« L’autorité contraint à l’obéissance, mais la raison y persuade. » (Richelieu, 1623). Seconde partie.
Après avoir évoqué quelques arguments de mauvaise foi, j’entre dans le vif du sujet de la limitation à 80 km/h sur les routes à une voie sans séparateur central.
12. L’impact réel sur la durée de parcours des automobilistes
C’est un point important, à savoir, la conséquence sur le temps de parcours qu’entraîne la réduction de la vitesse maximale autorisée à 80 km/h. Il faut d’abord rappeler que le réseau routier en question n’est pas seulement composé de tronçons de dizaines de kilomètres de ligne droite. Le relief rend les routes parfois difficiles et même limitées à 90 km/h, certaines parties de routes sont à prendre avec une vitesse nettement inférieure. Ensuite, il faut rappeler que les routes traversent souvent des agglomérations, villages etc. qui sont les véritables freins d’un trajet sur route (et c’est d’ailleurs la principale valeur ajoutée d’une autoroute, ne pas traverser des agglomérations sur plusieurs centaines de kilomètres).
Si l’on fait quelques calculs, on s’aperçoit que sur une route sans obstacle où l’on roule à 90 km/h en moyenne, on parcourt 100 km en 1 heure 7 minutes. Dans les mêmes conditions idéales, à 80 km/h, le temps de parcours est de 1 heure 15 minutes. Dans le pire des cas (en fait, dans le meilleur des cas), la perte de temps est de 8 minutes par 100 km.
En fait, la réalité est tout autre. Ceux qui se déplacent quotidiennement pour faire 30 ou 50 km par exemple, roulent rarement en continu sur une ligne droite. Leur route a des aspérités, des virages, des montées, etc. qui nécessitent des ralentissements, même à 90 km/h, et a des traversées de village, des ralentisseurs, voire des feux rouges et des stops, qui rallongent considérablement le temps de parcours.
La moindre traversée d’agglomération fait chuter la vitesse moyenne pratiquée bien plus fortement que ne le fera la mesure gouvernementale qui va être appliquée le 1er juillet 2018. Ceux qui ont un tableau de bord électronique devraient pouvoir y lire la vitesse moyenne pratiquée. Elle est toujours très inférieure aux vitesses limites des routes empruntées. Il suffit de mesurer la vitesse moyenne pour un trajet donné, et faire deux essais en dehors d’une trop forte densité de trafic, en se mettant à 80 km/h pour l’un et 90 km/h pour l’autre. Les différences empiriques entre les deux vitesses maximales sont moindres que celles théoriques calculées ci-dessus.
13. La faible vitesse entraînerait une baisse d’attention ?
L’argument de mauvaise foi qu’on entendait déjà à propos des autoroutes pour demander que la vitesse maximale autorisée soit relevée à 150 km/h. Rouler "lentement" serait un facteur d’ennui et de baisse d’attention ! Donc, il faudrait rouler plus vite pour être plus à l’affût des dangers.
Un argument complètement stupide et absurde qu’on entend pourtant souvent dans les médias. La baisse d’attention ne vient pas de la vitesse mais de la fatigue, donc, vient du chauffeur, pas de la voiture. Le mieux, en cas de baisse d’attention, c’est de s’arrêter un quart d’heure (il est recommandé de s’arrêter toutes les deux heures). Voire, de fermer les yeux et dormir quelques minutes pour ceux qui peuvent (j’ai cette chance).
La mauvaise foi est donc multipliée lorsqu’on évoque cet argument pour le 80 km/h ! À le comprendre, 90 km/h, on serait attentif, à 80 km/h, on ne le serait plus. Notez la contradiction : à 120 km/h, on n’était déjà pas assez attentif et on voulait rouler plus vite sur autoroute.
L’argument est de toute façon irrecevable pour la bonne raison que plus la vitesse est élevée, moins le cerveau a le temps d’analyser les situations de danger et de réagir correctement. Je conseille de lire le rapport du Conseil national de la sécurité routière présenté le 21 avril 2017 sur les facteurs de distraction (à télécharger ici).
14. Efficacité de la réduction à 80 km/h
C’est un élément majeur. L’efficacité attendue de la mesure vaut-elle ces levées de bouclier ? 62,5% de la mortalité routière (88,4% de la mortalité routière hors agglomération) proviennent de ces routes à une voie sans séparateur central. Cela fait près d’une dizaine d’années que tous les spécialistes en accidentologie évaluent à environ 300 à 500 vies humaines sauvées avec la réduction à 80 km/h. Ce sera assez simple, avec les observations fines dont sont capables les responsables de la sécurité routière (mortalité en fonction des routes), de vérifier ces prévisions dans un ou deux ans.
