« J’ai voyagé sur ton souffle jusqu’aux lointains de l’amour. » (Louise de Vilmorin, 1946).
J’ai ressenti beaucoup d’émotion en apprenant la mort de la jeune Inès, une adolescente de 14 ans, peu avant midi le jeudi 21 juin 2018 à l’hôpital de Nancy. J’imagine la douleur de ses parents et de tous ses proches.
C’est parce que j’imagine cette douleur que je me doute qu’aucun proche ne voudrait qu’Inès soit "instrumentalisée" par les uns ou par les autres, parce qu’elle est unique, elle est singulière, comme tout être humain, et qu’elle ne saurait être un "cas" (un "cas" médical, par exemple) et encore moins une "affaire" (une "affaire" judiciaire, par exemple). Elle était une personne, avec toute sa dignité, toute sa richesse, tout son amour, quel qu’ait été son état.
Pourtant, si sa situation personnelle a quitté la sphère privée et intime pour atteindre la surface des médias, au contraire d’autres personnes aux situations aussi difficiles et aux destinées aussi diverses, c’est parce qu’elle a été le sujet d’une profonde opposition entre le "corps médical" et la famille.
Là encore, je veux être très nuancé et prudent, je ne veux fustiger ni le "corps médical" en général, ni même l’équipe médicale en particulier qui s’est occupée d’Inès. Si l’on devait dire une généralité, ce serait au contraire que les équipes médicales et soignantes sont pour la plupart du temps dévouées, consciencieuses, et compétentes.
L’histoire d’Inès est malheureuse. Elle était atteinte d’une maladie neuromusculaire auto-immune et, à la suite d’une crise cardiaque, elle est tombée le 22 juin 2017, il y a un, dans un état de conscience minimal. Selon l’équipe médicale, l’état d’Inès était sans espoirs, et au titre de la loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016, le médecin en charge d’Inès a engagé le 21 juillet 2017 une procédure collégiale pour procéder à l’arrêt des traitements.
Selon cette loi, la définition des "traitements" a été précisée, et ils concernent tant les traitements médicaux pour soigner une maladie que l’alimentation, l’hydratation et même la respiration artificielles. Inès était branchée à un appareil de respiration artificielle et à une sonde gastrique pour être nourrie et hydratée.
La raison invoquée est que le maintien des traitements correspondrait à une "obstination déraisonnable", autrement dit, à un acharnement thérapeutique "inutile" puisque l’état de santé est prévu comme n’ayant aucune possibilité de s’améliorer (certains acharnements thérapeutiques sont "utiles" et ont permis de sauver des patients).
Si cette décision d’arrêt des soins avait été prise avec la totale acceptation de l’entourage le plus proche de l’adolescente (ses parents), cette décision et sa conclusion malheureuse et inéluctable n’auraient pas franchi les barrières de l’intimité familiale ni du secret médical.
Mais ce ne fut pas ainsi, justement. Dès le début, les parents d’Inès se sont opposés à l’arrêt des traitements. Le diagnostic peut être juste et vérifié, mais il n’est pas possible qu’il soit fiable à 100% car la vie a parfois des ressources insoupçonnables. Une équipe de chercheurs a même réussi à "réveiller" une personne en état de conscience minimal (lire ici), contre tout pronostic ou imagination.
Pendant près d’une année, les parents et leur avocat ont fait donc des recours, et forcément devant la justice, la justice administrative puisqu’il s’agit d’une administration publique (le centre hospitalier universitaire). La décision de l’équipe médicale a été validée par le tribunal administratif de Nancy le 7 décembre 2017, puis par la plus haute cour administrative du pays, le Conseil d’État, le 5 janvier 2018. Enfin, le dernier recours des parents devant la Cour européenne des droits de l’homme a également été rejeté le 25 janvier 2018. Forte des validations successives de la justice française et européenne, l’équipe médicale a "débranché" le système de respiration artificielle le soir du 20 juin 2018 et ce qui devait arriver arriva, l’adolescente est morte le lendemain matin.
Avec un dispositif législatif très différent, un enfant bien moins âgé (23 mois) a "subi" le 28 avril 2018 le même type de sort (décès après débranchement de l’appareil respiratoire) en Angleterre, Alfie Evans, malgré la volonté de ses parents de maintenir les traitements.
Il faut aussi préciser que, contrairement à ce qu'affirment en boucle certains médias, la situation d’Inès était très différente de celle de Vincent Lambert pour deux raisons : d’une part, il n’y a pas à "débrancher" Vincent puisqu’il n’est pas "branché", il n’a pas besoin d’assistance respiratoire, il a cependant besoin d’un accompagnement pour se nourrir et s’hydrater en raison de son état handicapant ; d’autre part, il y a divergence entre les proches sur la décision à prendre (arrêt des traitements, ce qui signifie ici purement et simplement d’arrêter de le nourrir et de l’hydrater, ou pas), l’épouse étant pour et les parents étant contre.
Pour comprendre le fondement juridique de l’arrêt des traitements sans l’accord des parents, il faut reprendre l’article 2 de la loi Claeys-Leonetti qui dit : « Les actes mentionnés à l’article L. 1110-5 ne doivent pas être mis en œuvre ou poursuivis lorsqu’ils résultent d’une obstination déraisonnable. Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou lorsqu’ils n’ont d’effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris, conformément à la volonté des patients et, si ce dernier est hors d’état d’exprimer sa volonté, à l’issue d’une procédure collégiale définie par voie réglementaire. ».
Précisons d’abord que le texte initial du projet de loi avant adoption avait évoqué un "maintien inutile de la vie", ce qui pouvait laisser entendre qu’il existerait des vies utiles et des vies inutiles. La rédaction a donc été heureusement transformée par les parlementaires avec des termes beaucoup plus précis et respectueux de la vie, de toute vie, quelle qu’elle soit.
