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5 juillet 2018 4 05 /07 /juillet /2018 04:06

« Je ne suis pas un écrivain. La seule vue d’une feuille de papier blanc me harasse l’âme. L’espèce de recueillement physique que m’impose un tel travail m’est si odieux que je l’évite autant que je puis. » (Georges Bernanos, 1938).


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Par son esprit torturé par la plume et par la foi, par la liberté et par la vérité, tourmenté par l’existence du mal, Georges Bernanos est assez vite reconnaissable dans la littérature française de la première moitié du XXsiècle. Il est mort il y a soixante-dix ans, le 5 juillet 1948 à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine, à l’âge de 60 ans (né il y a cent trente ans, le 20 février 1888 à Paris). Le 1er janvier 2019 sera donc une date clef pour les ayant droits et les éditeurs, puisque cela signifiera que les œuvres de Bernanos seront désormais tombées dans le domaine public.

Monarchiste et catholique par son éducation et sa famille originaire de Lorraine et du Berry (mais il a passé son enfance en Artois), Bernanos a été un combattant toute sa vie. Il a suivi des études de droit et de lettres, et ses premiers écrits ont été publiés dans la presse dès 1913. Il s’est engagé dans la cavalerie à la fin du mois d’août 1914 pendant la Première Guerre mondiale alors qu’il avait été réformé en 1911 (il avait 26 ans en 1914).

Au 6e régiment de dragons, il a connu les tranchées, dans la Marne, puis à Verdun en avril 1915, en Picardie, en Artois, en Champagne, etc. Le 1er mai 1916, il a failli être touché par un bombardement : « Leurs gros obus nous encadraient bien régulièrement, en rétrécissant le cercle de minute en minute, jusqu’au moment où l’un d’eux éclatait dans la tranchée même, à la hauteur d’une tête et à un mètre de moi. Quel éclair (…) et tout de suite après, quel noir ! La chose étincelante m’avait jeté je ne sais où, avec un camarade, sous une avalanche de terre fumante. ». Le 30 mai 1918, il fut blessé dans l’Oise : « J’ai combattu comme je l’avais toujours rêvé. ».

Cette guerre fut capitale dans son œuvre : « Ceux qui n’entendent pas ce que ce temps a de tragique, non pas à cause des quelques milliers de morts, mais parce qu’il marque une limite dans l’histoire du monde, sont des ânes. ». Marié le 14 mai 1917 (profitant d’une permission), "chef" d’une famille nombreuse (six enfants), il a toujours eu, après la guerre, une vie matériellement peu aisée.


Romancier

Son premier livre ? "Sous le Soleil de Satan" qu’il a commencé à écrire en 1920 à Bar-le-Duc (il était alors inspecteur d’assurance). Il fut publié chez Plon en 1926 dans la collection "Le Roseau d’or" dirigée par le philosophe chrétien Jacques Maritain. L’œuvre est d’autant plus connue qu’elle a fait l’objet d’une adaptation particulièrement réussie au cinéma par Maurice Pialat avec Sandrine Bonnaire et Gérard Depardieu (sorti le 2 septembre 1987) qui a valu le 19 mai 1987 la Palme d’Or au Festival de Cannes, récompense qui a suscité une polémique car "Les Ailes du désir" de Wim Wenders était dans la compétition comme favori.

"Sous le Soleil de Satan" raconte l’histoire d’un jeune prêtre qui pourrait être inspiré de Jean-Marie Vianney, le curé d’Ars, se sentant dépassé par un environnement sans foi et sans morale, et il fait la rencontre de Satan qui lui propose un don de vision à travers les êtres. Bernanos pensait qu’il ne vivrait pas longtemps et voulait laisser une trace de son témoignage sur la guerre. Son héros (le prêtre) est aussi tourmenté que l’écrivain ne semblait l’être.

À sa sortie, le livre est salué par de quelques écrivains réputés, comme André Gide, André Malraux, Paul Claudel, Léon Daudet, etc., et il est même en compétition pour le Prix Goncourt. Une suite à ce roman, "La Joie" (1929), publiée après "L’Imposture" (1927), a reçu le Prix Femina 1929.

