« Trop se taire ne vaut parfois guère mieux que trop parler. » (Chrétien de Troyes, 1191).
C’est la Ministre des Solidarités et de la Santé Agnès Buzyn qui n’a pas été contente lors de la séance du Sénat de ce mercredi 6 juin 2018. Une proposition de loi déposée le 5 février 2018 par le très influent président de la commission des affaires sociales du Sénat, Alain Milon (LR), par ailleurs médecin, a été adoptée à l’unanimité, tant à la commission qu’en séance publique par l’ensemble des sénateurs, y compris les sénateurs LREM. La cause de ce mécontentement ? Le "timing". Elle trouvait l’adoption de cette proposition beaucoup trop tôt par rapport à l’avancement de certains travaux, notamment des rapports attendus un peu plus tard.
Ce texte a été discuté selon la procédure de législation en commission prévue au chapitre VII bis du règlement du Sénat : « Au cours de cette procédure, le droit d’amendement des sénateurs et du gouvernement s’exerce en commission, la séance plénière étant réservée aux explications de vote et au vote sur l’ensemble du texte adopté par la commission. ». La discussion en commission a eu lieu le 30 mai 2018 et le vote en séance publique ce 6 juin 2018.
De quoi s’agit-il ? De permettre aux morts de communiquer ! Dit comme cela, cela peut paraître étonnant, et pourtant, c’est quasiment cela. La loi actuelle de bioéthique (2011) demande le consentement du patient pour procéder à des analyses génétiques.
Or, il se trouve que les progrès de la génétique permettent d’analyser la transmission des caractères héréditaires prédisposant à la survenue de pathologies (en particulier les cancers). Les médecins onco-généticiens ont notamment la tâche de connaître le plus précisément possible les risques de leurs patients mais aussi des membres de leur famille pour mieux surveiller voire prévenir certaines pathologies.
Parfois, pour mieux comprendre, il est important de remonter l’historique à des personnes décédées, ce qui demande de faire des analyses génétiques sur ces personnes afin de recueillir des données utiles à la famille. Il se trouve que les prélèvements de sang sont conservés longtemps, même après la mort du patient. Les techniques actuelles permettent de faire des analyses génétiques sur des prélèvements conservés depuis longtemps. Mais ces analyses sont juridiquement interdites quand le patient est décédé, puisqu’il ne peut plus donner son consentement comme l’y oblige la loi de bioéthique de 2004. Cela n’a cependant pas empêché certains médecins de le faire quand même, à leur risque et péril judiciaire, pour le bien de leurs patients.
Ce texte permet donc à une personne décédée avant de connaître le résultat du diagnostic génétique, ou en l’absence d’un tel diagnostic, de protéger ses descendants grâce à un dépistage précoce.
En clair, la personne décédée pourra communiquer ses secrets génétiques sans son consentement pour aider à prévenir ou, du moins, à surveiller, les pathologies éventuelles de ses descendants. Le sujet est donc très important puisqu’il s’agit de vies humaines à sauver. Cela explique l’unanimité en commission et en séance publique pour mettre dans la loi cette exception au consentement du patient pour faire une analyse ADN (notons que le juge pouvait aussi imposer cette analyse ADN sans le consentement de la personne, qu’elle soit décédée ou pas, pour des recherches de paternité notamment, ou dans des affaires criminelles, possibilité qui a été réduite en 2004).
Depuis 2004, il y a également une obligation d’information de la parentèle en cas de diagnostic d’une anomalie génétique grave susceptible de mesures préventives ou thérapeutiques (art. L. 1131-1-2 du code de la santé publique). La loi actuelle a ainsi établi un équilibre entre le secret souhaité par le patient et le devoir moral de solidarité familiale, équilibre que ne remet pas en cause le texte adopté par le Sénat.
La rapporteure de la proposition de loi est la sénatrice Catherine Deroche. Son rapport n°523 (2017-2018), déposé le 30 mai 2018, précise toute l’importance du texte : « Aujourd’hui, un examen des caractéristiques d’une personne ne peut être réalisé que dans le seul intérêt de la personne (…). Lorsque la personne est décédée, qu’elle ait ou non donné son consentement, la possibilité de réaliser un tel examen au bénéfice potentiel de la parentèle n’est pas prévue. C’est précisément cette lacune que la proposition de loi entend combler : elle étend la possibilité de réaliser un examen génétique aux personnes décédées au bénéfice de leurs proches. ».
Et de donner quelques exemples concrets : « Au plan scientifique, l’intérêt qu’il y aurait à faire accéder la parentèle d’une personne décédée aux informations sur les anomalies génétiques identifiées chez cette personne est bien étayé. C’est le cas dans plusieurs spécialités médicales. À titre d’exemple, en cardio-génétique, les analyses ADN par les technologies de diagnostic moléculaire permettent aujourd’hui d’identifier les gènes responsables de cardiomyopathies ou d’arythmies héréditaires. Dans les cas de mort subite chez des sujets jeunes, qui peuvent résulter d’une pathologie cardiaque susceptible de concerner également la fratrie, celle-ci pourrait, le cas échéant, être orientée vers un conseil génétique. ».
Malgré l’unanimité, cette disposition juridique n’est pas anodine. Elle pourrait aussi remettre en cause la stabilité des familles si l’on se rend compte que finalement, les liens filiaux ne sont pas ce qu’on croyait (autre parent biologique). Elle pourrait même avoir un effet sur un possible eugénisme dès lors qu’on s’inquiéterait de certaines prédispositions génétiques sur un fœtus.
