« Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. En essayant, comme je l’ai fait souvent, de reconstituer les minutes qui suivirent cet instant extraordinaire, je retrouve les éléments suivants qui cependant ne formaient qu’un seul éclair, une seule arme dont la Providence divine se servait pour atteindre et s’ouvrir enfin le cœur d’un pauvre enfant désespéré : "Que les gens qui croient sont heureux ! Si c’était vrai, pourtant ? C’est vrai ! Dieu existe, il est là. C’est quelqu’un, c’est un être aussi personnel que moi ! Il m’aime, il m’appelle". Les larmes et les sanglots étaient venus et le chant si tendre de "l’Adeste" ajoutait encore à mon émotion. » (Pierre Claudel dans "Ma Conversion", 1913).
Cette conversion a eu lieu lors du Magnificat le soir de Noël 1886 à Notre-Dame de Paris. François Mauriac (qui avait 1 an à l’époque) a commenté bien plus tard l’événement, en s’adressant au converti : « Vous étiez venu là en esthète, espérant trouver dans les cérémonies catholiques un excitant approprié à la matière de votre théâtre. Et tout à coup… » (13 mars 1947). Paul Claudel, comme d’autres écrivains chrétiens de la première moitié du XXe siècle, notamment Georges Bernanos, fut beaucoup inspiré par la foi.
Paul Claudel est né il y a 150 ans, le 6 août 1868. Il fut le petit frère de la célèbre sculpteuse Camille Claudel (1864-1943), qui fut l’élève et la maîtresse malheureuse de Rodin au point d’en devenir folle et d’être internée à la demande de son frère en septembre 1913 (après la mort de leur père). Paul Claudel a toujours eu honte de la démence de sa sœur qu’il n’a visitée qu’une douzaine de fois en trente ans et il n’assista même pas à son enterrement. Étrange comportement d’un chrétien converti.
Après des études au lycée Louis-le-Grand de Paris, il a suivi des études de droit à la future Science Po Paris et fut reçu premier dans un concours du Quai d’Orsay en 1890 (il avait d’abord envisagé de devenir prêtre, après avoir vécu cette conversion pleine de grâce). Le voici diplomate qui arpenta le monde pendant quarante-six ans : New York en 1893, Boston en 1894, en Chine de 1895 à 1909 (Shanghai, Fuzhou, Tianjin), à Prague en 1909, Francfort en 1911, Hambourg en 1913, Rio de Janeiro en 1916, Copenhague en 1920. La diplomatie est souvent compatible avec la littérature, l’histoire récente en fournit de nombreux exemples.
Paul Claudel a quitté Shanghai quelques moments pour tenter de devenir moine bénédictin en 1900 à l’abbaye Saint-Martin de Ligugé dans la Vienne. Il y échoua mais en fut cependant oblat bénédictin (comme Max Jacob, Jacques Maritain, Robert Schuman, etc.). Avant de repartir en Chine, il s’est marié le 14 mars 1906 à Lyon avec la fille de l’architecte de la basilique Notre-Dame de Fourvière (à Lyon), Reine Sainte-Marie-Perrin (1880-1973) avec qui il a eu cinq enfants, Marie (1907-1981), Pierre (1908-1979), Reine (1910-2007), Henri (1912-2016) et Renée (née en 1917).
Paul Claudel fut ensuite nommé ambassadeur de France à Tokyo de 1921 à 1926, puis à Washington de 1926 à 1933 (ce qui lui a valu une couverture de magazine "Time" le 21 mars 1927), enfin à Bruxelles de 1933 à 1935. Il a pris sa retraite en 1936. Il a été un observateur au premier rang des tourments du début du XXe siècle.
Le diplomate a écrit son premier livre ("L’Endormie", publié en 1887) à l’âge de 15 ans. Très fécond, il a publié au moins une centaine d’œuvres, pièces de théâtre, poésies et essais, sans compter sa correspondance, ses conférences, etc. Après une première tentative infructueuse en 1935, Paul Claudel fut élu à l’unanimité à l’Académie française le 4 avril 1946, au fauteuil de Racine, Pierre Loti et futur fauteuil de Maurice Schumann, Pierre Messmer et Simone Veil, élu le même jour que Jules Romains, Marcel Pagnol, Charles de Chambrun, Henri Mondor et Maurice Garçon.
L’Académie française présente l’œuvre de cet Immortel de cette manière : « Son œuvre est empreinte d’un lyrisme puissant où s’exprime son christianisme. C’est à la Bible qu’il emprunte sa matière préférée : le verset dont il use autant dans sa poésie, ses traités philosophico-poétiques que dans son théâtre. ».
Peut-être par anticléricalisme, Clemenceau ne fut pas tendre avec Paul Claudel : « J’ai d’abord cru que c’était un carburateur, et puis j’en ai lu quelques pages, et non, ça n’a pas carburé. C’est des espèces de loufoqueries consciencieuses comme en ferait un méridional qui voudrait avec l’air profond. » (1929).
