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26 avril 2018 4 26 /04 /avril /2018 03:55

« Mes tableaux ne sont que les cendres de mon art. » ("L’architecture de l’art", Conférence de la Sorbonne, 1959).


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Imaginez la scène. Une petite salle de concert avec un nombre très limité de spectateurs, sans doute triés sur le volet. Un petit ensemble musical de neuf musiciens, mais qui, au lieu d’être au milieu de la scène, sont discrètement restés le long du mur. Le chef d’orchestre, très bien habillé, à l’allure noble, très jeune, qui, lui, dirige les opérations sans vraiment diriger les musiciens qui jouent tout seuls. Et puis voici que trois jeunes femmes plutôt belles, totalement nues, arrivent sur la scène et se maquillent. Plutôt, se mettent plein de peinture sur tout le corps. Puis elles s’approchent du mur du fond, où est fixée une toile géante, et elles s’appuient dessus.

« "La marque de l’immédiat". C’est ce qu’il me fallait ! (…) L’on comprendra aisément le processus : mes modèles ont d’abord ri de se voir transposées sur la toile en monochrome, puis elles se sont accoutumées et ont aimé la valeur, la qualité-colore chaque fois différente de chaque toile, même pendant l’époque bleue où c’était pourtant le même ton, le même pigment, les mêmes procédés techniques à l’exécution. Puis lorsque j’ai commencé peu à peu à ne plus rien produire de tangible avec l’aventure de "l’immatériel" dans mon atelier débarrassé même des monochromes et vide en apparence, là, mes modèles ont, alors, voulu absolument faire quelque chose pour moi (…). Elles se sont ruées dans la couleur et, avec leur corps, ont peint mes monochromes. Elles étaient devenues des pinceaux vivants ! » ("Le vrai devient réalité", 1960).

Le chef d’orchestre, c’était le peintre Yves Klein, qui est né il y a quatre-vingt-dix ans, le 28 avril 1928 à Nice. Selon la galeriste Isis Clert (1918-1986), il fut le "poète de l’irrationnel". Dans tous les cas, un véritable génie de la peinture, un génie éclair, car il est mort très jeune, à l’âge de 34 ans, le 6 juin 1962 à Paris, d’une crise cardiaque. Il venait de se marier avec une jeune artiste allemande, Rotraut Ueker (79 ans), le 21 janvier 1962 et ils attendaient un enfant prévu quelques semaines plus tard, né le 6 août 1962.

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On pourra toujours disserter sur la réalité de l’art d’Yves Klein, issu d’une famille d’artistes et initialement judoka au top niveau. Il a été un véritable provocateur, au point d’engendrer des polémiques, comme lors de l’exposition de ses œuvres à la Galerie Colette Allendy à Paris du 14 au 23 mai 1957, où une salle intitulée "Espaces et volumes de la sensibilité picturale immatérielle" fut …entièrement vide ! de quoi lui faire dire le 26 juin 1957 à l’Institut of Contemporary Arts : « Mes tableaux sont maintenant invisibles. ».

Oui, la provocation pouvait choquer et faire réagir, c’était d’ailleurs le but. La chose qui est sûre, c’est qu’il a développé une réelle vision de l’art qui était très intéressante et novatrice. Étudiant des langues orientales et élève de la marine marchande, enrichi de plusieurs voyages (notamment en Italie, en Angleterre, en Espagne et au Japon), adepte des Rose-Croix et de Gaston Bachelard, Yves Klein a cherché à aller dans les limites de l’art et de la matière, et a été un génie créatif, cherchant à innover dans un domaine pourtant déjà très innovant à l’époque.

Sa "carrière artistique" fut de très courte durée, puisqu’elle a couru de 1954 à 1962 (premiers tableaux en 1949), mais il est considéré comme l’un des plus grands avant-gardistes de la peinture de l’après-guerre.

Ses idées, probablement le mélange d’une forte intuition, d’une profonde spiritualité, d’un dynamisme physique, d’une grande sensibilité et d’une immense créativité, l’ont tout de suite amené à créer son ciel, le « monde de la couleur pure ». D’où le besoin de créer son fameux bleu (pour les moins connaisseurs, Yves Klein est associé à une couleur, le bleu), et de peindre des "monochromes".

Comme son nom l’indique, un monochrome est une œuvre composée d’une seule couleur. Cette unicité signifiait pour lui la pureté. Les couleurs pouvaient être une forte contrainte, la peinture considérée « comme la fenêtre d’une prison, où les lignes, les contours, les formes et la composition sont déterminés par les barreaux ». Avec une seule couleur, la liberté était atteinte. Au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, on lui a quand même refusé l’exposition d’un monochrome en mai 1955 en lui demandant de rajouter une seconde couleur.