Indépendamment de l’expérimentation qui suit (point 15), les experts évaluaient, avec la limitation à 80 km/h, la réduction de la vitesse moyenne pratiquée de 82 km/h (actuellement) à 76 km/h. Or, la mortalité est directement dépendante de cette vitesse moyenne pratiquée.
15. L’expérimentation de 2015 à 2017
Beaucoup d’élus évoquent l’absence de résultats de l’expérimentation mise en place par le gouvernement de Manuel Valls. Beaucoup disent que ses résultats ont été cachés. C’est faux. Les résultats ont été publiés dans deux rapports (téléchargeables ici) qui ont été publiés respectivement en décembre 2017 et en février 2018. Alors, parlons-en.
Cela fait près de cinq ans que le Conseil national de la sécurité routière préconise très officiellement la réduction à 80 km/h (séance du 29 novembre 2013). On peut lire les deux tomes de son rapport stratégique (téléchargeable ici). Mais les gouvernements de Jean-Marc Ayrault puis de Manuels Valls l’ont toujours refusé pour des raisons politiques et électorales.
Lors de l’unique comité interministériel de la sécurité routière du quinquennat précédent, le 2 octobre 2015, le gouvernement a botté en touche en proposant de faire une expérimentation au lieu de prendre la mesure, échappatoire qui lui permettait de ne pas prendre cette mesure impopulaire (l’élection présidentielle se profilait à dix-huit mois) tout en ne laissant pas croire qu’il ne faisait rien contre la mortalité routière en hausse.
Les conditions de l’expérimentation n’avaient pas pour but de constater une baisse de la mortalité (c’est très important de le signaler) mais seulement de constater que la baisse de la vitesse maximale autorisée allait engendrer une baisse de la vitesse moyenne pratiquée. Statistiquement, en effet, le nombre d’accidents mortels (comptés sur les doigts d’une main) n’ont aucune signification, en revanche, la mesure des vitesses sur plusieurs millions de passages de véhicules est statistiquement significative.
86 km ont été testés entre le 1er juillet 2015 et le 30 juin 2017 : 18 km dans la Drôme (RN7), 22 km dans la Nièvre (RN151), 33 km dans l’Yonne (RN151) et 13 km dans la Haute-Saône (RN57).
Le CEREMA (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) a mesuré, pour l’ensemble des véhicules (y compris les poids lourds), une baisse de la vitesse moyenne pratiquée de 4,7 km/h, passant de 85,0 à 80,3 km/h entre juin 2015 et mai 2017 (rapport téléchargeable ici). Pour les seuls véhicules légers, la baisse est de 5,1 km/h (de 86,0 à 80,9 km/h), et pour les seuls véhicules légers sans contrainte (hors des files derrière un camion), c’est-à-dire avec une vitesse librement choisie, la baisse est de 5,3 km/h (de 88,9 à 83,5 km/h).
La conclusion du CEREMA, c’est que la réduction de la vitesse maximale autorisée a fait baisser la vitesse moyenne pratiquée, pour tous les usagers, y compris pour ceux qui ont l’habitude de dépasser la vitesse limite. La distribution des vitesses le montre, avec une translation générale de la courbe de Gauss et un léger resserrement (caractérisant une plus grande homogénéisation des vitesses).
C’est du reste un résultat déjà observé, entre 2002 et 2007, lors de l’installation des radars automatiques qui a abouti également à une diminution de la vitesse moyenne pratiquée, y compris des usagers qui faisaient des excès de vitesse.
L’Observatoire national interministériel de la sécurité routière (ONISR) a observé une baisse de la mortalité, mais, comme je l’ai expliqué ci-dessus, le faible nombre d’accidents ne rend statistiquement fiable aucune conclusion. Le bilan de l’accidentalité de cette expérimentation est téléchargeable ici.
16. Les poids lourds vont créer des bouchons
L’un des arguments qui peut paraître le plus raisonnable est que la baisse de la vitesse maximale autorisée à 80 km/h, sans baisse concomitante de la vitesse limite des poids lourds (déjà à 80 km/h) aboutirait à la création de bouchons sur les routes nationales et départementales.
L’expérimentation de 2015 à 2017 a montré le contraire. Le CEREMA a constaté que les poids lourds, initialement limités, avant expérimentation, à 80 km/h, leur vitesse moyenne pratiquée a aussi baissé de 2,7 km/h pendant l’expérimentation, passant de 79,5 à 76,8 km/h et le différentiel de vitesse entre poids lourds et véhicules légers passe de 6,5 km/h à 4,1 km/h en moyenne. Surtout, le taux de dépassement de la vitesse limite a diminué.
