en recommande vivement la lecture à tous les amoureux de la France et de l’Europe.
Le 27 janvier 1983 à Rome, devant de nombreux officiels dont le Président de la République italienne Sandro Pertini (1896-1990), Jean-Baptiste Duroselle, homme heureux et comblé par sa famille de quatre enfants, exprima son émotion d'avoir reçu le Prix Balzan 1982 (qui "encourage, partout dans le monde, la culture, les sciences et les initiatives humanitaires les plus méritoires en faveur de la paix et de la fraternité entre les peuples") : « La Providence a voulu que je l'apprenne le 17 novembre 1982 qui était précisément le jour de mon soixante-cinquième anniversaire. Peut-on imaginer cadeau plus magnifique ? Il faut méditer pour surmonter ce que j'appellerai les brûlures de l'orgueil, et, plus sournois, les effluves de la vanité. Et cette réflexion m'a conduit à comprendre que je dois aller bien au-delà de ma personne. Tout être humain est finalement faible et misérable. Il n'est qu'un jalon dans un espace de temps qui s'écoule avec précipitation. Il ne joue un rôle que s'il se situe dans une lignée, qui est celle de la chair et de l'esprit. ». C'était il y a trente-cinq ans...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (17 novembre 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Colloque sur Jean-Baptiste Duroselle (juin 2017).
Article de Pierre Grenet sur un ouvrage de Jean-Baptiste Duroselle (1969).
Jean-Baptiste Duroselle.
Édouard Bonnefous.
L’abbé Pierre.
Albert Jacquard.
Michel Serres.
Edgar Morin.
Stéphane Hessel.
Claude Estier.
Pierre Bergé.
Gonzague Saint Bris.
Max Gallo.
Jacques-Yves Cousteau.
Michèle Cotta.
Claude Estier.
Philippe Alexandre.
Hannah Arendt et la doxa.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
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https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/jean-baptiste-duroselle-l-expert-198766
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