« Je sais que si nous annonçons cette mesure, je serai critiqué. Mais je sais qu’elle va sauver des vies, et je veux sauver des vies. Je comprends les arguments, et même la mauvaise humeur, mais je ne le fais pas pour augmenter les recettes de l’État, d’ailleurs, nous annoncerons des choses à ce sujet. Et si pour sauver des vies, il faut être impopulaire, j’accepte de l’être. » (Édouard Philippe, "Journal du dimanche" du 7 janvier 2018).
La sécurité routière, en France, est un sujet très sensible et très passionnel. Normal : la plupart des Français (pas tous) ont une voiture et conduisent quotidiennement. La voiture, parfois attribut de puissance, certains diraient même de virilité, est un symbole de liberté. Cette liberté, j’en bénéficie et j’en use, mais comme toute liberté, sans responsabilité, elle ne vaut rien.
L’histoire de la conduite automobile se confond avec l’histoire de la sécurité routière en France. Tout est une question de nombre : lorsque cela ne concerne qu’une petite minorité, les mesures à prendre ne sont pas les mêmes que lorsque cela concerne une quasi-unanimité de la population. On le retrouve aussi avec la télévision, devenue un outil de communication extraordinaire dès lors que plus de 90% de la population en possède une. Entre les deux guerres, quand l’État a institué le permis de conduire, mon arrière-grand-père, furieux qu’on empiétât ainsi sa liberté de circulation et refusant de passer l’examen, rangea sa traction-avant dans son garage et ne reconduisit plus une seule fois.
Comme on le voit, l’argument de la liberté n’est pas nouveau et sera probablement ressasser cette semaine très importante pour la sécurité routière. Pourquoi ? Parce que ce mardi 9 janvier 2018, le Comité interministériel de la sécurité routière (CISR) se réunit et va probablement adopter la réduction de la vitesse limite de 90 à 80 kilomètres par heure sur les 400 000 kilomètres du réseau des routes à une voie dans les deux sens. On imagine que l’argument de la liberté va encore se déployer.
Mais comment parler de liberté sans parler de responsabilité ?
En 2016, il y a eu 3 477 morts sur les routes françaises : c’est encore beaucoup trop. Les statistiques de la mortalité sur les routes de France entre 1960 et 2016 (le nombre de morts en 2017 devrait être connu à la fin du mois de janvier 2018) sont assez éloquentes : hausse continue, sans doute en proportion des kilomètres roulés (plus de voitures en circulation, plus de routes disponibles). Jusqu’à un pic d’environ 16 500 morts pour l’année 1972. Ce qui était très élevé (45 morts par jour !).
Ce fut le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas qui a pris les premières mesures "contraignantes" applicables en juin 1973 : l’obligation de la ceinture à l’avant (sur route) et la limitation de vitesse en ville et sur le réseau routier. Ces premières mesures, ainsi que d’autres de moindre importance ont permis progressivement de faire baisser la mortalité, mais toujours trop lentement.
La deuxième mesure très efficace pour accentuer cette baisse a été prise en juillet 1992 par le gouvernement de Michel Rocard avec l’instauration du permis de conduire à points, points qui seraient retirés à chaque contravention.
Enfin, la troisième mesure forte fut en décembre 2002 l’installation de milliers de radars automatiques et surtout, l’automatisation de la sanction des excès de vitesse (et la fin des amnisties présidentielles à partir de 2002). Ces dernières mesures ont été très efficaces puisque la mortalité a baissé de moitié dans une période courte de cinq ans. Certes, d’autres causes ont renforcé cette tendance (l’amélioration technique des véhicules et l’amélioration du réseau routier), mais les experts en accidentologie ont montré scientifiquement que ces causes, réelles, avaient une part assez faible (de l’ordre de 20 à 30%) dans les causes d’une si forte baisse.
À la peur du gendarme, qui était une sorte de jeu du chat et de la souris (les plus rusés gagnaient), s’est substituée la certitude que l’infraction sera systématiquement verbalisée avec, en enjeu, des retraits de points jusqu’au retrait du permis de conduire (ce qui n’empêcherait cependant pas certains automobilistes de continuer à conduire).
Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont ainsi montré, entre 2002 et 2012, que la sécurité routière pouvait être renforcée par un véritable volontarisme gouvernemental et n’était pas soumise à une sorte de fatalisme, de "pas d’chancisme" que rien n’arrêterait. La fermeté paie toujours.