Le sénateur Bernard Jomier a rappelé certains enjeux : « Lors des débats sur la loi bioéthique de 2004, marqués par l’affaire Yves Montand, il avait été acté qu’en matière de filiation, "la génétique devait s’arrêter à la porte des cimetières", selon l’expression de Jean-François Mattéi, protégeant de l’exhumation toute personne n’ayant pas expressément consenti à des analyses génétiques de son vivant. » (6 juin 2018).
Le texte a donc été assorti d’un certain nombre de garanties afin de respecter deux "principes cardinaux" : la protection de la volonté et de la dignité de la personne décédée, et la garantie d’une prise en charge de qualité pour les familles. Cela se traduit par quatre conditions et une règle.
Première condition, la personne décédée ne doit pas avoir, de son vivant, exprimé son opposition à cet examen (c’est le même principe que pour les dons d’organe). Deuxième condition, l’examen est réalisé à de seules fins médicales dans l’intérêt des ascendants, descendants et collatéraux de la personne décédée (pour prévenir tout risque de déstabilisation familiale). Troisième condition, le médecin prescripteur qualifié en génétique doit apprécier si la condition relative à l’intérêt de la parentèle est remplie. Quatrième condition, l’examen est réalisé à la demande d’un membre de la famille potentiellement concerné.
La règle, c’est que l’examen pourra être effectué dans deux circonstances médicales, identifiées par l’Agence de la biomédecine : à partir d’éléments du corps prélevés préalablement au décès de la personne ou dans le cadre d’une autopsie médicale, ce qui exclut l’hypothèse d’une exhumation pour effectuer des prélèvement post mortem : « On évite les dérives potentielles. L’intégrité du corps du défunt est respectée. » (Bernard Jomier, le 6 juin 2018).
Alain Milon, médecin LR qui est particulièrement ouvert dans le domaine de la bioéthique (il est plutôt favorable à la PMA), savait évidemment qu’il y avait la préparation d’une nouvelle loi de bioéthique et qu’il y avait encore les États généraux de la bioéthétique (qui n’a pas parlé de ce sujet) quand il a déposé sa proposition. Cependant, il voulait justement découpler ce sujet précis, plutôt consensuel et essentiel pour des malades potentiels, des polémiques qui ne manqueront pas de survenir lors d’une éventuelle discussion sur la légalisation de la PMA pour tous (le rapport du Comité d’éthique remis le 5 juin 2018 a cependant affirmé qu’il n’y avait pas de consensus sur le sujet, or, le Président Emmanuel Macron considérait que ce consensus était un préalable pour légiférer sur la PMA).
Agnès Buzyn, qui est d’accord sur le fond de cette proposition de loi sur les tests ADN sur des personnes décédées, aurait préféré attendre la remise de plusieurs travaux sur le sujet et l’intégrer dans la loi de bioéthique à venir. Elle n’a pas été écoutée, pas même par les sénateurs LREM, mais il est probable que l’Assemblée Nationale attendra la discussion sur la loi de bioéthique avant de prendre position sur ce sujet. Elle l’a ainsi affirmé : « Je comprends le souci de prévenir les risques en utilisant les progrès de la génétique. Mais je regrette que le débat sur ces sujets de bioéthique s’engage alors que l’avis du Comité consultatif national d’éthique, de l’Office pour l’évaluation des choix scientifiques et techniques et du Conseil d’État sont encore attendus. Le vecteur le plus approprié sera la loi de bioéthique, dont la révision interviendra d’ici à quelques mois. » (6 juin 2018).
En séance, la rapporteure Catherine Deroche a déclaré : « Ce texte ne modifie pas l’équilibre entre le secret souhaité par le patient et le devoir moral de solidarité familiale. (…) Cette proposition de loi est très attendue par les professionnels de santé et l’Agence de la biomédecine y voit une évolution fondamentale. (…) En clarifiant le droit, elle unifiera les pratiques. Ce dispositif est consensuel et attendu, Madame la Ministre. Il serait dommage de différer son adoption pour de simples considérations de forme ou de calendrier. » (6 juin 2018).
Cette proposition de loi adoptée avec une « belle unanimité » au Sénat concourt au renforcement de la politique de prévention et c’est pourquoi les députés seraient bien inspirés de se saisir de ce texte consensuel intitulé "proposition de loi relative à l’autorisation des examens des caractéristiques génétiques sur les personnes décédées", pour l’adopter le plus rapidement possible, et de le différencier de la discussion sur la nouvelle loi de bioéthique qui ne manquera pas d’être très animée dans les prochains mois.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (07 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Source : le Sénat.
Pour aller plus loin :
Documents sur le texte de la proposition de loi (à télécharger).
Rapport de synthèse des États généraux de la bioéthique remis le 5 juin 2018 (à télécharger).
Bientôt, les morts pourront parler !
En quoi le progrès médical est-il immoral ?
ADN : pour ou contre ? (23 octobre 2007).
Tests ADN : confusion au Sénat et péril pour le principe de filiation (3 octobre 2007).
Loi Hortefeux : tests ADN acceptés avec réticence (15 novembre 2007).
La traçabilité de la vie privée.
Trente ans de fécondation in vitro.
Robert Edwards Prix Nobel 2010.
Le fœtus a-t-il un état-civil ?
Le père de nos pères.
Notre arbre généalogique.
La rousseur du Néandertalien.
Un rival pour Darwin ?
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180606-test-adn.html
https://www.agoravox.fr/actualites/sante/article/bientot-les-morts-pourront-parler-205003
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/06/08/36468493.html