Évidemment, François Mauriac n’était pas du même avis : « Une poésie claudelienne non pénétrée de grâce divine est pour nous inimaginable. Qu’il n’en soit pas ainsi pour tous les écrivains catholiques, j’ai des raisons de ne pas l’ignorer. Il est des romanciers, il est des dramaturges croyants dont l’inspiration prend sa source dans le plus trouble de la nature déchue. La matière même de leur œuvre est impure, et toute leur vie aura tenu dans un combat aux fortunes diverses entre deux vocations antagonistes : d’une part, celle qui échoit à tout chrétien lorsqu’il a reçu le don de parler et d’écrire, de propager ce feu que le Fils de l’homme est venu apporter sur la Terre, et d’autre part, cette exigence en lui de sonder les plaies de la nature et, de cercle en cercle, d’atteindre le fond de l’abîme humain. (…) Vous avez échappé à ce dilemme. » (1947).
La notice académique rappelle avec malice que Paul Claudel considérait que 80 ans, l’âge qu’il a approché au moment de son élection, était « l’âge de la puberté académique » et il s’est délecté lors de son premier vote académique au point de lâcher : « Mais c’est très amusant, ces élections : on devrait en faire plus souvent ! ».
Son œuvre majeure, qui est la plus connue, est "Le Soulier de satin" (publiée en 1929) : « Le sujet du "Soulier de satin", c’est en somme celui de la légende chinoise, les deux amants stellaires qui chaque année après de longues pérégrinations arrivent à s’affronter, sans jamais pouvoir se rejoindre, d’un côté et de l’autre de la Voie lactée. ». Elle fut jouée pour la première fois à la Comédie-Française sous l’Occupation, le 27 novembre 1943 dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault pendant une durée de cinq heures (avec Marie Bell, Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault et Pierre Dux). La pièce dure normalement onze heures ! Elle a été mise en scène dans son intégralité par Jean-Louis Barrault en 1980, Antoine Vitez en 1987 et Olivier Py en 2003 et en 2009. Paul Claudel était si rigoureux qu’il donnait des consignes très précises sur la diction.
Beaucoup des pièces de Paul Claudel furent créées bien après leur publication. Ainsi, "Tête d’or", publiée en 1889, a été créée le 21 octobre 1959 (quatre-vingts ans plus tard !) avec une mise en scène de Jean-Louis Barrault, une musique d’Arthur Honegger dans une adaptation scénique de Pierre Boulez.
Au contraire de Georges Bernanos, François Mauriac et Jacques Maritain, Paul Claudel a penché en faveur Franco lors de la guerre civile en Espagne pour condamner les violences commises contre les chrétiens (il a écrit des poèmes à la gloire de Franco et il a signé le 10 décembre 1937 le "Manifeste aux intellectuels espagnols" dans un journal franquiste).
Paul Claudel a aussi exprimé sa sympathie pour la Révolution nationale de Pétain qui a renversé l’anticléricale Troisième République. Il a écrit le 6 juillet 1940 : « La France est délivrée après soixante ans de joug du parti radical et anticatholique (professeurs, avocats, Juifs, francs-maçons). Le nouveau gouvernement invoque Dieu et rend la Grande-Chartreuse aux religieux. Espérance d’être délivré du suffrage universel et du parlementarisme ; ainsi que de la domination méchante et imbécile des instituteurs qui lors de la dernière guerre se sont couverts de honte. Restauration de l’autorité. ». Le 24 septembre 1940 : « Ma consolation est de voir la fin de cet immonde régime parlementaire qui, depuis des années, dévorait la France comme un cancer généralisé. C’est fini (…) de l’immonde tyrannie des bistrots, des francs-maçons, des métèques, des pions et des instituteurs. ».
Il a écrit aussi une "Ode au maréchal Pétain" (plus exactement "Parole au Maréchal") dans "Le Figaro" du 10 mai 1941 : « Monsieur le Maréchal, voici cette France entre vos bras, lentement qui n’a que vous et qui ressuscite à voix basse. (…) France, écoute ce vieil homme sur toi qui se penche et qui te parle comme un père. (…) Écoute cette voix raisonnable sur toi qui propose et explique. ». Allégorie mise sur le compte d’une grande naïveté car il détestait Pierre Laval et Pétain lui aurait promis qu’il comptait le limoger.
Cette naïveté provenait aussi d’un manque de discernement, il n’avait pas imaginé Hitler si dangereux, et il s’était focalisé, pas sans raisons, sur le danger de l’Union Soviétique et du communisme d’avant-guerre.
Après la guerre, personne ne reprocha à Paul Claudel ses errements politiques, car dès août 1941, il a pris conscience de l’atrocité et fut scandalisé par la collaboration. D’ailleurs, dès novembre 1940, il avait condamné les catholiques faisant la promotion de la collaboration : « Article monstrueux du cardinal Baudrillart dans "La Croix" nous invitant à collaborer "avec la grande et puissante Allemagne" et faisant miroiter à nos yeux les profits économiques que nous sommes appelés à en retirer ! (…) Fernand Laurent dans "Le Jour" déclare que le devoir des catholiques est de se serrer autour de Laval et de Hitler. Les catholiques de l’espèce bien-pensante sont décidément écœurants de bêtise et de lâcheté. ».