Cependant, la courbe de la mortalité s’est infléchie de manière inquiétante à partir de la fin de l’année 2012 et est à la hausse jusqu’à maintenant : certes, sur les cinq dernières années (2012 à 2016), il n’y a jamais eu aussi peu de morts sur la route dans l’histoire récente de l’automobile, mais en fait, la tendance est à la hausse durable depuis quatre années, ce qui est tout à fait inédit depuis 1972 (et donc très inquiétant). Pire : il a fallu attendre le 2 octobre 2015 pour que fût réuni le seul CISR du quinquennat de François Hollande (le précédent avait eu lieu quatre ans et demi auparavant). En 2012, Manuel Valls avait pourtant fixé l’objectif d’atteindre moins de 2 000 morts par an d’ici à 2020 : on en est encore très loin en 2018.
Cela donne la mesure de l’importance du CISR de ce 9 janvier 2018. Cela fait plusieurs années qu’une seule mesure phare pourrait être vraiment efficace pour réduire considérablement la mortalité sur les routes, c’est cette diminution à 80 kilomètres par heure sur les routes secondaires.
Cette mesure est du bon sens pour deux raisons : d’une part, c’est sur ces routes à une voie que la moitié des morts ont eu lieu ; d’autre part, c’est un fait que la réduction de la vitesse moyenne réduit mécaniquement le nombre de morts.
Un très léger bagage en mécanique suffit pour savoir que l’ampleur des dégâts provient de l’énergie cinétique des véhicules, qui s’exprime par la moitié du produit de la masse par le carré de la vitesse. Cela signifie que si l’on double la vitesse (par exemple, passage de 50 à 100 kilomètres par heure), on quadruple les énergies en cause et donc, l’exposition aux risques corporels en cas d’accident s’amplifie considérablement (ce n’est pas linéaire !).
Sur ce dernier point, si l’on va à la limite, en réduisant à 0 kilomètre par heure (donc, en interdisant tout mouvement, c’est-à-dire toute circulation), on réduirait sans doute à néant la mortalité. Bien entendu, cela remettrait en cause justement les principes de la liberté de circulation. Le rôle du gouvernement, c’est de toujours veiller à un juste équilibre entre liberté et sécurité. Réduire le nombre de morts n’a jamais été impopulaire, étrangement, dans les familles qui ont été touchées de plein fouet par un accident de la route : 3 500 personnes en meurent chaque année, et 70 000 personnes sont hospitalisées plus d’une journée pour cette raison. Quel gâchis humain !
Certains voudraient mettre en avant d’autres morts, les suicides, les accidents domestiques, etc. : quelle idée de comparer les morts ! N’est-il donc pas possible de lutter sur plusieurs fronts pour augmenter la sécurité de tout le monde ? N’est-il pas non plus possible d’imaginer que certains malheurs seraient liés ? Comme ce père de famille qui se suiciderait parce qu’il a perdu ses enfants et son épouse dans un accident de la circulation ?
Rappelons d’ailleurs que dans ce domaine, les mesures les plus efficaces ont été prises dans le domaine des accidents du travail, parce qu’en faisant payer les entreprises très fortement en cas d’accident, celle-ci, pour la plupart, ont pris des mesures internes très efficace pour renforcer au maximum la sécurité de ses employés (qui, eux, ont le droit de ne pas travailler s’ils considèrent que le risque est trop élevé pour leur sécurité ou celle de leurs collègues ou usagers, c’est le droit de retrait).
Revenons à la politique. Encore une fois, la gouvernance du Président Emmanuel Macron montre le contraste avec celle, indécise, de son prédécesseur. Le Premier Ministre Édouard Philippe avait déjà annoncé la couleur le 11 décembre 2017 : « Je suis favorable aux 80 kilomètres par heure sur les routes bidirectionnelles nationales et départementales : deux tiers des accidents se concentrent sur ces tronçons de route. », complétant aussitôt, lors d’un déplacement à Coubert, en Seine-et-Marne : « À titre personnel, j’y suis favorable. ».
Sur France Info le 11 décembre 2017, le délégué interministériel à la sécurité routière Emmanuel Barbe a justifié une telle mesure : « Le fait que cela ferait baisser le nombre de morts et le nombre d’accidents ne fait pas l’ombre d’un doute. (…) C’est une donnée scientifique qui a été mesurée par de nombreuses études dans le monde. Si on fait baisser de 10% la vitesse moyenne, on obtient une baisse de 4,6% du nombre de morts. ». Cela explique d’ailleurs pourquoi le Conseil national de la sécurité routière avait recommandé cette mesure dès 2014 (comme pour l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, François Hollande a toujours voulu repousser.sans arrêt la décision pour de bien navrantes raisons électoralistes).