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Yves Klein est entré réellement dans le monde des arts en publiant à Madrid en mai 1954 "Yves Peintures", un catalogue de ses "monochromes", sorte de parodie des volumineux catalogues d’exposition. Dix œuvres, seulement des rectangles d’une seule couleur, avec en légende des noms de villes différentes dans lesquelles il avait séjourné, avec, en guise de préface, des lignes noires qui mimaient les lignes de texte.

Au-delà de la provocation, il y a eu une véritable recherche originale. Ainsi, il expliquait pourquoi il peignait au rouleau, pour éviter d’y mettre une touche trop personnelle : « Déjà autrefois, j’avais refusé le pinceau, trop psychologique, pour peindre avec le rouleau, plus anonyme, et ainsi tâcher de créer une "distance", tout au moins intellectuelle, constante, entre la toile et moi, pendant l’exécution. » (cité par "Girly Mamie" dans son Encyclopédie de la peinture, un blog très personnel que je recommande vivement pour la culture picturale, voir les liens en fin d’article).

En février 1956, sa rencontre avec le critique d’art Pierre Restany (1930-2003) fut déterminante pour se faire comprendre du grand public. Ce dernier a réussi en effet à donner des explications théoriques au nouveau concept de la monochromie. Pour ce critique emballé par les réalisations d’Yves Klein, « l’art a définitivement basculé dans la morale, et l’esthétique dans l’éthique. ».

Pierre Restany entraîna par la suite Yves Klein et d’autres amis dans le Nouveau Réalisme qui voulait percevoir un humanisme dans chaque objet industriel (déclaration du 27 octobre 1960 à Milan et à Paris). Parmi les "nouveaux réalistes", on peut citer Yves Klein (et ses expérimentations), et un peu plus tard, le sculpteur César (et ses compressions), Christo (et ses emballages de bâtiments publics), Niki de Saint-Phalle (et ses Nanas), etc. : « Le lieu commun, l’élément de rebut et l’objet de série sont arrachés au néant de la contingence ou au règne de l’inerte, l’artiste les a faits siens. » (Pierre Restany).

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En collaboration avec un marchand de couleurs, Édouard Adam, Yves Klein a réussi à reproduire le bleu ultramarin qu’il aimait tant, et qu’il a appelé IKB (International Klein Blue) en 1956 : « Le bleu n’a pas de dimension, il est hors dimension, tandis que les autres couleurs, elles en ont (…). Toutes les couleurs amènent des associations d’idées concrètes (…) tandis que le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et visible. ». Quand Gagarine a raconté qu’il avait vu la Terre bleue, le 12 avril 1961, Yves Klein en était presque fier.

Pour protéger le bleu IKB, il a déposé, le 19 mai 1960 à l’INPI, une enveloppe Soleau (qui n’a d’intérêt d’antériorité que si l’on dépose rapidement ensuite un brevet), où est décrit le liant qui fixait le pigment, plus pour montrer que c’était une invention que pour en faire de l’argent. Il fabriqua d’autres couleurs, jamais vives, comme l’or IKG (International Klein Gold), le vieux rose IKP (International Klein Pink).

Ainsi, Yves Klein redéfinissait ses trois couleurs primaires : IKB, IKG et IKP (une « trilogie chromatique »). Pour lui, la couleur était un lien entre le corps et l’immatériel, capable de changer l’environnement en œuvres d’art (la beauté existe au départ et l’artiste doit pouvoir la saisir dans son environnement : le monde lui-même est l’œuvre d’art).

Sa notoriété lui a permis de multiplier les expositions de monochromes IKB en France et à l’étranger à partir de 1956. En janvier 1957, il proposa des monochromes de même taille mais à des prix différents, toujours dans sa provocation contre le monde artistique, et ce fut un succès ! Ce fut aussi pendant cette période qu’il fabriqua des reliefs-éponges (comme dans la dernière photo proposée ici).

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Voulant toujours aller plus loin dans l’expérimentation, à partir du 5 juin 1958, Yves Klein réalisa des "anthropométries de l’époque bleue". Le terme "anthropométrie" a été inventé par Pierre Restany le 23 février 1960. L’idée était d’utiliser des modèles nus, de les enduire de peinture IKB et de se frotter au papier ou à la toile. Au départ, c’était pour réaliser des monochromes : les marques du corps étaient rapidement dissoutes dans la monochromie finale. Puis, ce fut pour réaliser de "véritables" anthropométries, qui laissaient visibles les marques du corps.

Nous voici à la scène décrite en début d’article. La première démonstration publique a eu lieu le 9 mars 1960 à la Galerie nationale d’Art Contemporain à Paris. La musique jouée fut sa "Symphonie monoton" (composée en 1949) qui n’utilisait qu’une seule note durant vingt minutes, puis vingt minutes de silence. On peut voir le film de la démonstration ici (il a été diffusé notamment au Centre Pompidou de Metz il y a quelques années).