Le combat entre le bien et le mal, le monde sans Dieu, la puissance du mal, la foi comme force de vérité… Beaucoup de thèmes abordés par Bernanos qui a écrit pendant une trentaine d’années quelques œuvres majeures de la littérature française. Le style de Bernanos est très incisif, poignant. Les titres de ses œuvres ont le sens de la formule, comme "Le Crépuscule des vieux", reprenant des textes de 1909 à 1939, publié chez Gallimard (NRF) en 1956.


Polémiste

Après ses trois premiers romans, Bernanos a sorti un pamphlet politique au titre qui pourrait être très apprécié de nos jours, "La Grande Peur des bien-pensants" (1931) qui a soulevé une forte polémique car il fustigeait les mœurs politiques de la Troisième République, sa bourgeoisie et aussi, un peu comme Céline et d’autres auteurs de l’époque, les puissances de l’argent et les Juifs (associés à la finance apatride). Ces réflexions sont néanmoins prophétiques puisqu’il fustigeait aussi le Traité de Versailles et ceux qui voulaient humilier l’ennemi allemand défait. Il a écrit un peu plus tard, dans "Les Enfants humiliés" (publié par Gallimard en 1949) : « La Victoire ne nous aimait pas. ».

On peut distinguer deux parties dans l’œuvre de Georges Bernanos. Il y a le romancier mystique d’inspiration catholique qui l’a placé parmi les plus grands écrivains de son époque. Et il y a le polémiste, pamphlétaire et éditorialiste, écorché, anticonformiste, indigné, toujours en opposition avec la situation de son pays ou de son époque, et l’on peut le comprendre quand on imagine les tourments historiques de la période qui est la même que celle du philosophe Alain.

Cette "distinction" (ou "division", même si le mot ne me paraît pas adéquat, car l’auteur reste unique et n’a pas à être "catégorisé" en tiroirs), on la retrouve aussi chez Céline, par exemple, entre romans qui l’ont mis aussi au sommet de l’art d’écrire un roman et pamphlets dont il n’était plus lui-même un chaud partisan (lire plus tard).

Pour des raisons matérielles, Bernanos et sa famille ont déménagé plusieurs fois, cherchant à l’étranger des meilleurs moyens de subsistance, notamment à Majorque, aux Baléares, en octobre 1934 où il se frotta à la réalité espagnole.


Antifranquiste

En 1932, après avoir milité à l’Action française, Bernanos a rompu avec Charles Maurras. Bernanos a rompu définitivement un peu plus tard avec les idées proches du "nationalisme" à l’occasion de la guerre civile en Espagne, ce qui l’a conduit à écrire un autre pamphlet, "Les Grand Cimetières sous la lune" sorti en 1938 en France (chez Plon) où il s’en est pris au franquisme : « J’ai été frappé par cette impossibilité qu’ont les pauvres gens de comprendre le jeu affreux où leur vie est engagée. (…) Et puis, je ne saurais dire quelle admiration m’ont inspirée le courage, la dignité avec laquelle j’ai vu ces malheureux mourir. ». Initialement proche des idées de Franco (en juillet 1936), Bernanos s’est rendu compte de la barbarie des troupes franquistes et fuit choqué par la complicité du clergé qui bénissait jusqu’aux canons de Franco. À cause de ses écrits, il a dû fuir l’Espagne le 27 mars 1937.

Ce pamphlet fut un énorme succès éditorial (la première édition a été épuisée en deux semaines). Il a provoqué un scandale dans les milieux intellectuels par ce revirement de Bernanos soutenant les républicains espagnols et déplorant l’hypocrisie des dirigeants français.

