« Je ne suis pas du tout surpris qu’il soit ému. » (Édouard Philippe, 14 février 2019).
Je reviens sur le départ de l’ancien Premier Ministre Alain Juppé de la vie politique pour se consacrer à son prochain mandat de membre du Conseil Constitutionnel. Où est passé le froid technocrate au pouvoir, droit dans ses bottes, à l’image à peine sensible aux souffrances sociales ? Voici un vieillard consensuel mais impuissant au bord de la crise de larmes, submergé par une émotion sincère qui laisse une impression de malaise, malaise parce que c’est toujours gênant d’assister à ce genre d’effusion, et malaise aussi parce qu’on pourrait se dire que l’homme a été mal "jugé".
L’émotion a débordé des yeux d’Alain Juppé lorsqu’il a prononcé ces phrases : « Je n’ai pas pris ma décision de gaîté de cœur. (…) C’est un arrachement que de me séparer de qui j’ai tant aimé, à qui j’ai tant donné et qui m’a tant donné en retour. ». Il a utilisé le verbe "aimer" comme Jacques Chirac l’a utilisé lors de sa dernière allocution télévisée, au moment de quitter le pouvoir (et la vie politique), le 11 mars 2007 : « Mes chers compatriotes. Vous l’imaginez, c’est avec beaucoup d’émotion que je m’adresse à vous ce soir. Pas un instant, vous n’avez cessé d’habiter mon cœur et mon esprit. Pas une minute, je n’ai cessé d’agir pour servir cette France magnifique. Cette France que j’aime autant que je vous aime. Cette France riche de sa jeunesse, forte de son historie, de sa diversité, assoiffée de justice et d’envie d’agir. Cette France qui, croyez-moi, n’a pas fini d’étonner le monde. ». Très pudique, Jacques Chirac avait refusé, dans un premier temps (de préparation), d’utiliser ce verbe si fort.
Dans les commentaires sur la déclaration du futur ex-maire de Bordeaux prononcée dans la matinée du 14 février 2019 (jour de la Saint-Valentin : « Avec Bordeaux et son peuple, nous sommes en quelque sorte un vieux couple. »), qu’on peut lire ici dans son intégralité, il faut rappeler au moins deux choses.
Premièrement, il est faux de dire qu’Alain Juppé prend sa retraite, il va au contraire être en charge de la lourde constitutionnalité des lois pendant neuf ans, donc jusqu’à l’âge de 82 ans : « Je souhaite continuer à servir notre pays et notre République dans un environnement plus serein. Le Conseil Constitutionnel m’en donne la chance. ». Deuxièmement, il est étonnant de l’entendre parler de "crève-cœur", de "pas de gaîté de cœur", d’un "arrachement", alors que rien, personne ne l’obligeait à prendre sa décision de se retirer immédiatement de la mairie de Bordeaux, du moins avant les élections municipales de mars 2020 (à ce propos, sa première adjointe Virginie Calmels, elle aussi, devrait se retirer de la vie politique).
Pour autant, son choix de quitter toute vie politique active, tout militantisme partisan, tout prosélytisme, non seulement il est respectable, d’autant plus respectable qu’Alain Juppé n’a de leçon de citoyenneté ou de civisme à recevoir de personne, après quarante années passées au service de l’État et des Français et avec son âge déjà canonique qui justifie un retrait sinon une retraite.
Son choix est également compréhensible et il l’a très clairement expliqué : « La vie politique est, comme toujours, un combat. J’ai aimé livrer ce combat et je l’ai fait pendant plus de quarante ans avec des bonheurs divers mais toujours avec passion. Aujourd’hui, l’envie me quitte tant le contexte change. ».
C’est intéressant d’employer ce mot "envie". Il l’avait déjà employé dans l’autre sens, pour convaincre les gens qu’il était bien motivé à se présenter à l’élection présidentielle de 2017, qu’il avait envie d’y aller, envie d’agir à la Présidence de la République (que les sondages lui apportaient alors sur un plateau d’argent). Il l’avait dit le 2 octobre 2014 dans l’émission "Des paroles et des actes" diffusée sur France 2.
Cette déclaration avait d'ailleurs été précédée d’une précieuse aide de son mentor, Jacques Chirac, celui qui l’avait qualifié de "meilleur d’entre nous", dans "Le Figaro" le 1er octobre 2014 : « J’ai toujours su qu’Alain Juppé serait au rendez-vous de son destin et de celui de la France. (…) Peu de choses pouvaient me faire plus plaisir, pour moi-même, pour lui et surtout pour notre pays. ».
