« À combien de morts par noyade évalue-t-on la dissuasion ? Qui prendra la décision de laisser ces hommes, femmes et enfants mourir dans le but hypothétique d’avoir moins d’immigrés chez nous ? Qui ouvrira les yeux… et qui les fermera ? Qui assumera ? » (le blogueur Koz alias Erwan Le Morhedec, le 18 juin 2018).
Dans mon précédent article sur le sauvetage de 630 réfugiés par l’Aquarius, je voudrais apporter une précision importante car j’ai pu mal m’exprimer, ou du moins, laisser possible une mauvaise interprétation dans mon expression, à propos de la réaction du Ministre italien de l’Intérieur, Matteo Salvini, leader de la Ligue (Lega).
J’avais présenté le raisonnement de ce responsable politique italien sur le fait que la présence de bateaux de sauvetage de plusieurs ONG pourrait encourager les passeurs criminels à ne pas entretenir leurs bateaux-tombes et les candidats à l’immigration à garantir leur traversée. Et j’ai ajouté très maladroitement : "Il n’a pas tort". Je voulais bien sûr m’exprimer dans le registre politique, pour signifier qu’il n’avait pas tort d’exploiter ce type d’argument démagogique qui doit être très efficace auprès de sa cible électorale.
En revanche, il a tort dans le fond du raisonnement qui s’apparente à une logique foireuse qui est largement démentie par les faits (qui sont têtus). Il revient à culpabiliser les associations humanitaires en leur faisant porter la responsabilité du phénomène migratoire, comme si on accusait les pompiers volontaires bénévoles d’avoir volontairement allumé les feux d’incendie qu’ils chercheraient à éteindre.
L’éditorial que l’excellent blogueur Koz qui se présente comme un avocat chrétien (ou plutôt, un chrétien avocat), Erwan Le Morhedec, a publié sur son blog le lundi 18 juin 2018 a justement voulu approfondir cette question sous le titre : "Migration : la faute aux secours ?". Il a posé la question de l’éventualité de la "complicité objective" entre les secours et les réseaux de passeurs : « Ainsi, les navires de secours seraient le maillon irresponsable entre le continent européen et les passeurs pour permettre à ces derniers de se livrer à la traite des migrants. On peut certes penser que si ces navires n’étaient pas là, les migrants n’arriveraient pas. Mais cesseraient-ils pour autant de partir ? Suffirait-il de laisser la mer faire son office pour dissuader les migrants de partir ? ».
La dissuasion, il en douterait toujours : « Je doute que l’on puisse dissuader quelqu’un qui est prêt à braver la mort. Certains de ces gars traversent le désert tchadien, subissent les mauvais traitements libyens, prennent le risque de mourir en mer Méditerranée, puis traversent les Alpes où l’on a récemment retrouvé les corps de migrants, après la fonte des neiges… Et on les dissuaderait ? Comment ? » (une de ses réactions du 18 juin 2018).
Dans sa réflexion, il a répondu de deux manières différentes : d’une part, en prouvant que ce raisonnement était faux dans les faits et n’était qu’une spéculation théorique à vocation politique, et d’autre part, même si ce raisonnement était vrai, cela n’aurait pas empêché le devoir de secourir les vies de ces personnes : « On peut tout aussi bien reprocher à celui qui donne une pièce au SDF de le maintenir à la rue. (…) Aider son prochain le dissuaderait de se prendre en main. ».
Et de citer le cardinal guinéen Robert Sarah, actuel préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements au Vatican : « Il ne faut pas que le discernement sur les intentions des autres nous empêche de vivre la charité. », ce dernier citant saint Paul : « La charité croit tout, espère tout, supporte tout. », et rappelant aussi saint Matthieu : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. ».
Un des lecteurs de Koz a d’ailleurs réagi ainsi, très justement : « Merci de rappeler que quand un enfant se noie, on ne se demande pas pourquoi il ne sait pas nager, ni pourquoi ses parents ne l’ont pas mieux surveillé, ni pourquoi l’eau l’attire. On le sauve d’abord. » (18 juin 2018).