Juste un extrait pour montrer à quel point cet essai est émouvant : « Mais la déception, la tristesse, la pitié, la honte lient bien plus étroitement que la révolte ou la haine. On s’éveille le matin harassé, on va partir, et voilà qu’on rencontre dans la rue, à la table de café, sur le seuil de l’église, tel ou tel qu’on a cru jusqu’alors du côté des massacreurs, et qui vous dit tout à coup, les yeux pleins de larmes : "C’est trop ! Je n’en puis plus ! Voilà ce qu’ils viennent de faire !". Je pense à ce maire d’une petite ville auquel sa femme avait aménagé une cachette dans la citerne. Le misérable à chaque alerte s’y pelotonnait au fond d’une sorte de niche, à quelques centimètres de l’eau dormante, ils l’ont tiré de là en plein décembre, grelottant de fièvre. Ils l’ont conduit au cimetière, abattu d’une balle dans le ventre. Et comme il ne se hâtait pas de mourir, les bourreaux, qui buvaient non loin de là, sont revenus avec la bouteille d’eau-de-vie, un peu saouls. Ils ont enfoncé le goulot dans la bouche de l’agonisant, puis lui ont cassé sur la tête le litre vide. Je répète que ces faits sont publics. Je ne crains aucun démenti. Ah ! L’atmosphère de la Terreur n’est pas ce que vous pensez ! L’impression est d’abord d’un énorme malentendu, qui confond toutes choses, mêle inextricablement le bien et le mal, les coupables et les innocents, l’enthousiasme et la cruauté. Ai-je bien vu ?… Ai-je bien compris ?… On vous affirme que cela va finir, que c’est fini. On respire. On respire jusqu’au prochain massacre, qui vous prend de court. Le temps passe… passe… Et puis quoi ? Que voulez-vous que je vous dise ? Des prêtres, des soldats, ce drapeau rouge et or, ni or pour racheter, ni sang pour le vendre… Il est dur de regarder s’avilir sous ses yeux ce qu’on est né pour aimer. » (1938).

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La philosophe Simone Weil s’est réjouie d’une telle prise de position, elle qui s’était frottée elle aussi au franquisme : « Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui, à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont (…). Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon (…). Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique extérieure française après la guerre m’est également allé droit au cœur. J’avais dix ans lors du Traité de Versailles. Jusque-là, j’avais été patriote avec toute l’exaltation des enfants en période de guerre. La volonté d’humilier l’ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (…) d’une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. » (Lettre à Georges Bernanos).

Une petite précision : bien qu’ancien camelot du roi, Bernanos n’a jamais été "nationaliste" dans la mesure où il considérait (comme du reste De Gaulle) que le nationalisme déshonorait l’idée de patrie. Mais il avait été proche des nationalistes surtout par "catholicisme politique". Il croyait en une France porteuse des valeurs humanistes universelles dont les racines étaient évidemment chrétiennes. Il "aurait dû" se tourner vers la démocratie chrétienne ou le catholicisme social (PDP puis MRP en traduction partisane), d’autant plus qu’il connaissait Jacques Maritain (son éditeur) qui, lui aussi proche de "L’Action française" par antimodernisme, s’en détacha vers la même époque ("Humanisme intégral" publié en 1936) pour aller vers une démocratie laïque.

Si on osait des comparaisons risquées, on pourrait envisager de dire que Bernanos est un Céline de gauche. Tous les deux furent plus ou moins maurrassiens (terme qu’aurait réfuté Bernanos), et même, ont écrit des réflexions antisémites, mais Bernanos a viré "de bord" pendant la guerre civile espagnole et s’est définitivement éloigné de Maurras pendant la Seconde Guerre mondiale en soutenant De Gaulle et la France Libre dans ses écrits (au contraire de Céline).


Antisémite, Bernanos ?

Revenons justement au supposé "antisémitisme" de Bernanos du début des années 1930, en particulier exprimé dans "La Grande Peur des bien-pensants". Il faut d’abord considérer que le contexte de l’époque encourageait la pensée antisémite auprès de ceux qui s’opposaient aux gouvernements radicaux-socialistes de la Troisième République, en raison d’organes de presse et d’ouvrages ouvertement antisémites (dont "L’Action française" ne fut pas le moindre).

Son admiration (jamais reniée) pour le polémiste anarchiste de droite Édouard Drumont (1844-1917), auteur de la "France juive" publié en 1886 chez Flammarion, pamphlet fondateur de l’antisémitisme contemporain, et créateur de la Ligue nationale antisémitique de France en 1889, a laissé planer des doutes. L’équivalence Juifs et "finance internationale" qui affame le peuple était très courante à l’époque : « Le vieil écrivain de la "France juive" fut moins obsédé par les Juifs que par la puissance de l’argent, dont le Juif était à ses yeux le symbole ou pour ainsi dire l’incarnation (…). Devenus maîtres de l’or, [les Juifs] s’assurent bientôt qu’en pleine démocratie égalitaire, ils peuvent être du même coup maîtres de l’opinion, c’est-à-dire des mœurs. » (1931).