L’observation a montré que le nombre de véhicules libres (c’est-à-dire qui ne sont pas derrière un camion) est passé de 52,2% (avant l’expérimentation) à 56,1% (pendant l’expérimentation), cela signifie qu’il y a plus de véhicules en mesure de choisir leur vitesse lorsque la vitesse maximale autorisée est de 80 km/h que lorsqu’elle est de 90 km/h (en clair, il y a moins de voitures gênées par la présence de camions lorsque la vitesse maximale autorisée est de 80 km/h).
De plus, il ne s’agit pas, dans tous les cas, de "bouchons" mais de files derrière un camion qui roule à 70-80 km/h. Les bouchons ne proviennent pas de la limitation à 80 km/h puisque cela concerne des vitesses inférieures à 20 km/h principalement en agglomération (ou tronçons routiers, autour de Paris par exemple). Le maintien à 90 km/h n’empêcherait pas ces bouchons, et on peut même affirmer que la réduction à 80 km/h contribuerait plutôt à fluidifier un trafic dense (7,4% plus fluide).
17. Différencier les routes ?
Je termine sur l’argument le plus important développé par de nombreux parlementaires ou chefs d’exécutif de collectivité territoriale. Ils protestent surtout contre la mesure globale prise de Paris (sous-entendu sans connaissance du terrain au contraire d’eux) et qu’il faudrait laisser le pouvoir (principalement) aux présidents des conseils départementaux (voire aux préfets pour les plus jacobins) pour dire quelle route serait limitée à 80 km/h et quelle autre route serait laissée à 90 km/h, considérant qu’il faut juste réduire la vitesse aux routes en mauvais état.
Ce discours, qui a l’apparence d’une modération raisonnable, est issu d’un raisonnement pourtant bancal. Aucun de ces élus "de terrain" n’est pourtant capable d’aller précisément désigner les routes qu’ils laisseraient à 90 km/h, au risque d’être personnellement responsables de certaines morts évitables.
Le point le plus important dans l’accidentologie, c’est de savoir que le danger le plus grand n’est pas l’état de la route, mais sa densité de circulation. Les routes très fréquentées sont généralement les mieux équipées. Il n’y a plus de "points noirs" comme c’était le cas dans les années 1970 ou 1980. En revanche, les petites routes de montagnes difficiles d’accès et donc souvent très "risquées" ne "produisent" pas beaucoup de morts car peu les empruntent et ceux qui les prennent font très attention.
Les routes les plus meurtrières sont les routes au trafic le plus dense, même si elles sont impeccables en termes matériels (notamment, ligne droite, chaussée refaite régulièrement, espaces aux bordures, pas d’arbre, etc.). Car ce sont les autres, le danger (ou l’enfer !). Un débordement sur la file d’en face n’a pas de conséquence sur une route déserte, mais sur une route à forte densité, c’est fatal. C’est pourquoi le facteur le plus important, c’est la densité du trafic. Contrairement à ce que disent tous ces élus qui croient connaître leur terrain. L’État qui affine ses données statistiques a d’ailleurs fourni la cartographie des accidents de la route.
Claude Got a écrit : « Le facteur principal déterminant la densité d’accidents (accidents par kilomètre de voie) est le trafic. Ce sont les routes qui supportent le plus de trafic qui ont été l’objet de nombreuses améliorations, mais leurs qualités ne compensent pas l’effet du trafic. Ceux qui militent pour ce choix ne proposent pas une liste des voies qui devraient être maintenues à 90. Ils ne souhaitent pas que l’on puisse calculer en quelques heures le nombre de leurs concitoyens qu’ils condamneraient à mort en maintenant à 90 les routes où sont observés la majorité des accidents. ».
L’ONISR a publié un rapport en avril 2018 qui prouve avec toutes les données disponibles (téléchargeable ici) cette affirmation : « Même s’il est contre-intuitif que le réseau le plus confortable soit celui qui enregistre le plus d’accidents mortels, les études successives confirment que les bénéfices d’un abaissement de la vitesse maximale autorisée seront en grande partie liés à ce réseau. ». Autrement dit : « Le réseau considéré comme structurant par les départements [c’est-à-dire, qui est dans le meilleur état], qui regroupe 25 à 30% du linéaire total de routes départementales, supporte 60 à 65% de la mortalité totale intervenue sur le réseau routier départemental. ».
A contrario, l’ONISR a constaté que seulement 6% des 9 579 décès intervenus entre 2012 et 2016 sur une route bidirectionnelle hors agglomération l’étaient sur des voies communales, a priori le réseau le moins bien entretenu : « Quelle que soit la variabilité des conditions locales dans les territoires, le réseau routier considéré comme "principal" apportant plus de confort à l’usager et donc le plus circulé, concentre un nombre d’accidents mortels largement supérieur à sa part de linéaire du réseau départemental (routes nationales et départementales). ».