J’expliquais d’ailleurs à l’époque que la perspective d’une candidature en 2017 était plutôt rassurante : « Dans l’offre politique actuelle, Alain Juppé représente tout ce qui a manqué à la France depuis le départ de Jacques Chirac en 2007 : une autorité, une capacité à rassembler, une volonté de ne plus cliver mais au contraire de pondérer les aspérités d’une société à la cohésion sociale très fragile, une compétence, une expérience. J’ajouterais même, mais rien n’est jamais acquis dans le domaine affectif, une stabilité conjugale qui devrait ne regarder certes personne mais qui permettrait quand même d’en finir avec les ragots d’alcôves présidentielles qui viennent encore de faire la risée des médias étrangers. » (3 octobre 2014).
Et j’ajoutais toutefois : « La bataille de la primaire ouverte à l’UMP pour l’élection présidentielle de 2017 va être rude, car Alain Juppé ne sera pas seul : il y aura probablement en face de lui Nicolas Sarkozy, François Fillon et d’autres candidats (…). ». Eh oui, l’obstacle de la primaire n’a finalement pas été franchi, si bien qu’au second tour de l’élection présidentielle de 2017, ce furent des candidats qui n’ont pas été choisis par un primaire préalable qui se sont retrouvés en face des électeurs pour le match final.
Est-ce que cet échec d’Alain Juppé, ce fut une catastrophe pour la France ? Est-ce qu’avec Alain Juppé à l’Élysée en 2017, la France se serait mieux relevée, mieux rétablie ? Aurait-elle retrouvée son identité, sa fierté, sa confiance en l’avenir ? Aurait-elle pu éviter la crise des gilets jaunes ? Toutes ces questions, on ne pourra évidemment pas y répondre sans uchronie, mais aujourd’hui, je peux douter hélas d’une réponse positive, dans un sentiment de presque déception.
Pourquoi ? Parce qu’à l’évidence, Alain Juppé n’est plus l’homme de notre époque. Il est dépassé. Il n’y a d’ailleurs rien de critiquable à cela. Il est dépassé par les mœurs (notamment la nouvelle manière que prend le débat politique à coups de réseaux sociaux et de chaînes d’information continue). Il est dépassé aussi par la violence (qu’il a observée notamment dans sa ville de Bordeaux, l’une des plus "attaquées" par les "gilets jaunes violents", j’utilise cette expression pour ne pas les confondre avec la grande majorité des gilets jaunes pacifiques), violence tant réelle (matérielle, physique) que verbale (elle aussi inquiétante car elle crée un climat très angoissant, même s’il ne nous ramène pas forcément à la situation des années 1930).
Alain Juppé l’a reconnu très lucidement : « L’esprit public est devenu délétère. La montée de la violence sous toutes ses formes, verbales et physiques, le discrédit des hommes et des femmes politiques, réputés "tous pourris", la stigmatisation des élites dont un pays a pourtant besoin (pourvu qu’elles ne se reproduisent pas par cooptation mais qu’elles soient ouvertes à la société entière), bref dans ce climat général, infecté par les mensonges et les haines que véhiculent les réseaux sociaux, l’esprit public est difficile à vivre et lourd à porter. ».
Trop lourd à porter pour Alain Juppé qui (rappelons-le), s’était vu associer à "Ali Juppé" lors de la campagne de la primaire LR en 2016 parce qu’il avait appelé à une "identité heureuse", prêchant l’unité au lieu de la haine, visiblement plus porteuse électoralement.
Dans sa confession, on lui reprochera sans doute, et avec raison, qu’il n’est pas allé assez loin dans son diagnostic et que la classe politique dans son ensemble a sa part de responsabilité dans cette défiance généralisée (et pas du tout nouvelle, déjà dans les années 1980, les sondages étaient assez éloquents). Lui-même, faisant partie des élites, critiquant le "tous pourris", a personnellement sa part de responsabilité avec sa condamnation le 1er décembre 2004 à quatorze mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité par la cour d’appel de Versailles dans l’affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris, mais aussi, plus généralement, avec la langue de bois utilisée comme chef du RPR et de l’UMP de 1988 à 2004 (secrétaire général puis président du RPR, président de l’UMP).