Au fil des mois, Yves Klein varia la réalisation, fit également des anthropométries "négatives", c’est-à-dire, se servait du modèle comme pochoir, vaporisant de la peinture au pistolet autour du modèle, ou combinait les deux techniques (positive et négative). En tout, il a réalisé 150 anthropométries (ANT) ajoutées aux 30 anthropométries suaires (ANT SU). Yves Klein a cherché notamment à donner un sens de légèreté et d’apesanteur aux empreintes qu’il a ainsi esquissées : « L’homme libre l’est à tel point qu’il peut léviter. ».

Les jeunes femmes nues et badigeonnées sont donc devenues les pinceaux vivants d’Yves Klein. La réalisation même de l’œuvre est devenu une manifestation artistique, un peu dans le prélude aux futures "installations" d’arts contemporains quelques décennies plus tard (comme celle-ci).

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Quant à la nudité des femmes qui l’entouraient dans son atelier, et qui étaient présentes bien avant de réaliser ses premières anthropométries, Yves Klein en avait besoin pour « stabiliser la matière picturale » : « Cette chair, (…) présente dans l’atelier, m’a longtemps stabilisé pendant l’illumination provoquée par l’exécution des monochromes. ». Tout en précisant : « Je ne les ai jamais touchées. D’ailleurs, c’est pour cela qu’elles avaient confiance et qu’elles aimaient collaborer, et aiment encore collaborer ainsi, de tout leur corps à ma peinture. ». Cela dit, tout le monde n’a pas toujours compris cette méthode de réalisation que certains jugeaient obscène.

Certaines anthropométries sont particulièrement émouvantes. C’est à peu près le seul signe tangible de l’art, celui de faire ressentir une émotion au spectateur. Comme celle intitulée "Hiroshima", qui mimait les ombres des corps désintégrés par l’explosion nucléaire sur les murs de la ville : « Dans le désert de la catastrophe atomique, elles ont été un témoignage sans doute terrible mais cependant un témoignage tout de même d’espoir de la survie et de la permanence, même immatérielle, de la chair. » ("Le vrai devient réalité", 1960).

À partir de 1961, allant toujours plus loin dans la technicité, Yves Klein a obtenu le concours du Centre d’essais de Gaz de France, à la Plaine-Saint-Denis, pour faire de la peinture au chalumeau, ce qu’il appela ses peintures de feu. Il maniait ainsi une torche alimentée par un jet de gaz qu’il dirigeait vers sa toile, qu’il brûlait en partie, un opérateur l’aidait pour refroidir à l’eau la partie consumée. Une fois la technique maîtrisée, il l’a mélangée avec ses anthropométries pour faire obtenir de nouvelles œuvres non monochromatiques. On peut voir plusieurs démonstrations dans le film téléchargeable à ce lien.

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Évidemment qu’Yves Klein est parti bien trop tôt. Fourmillant d’idées aussi ingénieuses qu’excentriques, il ne s’était pas arrêté à la peinture, il a réalisé aussi beaucoup de sculptures (notamment ses éponges bleues mais pas seulement, aussi des portraits-reliefs bleus), et avait touché à d’autres domaines artistiques, la musique, la chorégraphie, l’urbanisme, l’architecture, etc. Il fallait avoir de l’audace et du toupet, surtout à un âge si jeune, pour avoir réussi à s’imposer dans un monde particulièrement fermé, celui des arts contemporains, et à avoir ouvert de nouvelles perspectives pour ses successeurs.

J’aimerais imaginer une association de créativité entre Yves Klein et des musiciens de sa génération comme Boulez, Stockhausen ou encore Pierre Henry


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (26 avril 2018)
http://www.rakotoarison.eu

La première illustration (en début d’article) est un détail de la photographie aux références suivantes :
Yves Klein in his studio, 1960.
14 rue Campagne-Première, Paris, France.
© Photo : Jacques Fleurant/MNAM

Les références des autres illustrations sont indiquées à leurs côtés.


Pour aller plus loin :
Films à télécharger : expérience d’anthropométrie d’Yves Klein.
Film à télécharger : expérience de peinture de feu d’Yves Klein.
Site d’archives sur Yves Klein : la plupart de ses œuvres et de leurs expositions.
Blog d’une amatrice sur la peinture : mon encyclopédie de la peinture.
Yves Klein.
Le Tintoret.
Gustav Klimt.
Georges Méliès.
David Hamilton.
Paula Modersohn-Becker.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180428-yves-klein.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/les-pinceaux-vivants-d-yves-klein-203769

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/04/26/36351422.html



 

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