Mais revenons plutôt sur la fausseté du raisonnement d’une supposée collusion implicite des secours humanitaires avec les passeurs criminels qui multiplieraient les départs des candidats à l’immigration.
La réalité, c’est qu’en un an, il n’y a plus la douzaine de bateaux affrétés en Méditerranée par des associations humanitaires pour secourir les migrants, mais seulement trois (dont l’Aquarius). Pourtant, il n’y a pas eu une baisse des traversées en proportion, malgré un risque de noyades nettement plus élevé.
En fait, l’Union Européenne a elle-même raisonné de la même manière en 2014, lorsqu’elle a refusé de mettre les mêmes moyens que l’Italie pour remplacer l’Opération Mare Nostrum (l’Opération Triton est une mission de sécurité et pas de secours). Elle pensait qu’il y aurait moins de tentatives de traversées. Ce qui s’est révélé faux. Koz a lâché cette phrase pleine de bon sens et d’humanité : « En la matière, il n’est pas convenable de tester des idées. Lorsque la vie et la mort sont en jeu, on n’émet pas une opinion. » (18 juin 2018).
En effet, ce raisonnement s’est révélé faux car il y a surtout eu plus de noyades. Les naufrages particulièrement ravageurs entre le 12 et el 18 avril 2015 ont tué plus de 1 200 personnes et ces morts sont directement imputables à l’arrêt de l’Opération Mare Nostrum quelques mois auparavant (la marine italienne patrouillait au large des côtes libyennes pour secourir les réfugiés en détresse et a sauvé des dizaines de milliers de vies, bravo à elle !).
Le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker l’a même reconnu dans un discours au Parlement Européen de Strasbourg le 29 avril 2015 : « Ce fut une grave erreur que d’avoir mis un terme à la mission Mare Nostrum. Elle a coûté des vies humaines. L’Italie seule a financé la mission Mare Nostrum. Dorénavant, c’est le budget européen et les contributions nationales de tous qui vont financer la mission Triton. (…) Il ne fut pas normal d’avoir laissé aux seuls soins de l’Italie le financement de la mission Mare Nostrum. » (dans son compte-rendu du Conseil Européen extraordinaire du 23 avril 2015 sur le sujet).
Koz a cité deux rapports intéressants rédigés par deux chercheurs, Charles Heller (post-doct soutenu par le Fonds national suisse de la recherche) et Lorenzo Pezzani (maître de conférences de l’Université de Londres), et produits par Forensic Oceanography, une équipe de recherche du laboratoire Forensic Architecture Agency de Goldsmiths, de l’Université de Londres, spécialisée "dans l’utilisation de la cartographie et des techniques de médecine légale pour reconstituer les conditions des morts en mer".
Le premier rapport a été publié le 18 avril 2016 justement sur les effets létaux de l’absence d’assistance européenne : "Death by Rescrue : The Lethal Effects of the EU’s Policies of Non-Assistance". Il a montré que la probabilité de mourir en haute mer a été multipliée par 30 (le nombre de morts par traversée a multiplié par 30 !), passant de 2 morts par 1 000 traversées les quatre premiers mois de 2014 à 60 morts par 1 000 les quatre premiers mois de 2015. Or, en 2014, il y avait l’Opération Mare Nostrum mais arrêtée en fin 2014. L’arrêt de cette opération a eu un impact direct sur la mortalité de ces traversées.
Le second rapport a été publié en juin 2017 : "Blaming the rescruers, criminalising solidarity, re-enforcing deterrence". Il avait pour but de réfuter les accusations portées contre les associations humanitaires de "collusion avec les passeurs" et de "création d’un facteur d’attraction" : « Nous l’avons écrit pour prévenir une catastrophe imminente : si les ONG sont contraintes d’arrêter ou de réduire leurs opérations, il y aura beaucoup plus de morts en mer. ».