Il y a d’ailleurs une relation entre la baisse de la vitesse limite autorisée (notamment par le fait que la sanction devient inéluctable) et la baisse de la vitesse moyenne réelle : entre début 2002 et fin 2008, la vitesse moyenne estimée des véhicules légers, tous réseaux confondus, a chuté de 91 à 80 kilomètres par heure, tandis que la mortalité a suivi la même pente, de 7 720 morts annuels au bout de 30 jours, en janvier 2002, à 4 275 morts en janvier 2009. 300 personnes par mois ont été sauvées !
Emmanuel Barbe ne comprenait d’ailleurs pas la raison de la polémique : « C’est tout à fait logique. Si les vitesses baissent, on a plus de temps pour éviter des accidents. C’est ce qui va faire soit qu’on peut éviter un accident, soit qu’il sera moins grave. C’est du simple bon sens (…), c’est assez mécanique et c’est curieux comme cette constatation fait l’objet d’un déni. » (11 décembre 2017).
La mesure de réduire à 80 kilomètres par heure a aussi d’autres justifications que celle, principale, de réduire la mortalité des routes : elle pourra mieux fluidifier certains tronçons et ainsi, aucun ralentissement pénalisant n’aura lieu (l’expérimentation, pendant deux ans dans la Drôme, la Nièvre et la Haute-Saône, qui s’est achevée en juillet 2017 semblerait le démontrer). Par ailleurs, elle aura un impact très positif tant économique (réduction de la consommation de carburant) qu’environnemental (moins de pollution).
Le professeur Claude Got, grand expert en accidentologie, faisait d’ailleurs remarquer sur France Inter le 5 janvier 2018 que la vitesse moyenne sur le périphérique parisien a paradoxalement augmenté depuis que la vitesse limite a été réduite en janvier 2014 de 80 à 70 kilomètres par heure, car cela a fluidifié la circulation et réduit les bouchons. Donc, l’argument de "l’homme pressé" n’en est pas un pour refuser la mesure préconisée qui devrait, selon les associations de sécurité routière, sauver entre 350 et 450 vies par an.
Certaines personnalités ont lancé un appel ce vendredi 5 janvier 2018 pour mettre en œuvre cette mesure d’abaissement à 80 kilomètres par heure : « Plus d’un tué sur deux, le tiers des blessés hospitalisés plus de 24 heures, voilà le triste bilan de l’accidentologie du réseau bidirectionnel. Il n’y a aucun argument pour renoncer à cette mesure, sauf à considérer que l’on peut se priver d’un gain de 350 à 400 vies chaque année. (…) Tous les travaux des experts, les éléments d’analyse en situation confirment que la réduction des vitesses de circulation entraîne une réduction du nombre et de la gravité des accidents : moins de perte de contrôle ou de trajectoire, réduction des distances d’arrêt, énergie cinétique moindre lors d’un choc donc lésions corporelles moindres, voilà quelques évidences scientifiques qu’il ne faut pas oublier à l’heure de décider. ». Parmi les signataires de l’appel, l’ancien Premier Ministre Manuel Valls (qui n’a rien fait d’efficace à ce sujet quand il était au pouvoir), mais aussi Frédéric Péchenard, ancien directeur général de l’UMP (et proche de Nicolas Sarkozy) qui fut également délégué interministériel à la sécurité routière.
Le Premier Ministre Édouard Philippe s’est exprimé plus récemment encore, dans une interview au "Journal du dimanche"du 7 janvier 2018 : « Il y a 3 500 morts et 70 000 blessés par an. 70 000 ! Après des décennies de progrès, nos résultats se sont dégradés. Eh bien, je refuse de considérer cela comme une fatalité. Chaque fois qu’un responsable politique a eu le courage de s’engager, les résultats ont été spectaculaires. ». Cela a le mérite de la franchise et de la clarté. Et aussi du courage.