À propos de sa condamnation, rappelons aussi que sa peine est purgée et que sa condamnation est donc "effacée". Son honneur, lui, ne fut jamais mis en cause, pas même par la justice, ce que confirme l’arrêt de la cour d’appel de Versailles le 1er décembre 2004 : « Il est regrettable qu’au moment où le législateur prenait conscience de la nécessité de mettre fin à des pratiques délictueuses qui existaient à l’occasion du financement des partis politiques, M. Juppé n’ait pas appliqué à son propre parti les règles qu’il avait votées au Parlement. Il est également regrettable que M. Juppé, dont les qualités intellectuelles sont unanimement reconnues, n’ait pas cru devoir assumer devant la justice l’ensemble de ses responsabilités pénales et ait maintenu la négation des faits avérés. Toutefois, M. Juppé s’est consacré pendant de nombreuses années au service de l’État, n’a tiré aucun enrichissement personnel de ces infractions commises au bénéfice de l’ensemble des membres de son parti, dont il ne doit pas être le bouc émissaire. ». En d’autres termes, beaucoup pense qu’Alain Juppé a payé pour protéger le président du RPR de l’époque, à savoir, le Président en exercice en 2004, Jacques Chirac.
C’est pour cette raison qu’Alain Juppé se sent légitime à siéger au Conseil Constitutionnel : « C’est la clef de voûte de l’architecture institutionnelle de la République, le garant du respect de la Constitution et des libertés fondamentales, de l’État de droit, de l’égalité des citoyens devant la loi et devant l’impôt, de la fraternité aussi et de l’humanisme qui l’inspire. Je mesure l’honneur qui m’est fait de pouvoir y siéger. ».
Cette déclaration peut décevoir ceux qui avaient eu confiance en lui. Peut-être avaient-ils projeté sur lui plus que ce qu’il ne pouvait donner et apporter à la vie politique ? Alain Juppé endosse ainsi la fin de l’ancien monde, celui d’avant 2007, celui où les discours politiques, dans leur grande majorité, restaient courtois et n’attisaient pas la haine. Ce monde où il s’agissait d’unir et de rassembler et pas de cliver et d’exclure. Peut-être était-il plus faible, plus fragile que prévu, que voulu, qu’imaginé ? Peut-être a-t-il été trop dépassé par l’explosion du paysage politique français, notamment en 2016-2017 où le dégagisme semble devenir le programme d’une grande partie de la population désabusée et méfiante de tout ce qui peut approcher le pouvoir de près ou de loin ?
Alain Juppé quitte la politique active au sommet finalement de ses idées politiques. Son "poulain" est aux commandes à Matignon, Édouard Philippe, qu’il a encouragé à accepter l’offre du Président Emmanuel Macron en mai 2017. Alain Juppé quitte aussi cette scène grâce à l’un des plus grands barons de la Macronie, Richard Ferrand. Il la quitte sans s’occuper de la campagne des élections européennes alors que sa parole aurait eu de la force et de l’influence sur le débat politique.
En quittant ainsi les joutes politiques, il a su résumer la seule chose qu’il a vraiment comprise depuis plus de deux ans : « Place maintenant à la relève ! ». J’espère qu’il prendra le temps et aura l’énergie d’écrire ses mémoires (chose que Raymond Barre n’avait pas eu le courage, ni le temps, de faire). Car même en ayant raté la dernière marche du pouvoir, Alain Juppé a eu, dans l’histoire de France, l’une des destinées politiques parmi les plus honorables et les plus influentes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Et de cela, le citoyen que je suis ne peut que le remercier : « Bon vent ! ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (15 février 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Alain Juppé et la fragilité des dépassés.
Discours d’Alain Juppé le 14 février 2019 à Bordeaux (texte intégral).
Alain Juppé, le meilleur-d’entre-nous chez les Sages.
Alain Juppé l’utralucide.
Déclaration d’Alain Juppé le 6 mars 2017 à Bordeaux (texte intégral).
François Fillon l’obstiné.
Le grand remplacement.
Liste des parrainages des candidats à l’élection présidentielle au 3 mars 2017.
Le programme d’Alain Juppé.
Alain Juppé peut-il encore gagner ?
Alain Juppé et le terrorisme.
L’envie d’Alain Juppé.
Alain Juppé, la solution pour 2017 ?
En débat avec François Hollande.
Au Sénat ?
Virginie Calmels.
Second tour de la primaire LR du 27 novembre 2016.
Quatrième débat de la primaire LR 2016 (24 novembre 2016).
Premier tour de la primaire LR du 20 novembre 2016.
Troisième débat de la primaire LR 2016 (17 novembre 2016).
Deuxième débat de la primaire LR 2016 (3 novembre 2016).
Premier débat de la primaire LR 2016 (13 octobre 2016).
L’élection présidentielle 2017.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190214-alain-juppe.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/alain-juppe-et-la-fragilite-des-212676
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/02/14/37101381.html
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