Claude Got a mis ainsi au défi les élus : « Quand un élu m’indique que l’on peut maintenir à 90 km/h des voies de son département, je lui demande quelle voie, quel trafic, quelle densité d’accident, quelle proportion d’accidents mortels ces dix dernières années ? S’il ne peut pas me donner ces valeurs, il s’agit d’un élu irresponsable qui va programmer la mort des usagers de sa région, sans avoir compris la nature du danger. ».
Par ailleurs, une mesure n’est efficace que si elle est claire : dire qu’il y a deux types de vitesse réglementaire rendrait les choses confuses pour l’automobiliste.
Bravo à Édouard Philipppe !
Pour terminer, j’adresse mes félicitations au Premier Ministre Édouard Philippe. On l’a dit "godillot" et il se révèle comme un grand homme d’État. Cette mesure sur la vitesse maximale autorisée est "sa" mesure, politiquement endossée par lui-même sur un Président de la République initialement peu convaincu et réticent. Il lui a fallu ces derniers mois un grand courage politique pour résister à toutes les pressions, en particulier de ses anciens "amis" politiques de Les Républicains, pour ne pas faire machine arrière.
Ce courage, il est le même que celui de Jacques Chaban-Delmas, Michel Rocard, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy lorsqu’ils ont pris des mesures impopulaires mais très efficaces pour réduire la mortalité routière. Cette impopularité sera de courte durée dès lors qu’on constatera les effets sur la mortalité. Personne n’imagine aujourd’hui critiquer les personnes que je viens de citer pour leurs actions en faveur de la sécurité routière.
Le seul reproche qu’on pourrait faire au gouvernement, c’est d’avoir tardé à bien communiquer. Deux pistes : la première, de faire une campagne d’information avec des données chiffrées (elle vient d’être lancée) ; l’autre piste, c’est de ne pas avoir insisté sur les avantages de la mesure autrement que son impact sur la sécurité routière.
En effet, cette mesure va aussi de la même sens que l’engagement de la France à la COP21 de réduire de 29% d’ici à 2028 les émissions de dioxyde de carbone provenant des transports, et va aussi dans le sens du portefeuille des ménages, en réduisant leur consommation de carburant, ce qui est également favorable à la balance du commerce extérieur déséquilibrée par les importations de pétrole. La réduction de la vitesse n’entrâine pas seulement une réduction de la pollution atmosphérique et de la consommation de pétrole, mais c’est aussi une réduction de la pollution sonore. Ceux qui habitent à côté d’une voie passante le savent.
Rendez-vous en juillet 2020 pour l’évaluation de cette mesure qui devrait en fait montrer ses premiers effets avant la fin de cette année 2018. Et d’ici là, conduisez prudemment sur les routes cet été. Pas pour éviter les radars, mais pour respecter les vies humaines.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (28 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Sources : CNSR et ONISR. Certains arguments de cet article ont été repris de l’excellent accidentologue Claude Got, universitaire et spécialiste reconnu en la matière, ancien membre du cabinet ministériel de Jacques Barrot.
Pour aller plus loin :
Décret n°2018-487 du 15 juin 2018 relatif aux vitesses maximales autorisées des véhicules (à télécharger).
Rapports sur l’expérimentation de la baisse à 80 km/h (à télécharger).
Documentation sur la sécurité routière (à télécharger).
Argumentaire sur la sécurité routière du professeur Claude Got (à télécharger).
La nouvelle réglementation sur les routes à une voie.
Le nouveau contrôle technique automobile.
Sécurité routière : les nouvelles mesures 2018.
La limitation de la vitesse à 80 km/h.
Documentation à télécharger sur le nouveau contrôle technique (le 20 mai 2018).
Documents à télécharger à propos du CISR du 9 janvier 2018.
Le comité interministériel du 9 janvier 2018.
Le comité interministériel du 2 octobre 2015.
Documents à télécharger à propos du CISR du 2 octobre 2015.
Cazeneuve, le père Fouettard ?
Les vingt-six précédentes mesures du gouvernement prises le 26 janvier 2015.
Comment réduire encore le nombre de morts sur les routes ?
La mortalité routière en France de 1960 à 2016.
Le prix du gazole en 2008.
La sécurité routière.
La neige sur les routes franciliennes.
La vitesse, facteur de mortalité dans tous les cas.
Frédéric Péchenard.
Circulation alternée.
L’écotaxe en question.
Ecomouv, le marché de l’écotaxe.
Du renseignement à la surveillance.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180701-limitation-80-km-h-2.html
https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/limitation-a-80-km-h-scandaleux-2-205623
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/07/04/36522966.html