Ensuite, il y a cette "conversion", selon les critères et impératifs moraux de Bernanos (qui pourraient se résumer à la liberté et à la vérité), qui l’a rendu anti-antisémite pendant l’Occupation (il ne vivait pas en France, donc, seulement de loin). En effet, il s’est fermement opposé à l’antisémitisme nazi au nom des valeurs humanistes, et affirmait dès 1938 : « Aucun de ceux qui m’ont fait l’honneur de me lire ne peut me croire associé à la hideuse propagande antisémite qui se déchaîne aujourd’hui dans la presse nationale, sur l’ordre de l’étranger. » ("Scandale de la Vérité", éd. Gallimard).

La meilleure réponse est sans doute celle qu’a proposée Élie Wiesel, Prix Nobel de la Paix : « J’admire beaucoup Bernanos, l’écrivain. (…) C’est l’antisémitisme qui m’a gêné au départ chez lui, ainsi que son amitié pour Édouard Drumont bien entendu. Mais un écrivain "de droite" qui a le courage de prendre les positions qu’il a prises pendant la guerre d’Espagne, fait preuve d’une attitude prémonitoire. Il était clair que Bernanos allait venir vers nous. Sa découverte de ce que représentent les Juifs témoigne de son ouverture, de sa générosité. » ("Le Mal et l’exil, dialogues avec Philippe Michaël de Saint-Chéron", 1988, éd. Nouvelle Cité).


Romancier exilé qui compte dans le débat national

Continuons ses romans. Autre œuvre majeure, Bernanos a écrit le "Journal d’un curé de campagne" sorti en 1936 chez Plon, récompensé par le Grand prix du roman de l’Académie française (et fut aussi adapté au cinéma par Robert Bresson dans un film sorti le 7 février 1951). Considérée comme la plus importante de l’auteur, l’œuvre raconte l’histoire d’un jeune prêtre malade face à des villageois qui manquent de foi, inspirée de celle de sainte Thérèse de Lisieux. Le lecteur attentif y puisera quelques pépites comme celle-ci : « L’enfer, madame, c’est de ne plus aimer. ». Ou encore : « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. ».

L’été 1938, Bernanos quitta l’Europe qu’il considérait comme contaminée par le nazisme et sans vaccin pour protéger la liberté (ne détectant pas d’hommes forts dans les démocraties capables de s’opposer à Hitler), pour s’établir au Brésil où il a rencontré Stefan Zweig. Il a soutenu pendant la guerre la France Libre de De Gaulle par ses articles en faveur de la Résistance et contre Pétain et en rencontrant souvent le représentant de De Gaulle en Amérique du Sud.

Il rentra en France en 1945, mais refusa l’offre que De Gaulle lui avait adressée le 16 février 1945 d’entrer dans son gouvernement : « Celui-là, je ne suis jamais parvenu à l’attacher à mon char. ». Bernanos ne voulait pas se perdre dans le jeu politicien et il ne fut pas rassuré par ses contemporains et ses compatriotes, craignant beaucoup de l’émergence de l’ère nucléaire et de la disparition de l’humanisme chrétien. Rejetant tous les honneurs et toutes les compromissions, Bernanos a refusé cinq fois la Légion d’honneur et un siège à l’Académie française qui mourait d’envie de le coopter : « Quand je n’aurai plus qu’une paire de fesse pour penser, j’irai l’asseoir à l’Académie. » ("Correspondance inédite, tome 2, 1934-1948", publié en 1971 chez Plon).


Lucidité et anticipation

Le dernier pamphlet de Bernanos, "La France contre les robots", publié en 1944 à Rio de Janeiro puis en France en 1947 (chez Robert Laffont), fait état d’une clairvoyance incroyable : critiquant la société de consumation la rendant de plus en plus matérialiste, Bernanos s’inquiétait des conséquences du progrès technique qui pourrait rendre malheureux de nombreux travailleurs par des délocalisations et gains de productivité : « Un jour, on plongera dans la ruine du jour au lendemain des familles entières parce qu’à des milliers de kilomètres pourra être produite la même chose pour deux centimes de moins à la tonne. ».