Paul Claudel a par la suite publié dans "Le Figaro" du 23 décembre 1944 un "Poème au Général De Gaulle" : « Tout de même, dit la France, je suis sortie ! (…) Tout de même, ce que vous me dites depuis quatre ans, mon général, je ne suis pas sourde ! Vous voyez que je ne suis pas sourde et que j’ai compris ! (…) Et vous, monsieur le général, qui êtes mon fils, et vous qui êtes mon sang, et vous, monsieur le soldat ! et vous, monsieur mon fils, à la fin qui êtes arrivé ! (…) Ah ! c’est vrai, qu’on a bien réussi à me tuer, il y a quatre ans ! et tout le soin possible, il est vrai qu’on a mis tout le soin possible à me piétiner sur le cœur ! Mais le monde n’a jamais été fait pour se passer de la France, et la France n’a jamais été faite pour se passer d’honneur. ».
Le 13 mars 1947, Paul Claudel fut reçu sous la Coupole par François Mauriac. Le nouvel académicien, vieillard, déclara en commençant son discours : « Je tourne le dos à un avenir irrésistible, un avenir que je pourrais aussi bien appeler du passé, puisque ce Paris dont, après toutes ces sombres années, je ressens de nouveau sur moi l’attraction, il est fait surtout pour moi d’un peuple disparu, de regards et de figures à qui j’ai reçu bizarrement la vocation de survivre. (…) L’heure est venue, l’antérieur est devenu pour moi le futur, je cède, à reculons, à l’appel d’une cité avide qui soustrait l’authenticité à tout ce présent, là dehors, quand je lève vers lui d’entres les feuilles de mon livre un œil pensif, en mouvement vers la décomposition. ».
Il ajouta : « Ne vous étonnez pas si les deux camarades qui, depuis si longtemps, essayent tant bien que mal de faire ménage ensemble, l’Ambassadeur et le Poète, en présence de l’accueil unanime que vous leur réservez, l’un soit plus sensible à l’honneur et l’autre à l’affection. Il est doux pour un homme qui ne va pas tarder à céder la place à son souvenir, de lire dans les yeux qui l’entourent autre chose que de la défiance, de l’étonnement ou de l’indifférence. Il est doux de retrouver tous ces anciens amis qui vous associent à d’autres, plus nombreux encore. Je ne parle pas seulement des vivants, mais de toutes ces figures vénérables à l’égard de qui votre Compagnie a mission d’entretenir continuité. Et c’est en toute sincérité que, tous les deux, l’Ambassadeur et le Poète, qui tous les deux n’ont jamais eu pour vocation et pour raison d’être que l’amour de la France et de l’âme française, et de la "parlure" française, épellent et approuvent sur les lèvres l’un de l’autres les éléments, en toute sincérité, de ce même mot : Merci ! ».
Après sa mort à l’âge de 86 ans le 13 février 1955 à Paris, l’homme qui n’avait pas tardé à céder la place à son souvenir fut enterré dans sa propriété, au château de Brangues, en Isère.
Depuis le début du printemps 2018, sous le haut patronage de l’Académie française, l’ancienne abbaye Notre-Dame de Grestain, près de Honfleur, pas loin de l’estuaire de la Seine, a organisé de nombreux événements culturels à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Paul Claudel.
Je cite notamment la représentation de la pièce "L’Annonce faite à Marie" (créée en 22 décembre 1912), mise en scène par Céline Béndéneau, ce vendredi 3 août 2018 à 20h30, ce samedi 4 août 2018 à 20h30 et ce dimanche 5 août 2018 à 19h00 ; la représentation de "Le Jeune homme Paul", une libre adaptation de Laurent Contamin, le samedi 11 août 2018 à 20h30 et le dimanche 12 août 2018 à 19h00 ; des lectures de textes choisis le mercredi 15 août 2018 à 19h00 et à 20h30 ; la représentation de la pièce "L’Histoire de Tobie et de Sara" (publiée en 1942), mise en scène par Édith Garraud, le samedi 18 août 2018 à 20h30 et le dimanche 19 août 2018 à 19h00 ; une conférence sur "Paul Claudel et le génie de la langue française" par Sir Michael Edwards (de l’Académie française) le jeudi 23 août 2018 à 16h00 ; et enfin, la représentation de la pièce "La Jeune Fille Violaine" (publiée en 1892), mise en scène par Pascal Guignard Cordelier, le dimanche 26 août 2018 à 18h00. Adresse : sur la route départementale D312, au n°2169 route de l’Estuaire, entre Berville-sur-Mer et Jobles.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (1er août 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Rodin.
Paul Claudel.
Louis-Ferdinand Céline.
Georges Bernanos.
Jean-Jacques Rousseau.
Daniel Cordier.
Philip Roth.
Voltaire.
Jean d’Alembert.
Victor Hugo.
Karl Marx.
Charles Maurras.
Barbe Acarie.
Maurice Bellet.
Le philosophe Alain.
Marguerite Yourcenar.
Albert Camus.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180806-paul-claudel.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/les-150-ans-de-paul-claudel-poete-206576
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/08/02/36602420.html
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