Il a en outre assuré que l’idée du gouvernement n’était pas de remplir les caisses de l’État (l’augmentation du gazole le 1er janvier 2018 a été bien plus rentable !). D’ailleurs, l’argument pécuniaire est assez odieuse et provient des chauffards et des "cancres" de la route : il suffit de respecter le code de la route pour ne pas avoir à payer d’amende et ne pas financer l’État plus que les impôts et taxes habituels. Les trois quarts des automobilistes n’ont jamais eu de points retirés sur leur permis de conduire et 90% ont gardé au moins dix points sur les douze de leur permis, ce qui prouve bien que ceux qui râlent avec cet argument pécuniaire sont certes bruyants mais ultra-minoritaires, et chauffards par-dessus le marché puisqu’ils ne respectent pas le code de la route (et en semblent même fiers).
Dans le même temps, certains se demande combien va coûter le remplacement des panneaux de limitation de vitesse, un argument totalement contraire à l’État qui spolierait les automobilistes. Quand on veut critiquer, on trouvera donc toujours un angle. Mais quand on veut sauver des vies ?
Au-delà du respect des limitations de vitesse, il y a bien sûr d’autres recommandations à suivre pour respecter la vie sur la route : mettre sa ceinture (en 2016, 345 personnes mortes sur la route n’avaient pas mis leur ceinture), augmenter la distance avec le véhicule de devant, signaler un changement de direction avec le clignotant, ne pas absorber de substance qui altère les réflexes ou la perception de la réalité, comme l’alcool, le cannabis et d’autres drogues (ou médicaments parfois contre-indiqués), etc.
La réalité, c’est que chaque nouvelle mesure contraignante (ceinture de sécurité, contrôle technique, radars automatiques, etc.) nécessite de changer son comportement personnel. Moi comme les autres, j’ai eu aussi envie de rouler plus vite que la musique, j’ai cru aussi que la vitesse était un élément de ma propre liberté. Mais c’était sans compter sur les autres, sans compter que je ne suis pas seul sur les routes, que le respect des autres, mais aussi de moi-même, de mes proches, m’oblige à changer mon comportement.
Ce changement de comportement, c’est aussi un changement de mentalité. On passe de l’inacceptable fatalité qui mène à la passivité des pouvoirs publics (c’était assez marquant sous De Gaulle) à l’indispensable série de mesures qui pourraient empêcher cette fatalité, du moins pour en réduire les plus néfastes effets. C’est un changement "sociétal" radical, comme il y en a eu pour le tabac où il a fallu une vingtaine d’années pour que tous les fumeurs respectent les non fumeurs sans énervement. Notons le changement inimaginable : avant 1992, les non fumeurs étaient des rabat-joie et des tue-liberté. Il suffit de revoir des films des années 1970 ou 1980 pour prendre conscience de cette révolution silencieuse (on fumait même dans les avions en plein vol !).
Respecter la vie sur la route aussi nécessite un changement de comportement personnel. Depuis 2002, la sagesse l’a emporté sur la vitesse : personne n’a jamais remis en cause l’existence des radars automatiques, et la plupart des automobilistes (à part une proportion de hors-la-loi irréductibles qui se croient tout permis et plus forts que les autres) maintenant respectent les limitations de vitesse, ce qui a permis de sauver des milliers de vies et d’éviter de traumatiser à vie des dizaines de milliers de personnes.
Perdre quelques minutes dans un trajet de plusieurs heures, d’un côté, sauver une ou plusieurs vies, d’un autre côté : l’enjeu est suffisamment grave pour que la sagesse, en définitive, après peut-être le temps de la "mauvaise humeur", l’emporte sur l’irresponsabilité. C’est d’ailleurs la condition de cette liberté tant mise en avant : être responsable pour respecter les autres, tous les autres.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (08 janvier 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le comité interministériel du 9 janvier 2018.
Le comité interministériel du 2 octobre 2015.
Documents à télécharger à propos du CISR du 2 octobre 2015.
Cazeneuve, le père Fouettard ?
Les vingt-six précédentes mesures du gouvernement prises le 26 janvier 2015.
Comment réduire encore le nombre de morts sur les routes ?
La mortalité routière en France de 1960 à 2016.
Le prix du gazole en 2008.
La sécurité routière.
La neige sur les routes franciliennes.
La vitesse, facteur de mortalité dans tous les cas.
Frédéric Péchenard.
Circulation alternée.
L’écotaxe en question.
Ecomouv, le marché de l’écotaxe.
Du renseignement à la surveillance.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180109-securite-routiere.html
https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/securite-routiere-sauver-des-vies-200396
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/01/09/36028336.html