Ces accusations toxiques sans fondement contre les ONG ont eu pour origine un article de Duncan Robinson ("EU border force flags concerns over charities’ interaction with migrant smugglers") du "Financial Times" du 15 décembre 2016 qui a reconnu avoir exagéré sur des allégations issues d’un rapport de l’agence européenne Frontex.
Ce second rapport s’est focalisé à réfuter ces accusations qu’il a résumées ainsi : « Les ONG SAR [Search And Rescue : de recherche et de sauvetage] (1) constituent un "facteur d’attraction" qui pousse de plus en plus de migrants à tenter une traversée dangereuse ; (2) "viennent involontairement en aide aux criminels" en poussant les passeurs à utiliser des embarcations encore plus précaires et des tactiques plus dangereuses ; (3) et rendent de ce fait la traversée plus dangereuse pour les migrants. ». Une argumentation déjà développée pour fustiger l’Opération Mare Nostrum.
1. Facteur d’attraction ?
Il n’y a pas de lien de causalité entre la croissance du nombre de traversées et la présence des ONG de sauvetage en mer : « Le décalage dans le temps entre le début de l’augmentation des traversées par les migrants africains depuis la Libye et le déploiement des ONG SAR suggère qu’il n’y a pas de lien direct entre ces deux phénomènes. C’est ce que montre aussi l’augmentation de 46% entre 2015 et 2016 sur la route de Méditerranée occidentale depuis le Maroc, en l’absence de tout bateau d’ONG SAR. ». Déjà "clairement démontré" dans le premier rapport : « L’arrêt de l’Opération Mare Nostrum n’a pas entraîné une diminution des traversées en début de l’année 2015, mais un accroissement du nombre de morts. ».
2. Aide involontaire aux criminels ?
Le rapport a analysé l’évolution des pratiques des passeurs, notamment le recours accru à des bateaux pneumatiques au lieu de bateaux en bois ; la réduction des réserves en carburant et en nourriture et eau ; la surcharge accrue des bateaux ; les départs malgré des conditions météorologiques difficiles : « À la fin de l’année 2015 est apparu un nouveau modus operandi pour les passeurs, avec l’intervention de milices de différentes factions libyennes, qui a contribué à plusieurs des changements mentionnés ci-dessus. ».
Mais, comme l’a constaté rapport semestriel de l’Opération EUNAVFOR Med en janvier 2016, la lutte organisée par l’Europe contre les passeurs a eu aussi un effet pervers : « L’interception et la destruction des embarcations utilisées par les passeurs ont entraîné le remplacement des gros bateaux en bois par des bateaux pneumatiques, peu sûrs et moins stables. ». L’Opération EUNAVFOR Med a été lancée le 18 mai 2015 par l’Union Européenne pour lutter contre le trafic des migrants en Méditerranée.
Autre raison des changements de pratiques des passeurs, la violence des garde-côtes libyens qui font parfois chavirer les bateaux en mer.
Là encore, on peut effectivement prouver la réfutation du lien de causalité : « On observe ces changements de tactiques à la fin de l’année 2015 et dans les premiers mois de 2016, quand les ONG SAR étaient peu nombreuses. La temporalité du phénomène est une confirmation supplémentaire du fait que les activités des ONG n’en étaient pas la cause. ».
Seul bémol admis dans le rapport : « La présence des ONG, dont les garde-côtes italiens ont envoyé les bateaux plus près des côtes libyennes pour secourir les migrants en détresse, a été une réponse à ces tendances. Il est probable que leur présence ait en retour contribué à la consolidation des changements spécifiques dans les pratiques de passeurs, par exemple ne plus fournir de téléphones satellitaires aux migrants, mais n’a pas été la cause de la dégradation des conditions de traversée. ».