Cette lucidité sur le risque du consumérisme, il l’a décrite aussi dans "Le Chemin de la croix-des-âmes" publié à Rio de Janeiro en 1943 (réédité chez Gallimard en 1948). Au-delà du danger économique, il a vu le danger matérialiste et aussi le danger d’un certain "assistanat" : « Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. ».

Dans "La France contre les robots", Bernanos a donné une définition des "intellectuels" : « L’intellectuel devrait donc nous être, par définition, suspect ? Certainement. Je dis l’intellectuel, l’homme qui se donne lui-même ce titre, en raison des connaissances et des diplômes qu’il possède. Je ne parle évidemment pas du savant, de l’artiste ou de l’écrivain, dont la vocation est de créer, pour lesquels l’intelligence n’est pas une profession, mais une vocation. » (1947).

Dans un précédent essai, "Scandale de la vérité" sorti en 1939, Bernanos avait donné sa définition du héros : « Pour être un héros, il faut avoir au moins une fois en sa vie senti l’inutilité de l’héroïsme et de quel poids infime pèse l’acte héroïque dans l’immense déroulement des effets et des causes, réconcilié son âme avec l’idée de la lâcheté, bravé par avance la faible, l’impuissante, l’oublieuse réprobation des gens de bien, senti monter jusqu’à son front la chaleur du plus sûr et du plus profond repaire, l’universelle complicité des lâches, toujours béante, avec l’odeur des troupeaux d’hommes. Qui n’a pas une fois désespéré de l’honneur ne sera jamais un héros. ».

Plus courte, la définition du diable, dans son roman "Monsieur Ouine" sorti à Rio en 1943 et à Paris en 1946 (chez Plon) : « Le diable, voyez-vous, c’est l’ami qui ne reste jamais jusqu’au bout. ».

Enfin, une tentative de description des civilisations, lors d’une conférence d’après-guerre, "L’Esprit européen et le Monde des machines" : « Les civilisations sont mortelles, les civilisations meurent comme les hommes, et cependant elles ne meurent pas à la manière des hommes. La décomposition, chez elles, précède leur mort, au lieu qu’elle suit la nôtre. » ("La Liberté, pourquoi faire ?").

Je reviens sur "La France contre les robots" : autre intuition de Bernanos, le trop plein d’informations, avec la presse et la radio, mais il n’imaginait sans doute pas que ce serait si étonnamment valable pour la télévision et maintenant l’Internet : « Politiciens, spéculateurs, gangsters, marchands, il ne s’agit que de faire vite, d’obtenir le résultat immédiat, coûte que coûte, soit qu’il s’agisse de lancer une marque de savon, ou de justifier une guerre, ou de négocier un emprunt de mille milliards. Ainsi les bons esprits s’avilissent, les esprits moyens deviennent imbéciles, et les imbéciles, le crâne bourré à éclater, la matière cérébrale giclant par les yeux et par les oreilles, se jettent les uns sur les autres, en hurlant de rage et d’épouvante. Ne pas comprendre ! Il faudrait un peu plus de cœur que n’en possèdent la plupart des hommes d’aujourd’hui pour ressentir la détresse de ces êtres malheureux auxquels on retire impitoyablement toute chance d’atteindre le petit nombre d’humbles vérités auxquelles ils ont droit, qu’un genre de vie proportionné à leurs modestes capacités leur aurait permis d’atteindre, et qui doivent subir, de la naissance à la mort, la furie des convoitises rivales, déchaînées dans la presse, la radio. Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. » (1944).

"La France contre les robots" est vraiment un ouvrage d’anticipation, avec une lucidité extraordinaire de l’évolution de la société. Bernanos, toujours assombri par son antimodernisme, a aussi envisagé par intuition sans imaginer qu’il serait autant dans le vrai quelques décennies plus tard, notamment avec le multitraçage informatique et génétique possible aujourd’hui (carte bancaire, vidéoprotection, Internet, smartphone, GPS, empreintes ADN, etc.), la restriction des libertés par le "progrès" : « Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté. ».