Précisons ensuite que la patiente, Inès, n’était pas en capacité d’exprimer sa volonté et qu’elle n’était de toute façon pas majeure, et donc, sa volonté devait donc être exprimée par ses parents, responsables légaux de l’adolescente. À mon sens, il y a ici un manquement à l’interprétation de ce que je ferais de cet article de la loi : la "volonté du patient" ici peut être exprimée, puisque les parents peuvent l’exprimer.
Ce ne fut pas cette "voie" qui a été adoptée, mais la voie de la procédure collégiale. Selon l’article 3 de la même loi, la procédure collégiale « permet à l’équipe soignante de vérifier préalablement que les conditions d’application prévues aux alinéas précédents sont remplies. ». La procédure collégiale est définie juridiquement selon l’article R. 4127-37 du code de la santé publique (par l’article 3 du décret n°2016-1066 du 3 août 2016).
La procédure collégiale a été définie lorsque le patient ne peut pas exprimer sa volonté et qu’il est décidé d’une limitation ou d’un arrêt des traitements. Elle est engagée par le médecin (en charge du patient) de sa propre initiative ou au vu des directives anticipées, ou encore à la demande de la personne de confiance, de la famille ou de l’un des proches. La décision d’arrêt des traitements prend en compte les souhaits du patient en cas de rédaction des directives anticipées ou de désignation de la personne de confiance, de l’avis de la famille et des proches et de l’avis du titulaire de l’autorité parentale quand le patient est mineur. Cette procédure s’applique aux cas du patient maintenu artificiellement en vie et du patient en phase avancée ou terminale d’une pathologie incurable.
Les étapes de la procédure collégiale, initiée par le médecin en charge du patient, sont ainsi : d’abord, collecte des informations concernant les souhaits du patient et de ses proches, consultation d’un autre médecin (médecin consultant) qui n’a aucun lien hiérarchique avec le médecin en charge du patient (l’idée est d’avoir un regard extérieur, selon l’ordre des médecins), consultation de l’équipe soignante, éventuellement, consultation d’un second médecin consultant, enfin, décision finale du médecin en charge du patient, qui doit être motivée, prise en conscience, éventuellement à justifier en cas de contradiction avec les directives anticipées. Ces étapes sont "tracées" dans le dossier médical du patient.
Le principe de la procédure collégiale a été adopté par le législateur avec trois objectifs : le refus de l’obstination déraisonnable dans le seul intérêt du patient, la préservation du patient de toute décision médicale solitaire et arbitraire, et la protection juridique du médecin pour lui éviter des poursuites pénales.
On note d’ailleurs que les recours contre la procédure collégiale sont des recours administratifs et pas pénaux et la validation de la procédure collégiale protège définitivement le médecin de poursuites judiciaires (car au-delà de la loi, les recours ont été rejetés, recours visant à interpréter d’une manière ou d’une autre la loi).
Concrètement, cela signifie que le médecin en charge d’Inès a pris la décision, contre l’avis de la famille, d’arrêter les traitements et donc, de programmer à brève échéance la mort d’Inès.
Le fait que la procédure d’arrêt des traitements a pu aller jusqu’au bout en totale opposition de la volonté des représentants de la patiente est très inquiétant. J’ai évoqué le risque d’une dérive par un potentielle "dictature des médecins" concernant la vie et la mort de leurs patients. La loi Claeys-Leonetti avait justement pour but, comme du reste les quatre précédentes lois sur le sujet depuis une vingtaine d’années, de redonner le pouvoir aux patients ou à leurs représentants face au corps médical dont les décisions ne devaient plus être arbitraires ni solitaires. Manifestement, il y a une incompréhension de la famille dans l’absence d’écoute de cette volonté pourtant clairement exprimée au cours de la procédure collégiale et des trois recours judiciaires.
Cela montre, hélas, la réalité de l’application de ce type de loi (je reste favorable à la loi actuelle car elle a réussi à atteindre un point d’équilibre sage et unanime, et je pense que c’est sans doute la réalisation la plus positive du quinquennat de François Hollande). Cela montre qu’une loi qui légaliserait l’euthanasie serait sujette aux mêmes risques de dérives et ne permettrait donc pas d’éviter les abus et les excès, quels que soient les encadrements précisés par la loi ou la réglementation.
En effet, l’un des arguments déployé par les partisans de l’euthanasie est qu’il s’agirait seulement d’un droit nouveau que seuls, les patients volontaires pourraient utiliser. La démonstration est hélas faite : non, forcément non. D’autres seraient amenés à prendre cette décision à la place du patient. Les risques d’abus seraient d’autant plus grands que la gestion comptable des hôpitaux aboutirait nécessairement à prendre la question sous l’angle économique : qui le médecin devrait-il favoriser dans le maintien des traitements (et l’occupation des lits) et pour qui déciderait-il que "cela n’en vaudrait plus la peine" ? L’euthanasie ne serait donc pas un nouveau droit des patients mais assurément un nouveau droit des médecins.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (25 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Illustrations : les trois tableaux ont été réalisés par la peintre Paula Modernsohn-Becker (1876-1907).
Pour aller plus loin :
Réglementation sur la procédure collégiale (décret n°2016-1066 du 3 août 2016).
Le départ programmé d’Inès.
Alfie Evans, tragédie humaine.
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Vers une nouvelle dictature des médecins ?
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Texte intégral de la loi n°2016-87 du 2 février 2016.
La loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016.
La leçon du procès Bonnemaison.
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https://www.agoravox.fr/actualites/sante/article/le-depart-programme-d-ines-205515
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