3. Traversée plus dangereuse à cause des ONG ?
Là encore, l’analyse succincte des statistiques pourrait être trompeuse : « 2016 a été la plus meurtrière pour les traversées de la Méditerranée, mais aussi l’année où le plus grand nombre d’ONG SAR étaient présentes, ce qui semble un paradoxe. Une analyse plus fine révèle pourtant le rôle crucial que les ONG ont joué dans le sauvetage des vies humaines. Le taux de mortalité des migrants s’est accru au début de 2016, avant que les unités des ONG SAR ne reviennent en Méditerranée après la pause de l’hiver. Il a décru au moment de leur redéploiement. Le taux de mortalité n’a crû de nouveau que lorsque la présence des ONGSAR a diminué à la fin de l’automne. Il y a donc une corrélation négative indiscutable entre la baisse du taux de mortalité et l’augmentation du nombre de navires des ONG SAR. ».
La conclusion du rapport est très incisive : « La délégitimation et la criminalisation des opérations de recherche et sauvetage proactives s’inscrivent dans la continuité des politiques précédentes, par exemple l’arrêt de Mare Nostrum, qui ont tenté de dissuader les migrants en rendant la traversée plus difficile, avec pour seule conséquence des milliers de morts. ».
Et même accusatrice : « Finalement, face au supposé échec des réponses humanitaires, les acteurs s’en prenant aux ONG SAR ont systématiquement proposé d’autres solutions "réalistes" qui impliquent invariablement la coopération avec des régimes dictatoriaux à la périphérie de l’UE pour bloquer les traversées. (…) Étant donné les conditions de vie des migrants en Libye aujourd’hui, les empêcher de quitter le territoire libyen revient à être complice de la détention arbitraire, la torture, les violences sexuelles, le travail forcé et le trafic d’êtres humains. ». Reprenant le rapport du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, "Report on human rights abuses against migrants in Libya", publié le 13 décembre 2016.
Et elle finit ainsi : « Le droit à la solidarité doit ainsi être défendu. Tant que l’absence de voies légales pour les migrants force ceux-ci à recourir aux passeurs, le secours proactif en mer sera un impératif humanitaire (…). ».
Ce que disait finalement en d’autres mots Jean-Claude Juncker lui-même devant les députés européens : « Je suis également bien conscient (…) qu’aujourd’hui, de larges pans de l’opinion publique nous pressent, en tant que représentants de l’Union Européenne, d’agir de toute urgence pour mettre en œuvre tout ce que la compassion commande. Mais l’on sait bien que, dans six mois, l’opinion publique aura peut-être connu un revirement. Je souhaiterais vivement que toutes celles et tous ceux qui sont aujourd’hui d’accord avec nous pour plaider en faveur de l’immigration légale et de l’introduction d’un système européen de quotas restent fidèles à leur parole présente lorsque l’opinion publique aura viré. Tout le monde ici sait bien que le continent européen ne peut pas être le seul et unique havre au monde où échapper à la misère et à la faim. Mais en tant que continent le plus riche de la planète, l’Europe doit veiller à ce que les personnes qui, poussées par la nécessité, s’entassent dans des navires pour gagner nos côtes ne se noient plus devant celles-ci. C’est notre devoir commun ! » (29 avril 2015).
Hélas, malgré les 120 millions d’euros alloués, les moyens sont bien trop insuffisants pour éviter que les tragédies ne se renouvellent en pleine mer. Quant aux quotas, ils ne sont respectés quasiment par aucun pays. L’odyssée récente d’une semaine de l’Aquarius a permis d’éviter le pire, mais a mis le doigt très crûment sur cette insuffisance…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (18 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Migration : la faute aux secours ? (blog de Koz du 18 juin 2018).
Documentation sur les sauvetages de migrants dans la mer Méditerranée depuis 2014.
Une collusion tacite des secours humanitaires avec les passeurs criminels ?
Le radeau Aquarius.
Aymen Latrous.
L’affaire Leonarda.
Mamoudou Gassama.
Arnaud Beltrame.
Donner sa vie.
L’esprit républicain.
Ce qu’est le patriotisme.
Les réfugiés.
Une politique d’immigration ratée.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180618-aquarius.html
https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/une-collusion-tacite-des-secours-205323
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/06/20/36500467.html
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