Carmélites post mortem

De nouveau reparti à l’étranger en 1947, en Tunisie cette fois-ci, Bernanos a écrit une pièce de théâtre, "Dialogues des Carmélites", publiée après sa mort, en 1949, chez Plon. Inspirée d’une nouvelle de la romancière allemande Gertrud von Le Fort (1876-1971), "La Dernière à l’échafaud", l’idée était de faire parler les seize carmélites de Compiègne peu de temps avant d’être guillotinées le 17 juillet 1794 sur la place du Trône (place de la Nation), à Paris, pendant la Terreur. Bernanos a fait dire à la prieure : « Lorsqu’un grand roi, devant toute sa cour, fait signe à la servante de venir s’asseoir avec lui sur son trône, ainsi qu’une épouse bien-aimée, il est préférable qu’elle n’en croie d’abord ses yeux ni ses oreilles, et continue à frotter les meubles. ». Elle dit aussi : « Quand les sages sont au bout de leur sagesse, il convient d’écouter les enfants. ».

Cette œuvre donna lieu à diverses adaptations, tant au théâtre (pièce mise en scène de Jacques Hébertot, créée le 23 mai 1953 à Paris), au cinéma (film de Philippe Agostini et Raymond Leopold Bruckberger, sorti le 10 juin 1960, avec Jeanne Moreau, Madeleine Renaud, Pierre Brasseur, Jean-Louis Barrault et Georges Wilson), à la télévision (téléfilm de Pierre Cardinal, diffusé le 14 février 1984, dans lequel a joué la propre petite-fille de Bernanos, Anne Caudry), qu’à l’opéra (opéra de Francis Poulenc, créé le 26 janvier 1957 à Milan). Elle donna lieu à une polémique et à des poursuites judiciaires lors d’une autre adaptation considérée comme ne respectant pas l’œuvre elle-même : après un recours contre le film de P. Agostini et R. L. Bruckberger, rejeté par la première chambre civile de la Cour de Cassation (arrêt du 22 novembre 1966), un recours contre l'opéra mis en scène par Dimitri Tcherniakov et créé à l'Opéra de Munich en mars 2010 et représenté de nouveau en avril 2011, a été lui aussi rejeté par la première chambre civile de la Cour de Cassation (arrêt n°788 du 22 juin 2017).

Retourné à Paris pour se faire soigner, Bernanos est mort d’un cancer. Politiquement, il se voulait être inclassable, ni sur l’échiquier politique, ni sur les grandes idées politiques. Albert Camus a d’ailleurs constaté : « Bernanos est un écrivain deux fois trahi. Si les hommes de droite le répudient pour avoir écrit que les assassins de Franco lui soulèvent le cœur, les partis de gauche l’acclament quand il ne veut pas l’être par eux. Il faut respecter l’homme tout entier et ne pas tenter de l’annexer. » ("Alger républicain"). En fait, Bernanos ne voulait être que chrétien avec une devise empruntée à sainte Thérèse de Lisieux : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. » qui a conclu son grand "Journal d’un curé de campagne".

Pour information, le film de Maurice Pialat "Sous le Soleil de Satan" sera rediffusé sur la chaîne Arte le mercredi 11 juillet 2018 à partir de 20 heures 55.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (04 juillet 2018)
http://www.rakotoarison.eu

NB. Mon titre (facile) "Sous le soleil de Bernanos", je l’avais trouvé avant d’avoir appris qu’il était d’abord le titre d’une série de cinq conférences prononcées par Georges Bernanos après son séjour en Amérique du Sud en 1946 et 1947, qui a été publiée chez Gallimard en 1953 sous le titre : "La Liberté, pour quoi faire ?". Je l’ai cependant gardé car il correspond bien à ce que je voulais présenter, le monde selon Bernanos.


Pour aller plus loin :
Les Chemins de mémoire n°186 de septembre 2008 (site mémoriel du gouvernement), citant Jean Bastier "Georges Bernanos, le dragon de 1914-1918" (2004, éd. Giovanangeli).

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180705-bernanos.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/sous-le-soleil-de-bernanos-205746

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/07/05/36536383.html


 

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