« Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par l’opinion populaire. Dès lors, le meurtre peut bien lui apparaître comme la solution la plus rapide à ses problèmes. Ce qui est affreux et nous donne de l’espèce humaine une opinion désolée, c’est que, pour mener à bien ses dessins, une société de ce type trouve invariablement les instruments zélés de ses crimes. » (Robert Merle, le 27 avril 1972).
Dans cette préface à la nouvelle édition de son roman paru en 1952, l’auteur, très étrangement, dénonçait les égarements du régime nazi tout en soutenant les égarements du régime communiste jusqu’à l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979.
L’écrivain français Robert Merle est mort il y a quinze ans, le 27 mars 2004, à l’âge de 95 ans (né le 29 août 1908 en Algérie). Il avait donc une trentaine d’années pendant la Seconde Guerre mondiale. L’âge le meilleur dans la période la pire.
Élève en prépa à Louis-le-Grand, agrégé d’anglais (reçu premier), docteur en lettres avec un travail sur Oscar Wilde, Robert Merle fut professeur d’anglais dans plusieurs lycées successifs (à Bordeaux, Marseille, et il fut même un collègue de Jean-Paul Sartre à Neuilly-sur-Seine). Enseigner, c’est probablement la meilleure profession pour pouvoir écrire sans se soucier des lendemains. Sauf que pendant la guerre, tout le monde devait se soucier des lendemains. Fait prisonnier à Dunkerque en juin 1940, il fut déporté et interné jusqu’en 1943. Après la guerre, il fut nommé à l’Université de Rennes, puis celles de Toulouse, Caen, Rouen, Alger et Nanterre. C’était de Nanterre qu’il a vécu les événements de mai 1968 (ce qui a donné "Derrière la vitre", sorti en 1970).
Au-delà de l’enseignement, l’activité principale de Robert Merle fut l’écriture, après la guerre, comme pour la "digérer". Il fut très vite reconnu comme un romancier majeur avec "Week-end à Zuydcoote", publié en 1949 (chez Gallimard), qui lui a valu le Prix Goncourt. C’est un roman autobiographique qui raconte un épisode de la guerre, et le roman fut popularisé par le film du même nom réalisé par Henri Verneuil et sorti le 18 décembre 1964 avec Jean-Paul Belmondo, Jean-Pierre Marielle, Pierre Mondy, François Périer, etc. Ce film fut un grand succès du cinéma français (plus de 3 millions d’entrées en salles).
Robert Merl a écrit une douzaine de romans, plus une très ambitieuse fresque historique, des recueils de pièces de théâtre et des traductions d’œuvres anglophones (il a traduit notamment Jonathan Swift et Che Guevara). Il a également publié des essais biographiques ou historiques (sur Oscar Wilde, sur Ahmed Ben Bella, sur Fidel Castro, etc.).
Dans ses romans, qui peuvent être autobiographiques (comme le premier) ou, au contraire, de la science-fiction, comme "Un animal doué de raison" (1967), "Malevil" (1972), "Les Hommes protégés" (1974) et "Le Propre de l’homme" (1989), le thème de la guerre revient plus ou moins clairement.
Je voudrais retenir surtout son deuxième roman qui me paraît être une œuvre majeure pour l’histoire de l’humanité : "La mort est mon métier". Ce livre est sorti chez Gallimard en 1952, ce qui est étonnamment tôt et je suppose qu’à l’époque, il n’a pas reçu l’attention qu’il aurait méritée, car c’était encore un récit peu "audible" (ou peu "lisible", plutôt). Heureusement, à partir des années 1970-1980, ce roman fut "redécouvert" et aujourd’hui, avec la montée des intolérances, il mériterait d’être lu par tout jeune devenant citoyen. La lecture de ce livre peut être angoissante, émouvante, haletante, mais elle donne à réfléchir sur l’âme humaine, elle donne à imaginer les possibles inimaginables, elle donne aussi à comprendre ce qu’il s’est passé.
De quoi s’agit-il ? Du récit de l’un des principaux acteurs opérationnels de la Shoah. C’est donc un "témoignage" majeur sur la manière dont l’horreur (exterminer tous les Juifs du monde) a pu s’industrialiser avec des considérations de coûts, de rendements, de productivité, etc. En s’appesantissant sur la vie d’un homme, Rudolf Lang : « Au début, j’éprouvais une impression pénible. Puis, peu à peu, j’ai perdu toute sensibilité. Je crois que c’était nécessaire : sans cela, je n’aurais pas pu continuer. Vous comprenez, je pensais aux Juifs en termes d’unités, jamais en termes d’êtres humains. Je me concentrais sur le côté technique de ma tâche. ».
Véritable travail d’ingénieur. Par exemple, changer les méthodes anciennes. Inconvénient des camions-gazeurs : « Au début, on ouvrait les portes du camion, on croyait recevoir des cadavres, mais les gens étaient seulement évanouis, et quand on les jetait dans les flammes, ils poussaient des cris. ». Le style est incisif car il est factuel.
C’est bien un témoignage car il reprend les mémoires de l’officier nazi Rudolf Höss (1900-1947), commandant du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, même si c’est écrit sous forme d’un roman qui invite le lecteur à s’installer dans sa vie, au sein de sa famille, confronté à ses raisons, à son humanité dans son inhumanité, à son idéologie qui sous-tend toutes ses actions et à sa docile obéissance à ses supérieurs. Après le suicide d’Himmler (son chef), Rudolf Höss fut arrêté, écouté comme témoin au procès de Nuremberg (il assuma la Solution finale) et fut jugé par un tribunal polonais, condamné à mort et exécuté par pendaison à Auschwitz.
La très grande différence avec des témoignages d’anciens déportés qui ont décrit et raconté les camps d’extermination (comme Primo Levi, Élie Wiesel, Simone Veil, Germaine Tillion, etc.), c’est que le narrateur se place du point de vue du bourreau. Ce qui est, en quelques sortes, encore plus effrayant. C’est un peu comme si on écrivait un livre intitulé "Ma vie est un enfer" et qu’on se plaçait du côté du Diable.
Le livre est donc très dur, retourne, bouleverse, ne laisse pas indifférent, mais il est essentiel pour comprendre le passé et prévenir l’avenir. Il est également complémentaire à la bande dessinée poignante d’Art Spiegelman (les deux tomes de "Maus").
Robert Merle, dans sa préface du 27 avril 1972, précisait : « Qu’on ne s’y trompe pas : Rudolf Lang n’était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l’échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent. Il y eut sous le nazisme des centaines, des milliers de Rudolf Lang, moraux à l’intérieur de l’immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leur sérieux et leurs "mérites" portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’État. Bref, en homme de devoir : et c’est en cela justement qu’il est monstrueux. ».
Je termine par deux citations du livre, l’une pour donner la motivation profonde du personnage principal, l’autre pour montrer son cynisme indissociable de sa recherche d’efficacité.
La motivation : « [Hitler] avait fait de cette définition la devise de sa troupe d’élite : "Ton honneur", avait-il dit, "c’est ta fidélité". Désormais, par conséquent, tout était parfaitement simple et clair. On n’avait plus de cas de conscience à se poser. Il suffisait seulement d’être fidèle, c’est-à-dire d’obéir. Notre devoir, notre unique devoir était d’obéir. Et grâce à cette obéissance absolue (…), nous étions sûr de e plsu jamais nous tromper, d’être toujours dans le droit chemin (…). ». Application. À une personne qui l’interroge : « Vous agiriez contre votre conscience ! », le personnage principal répond : « Excusez-moi, je crois que vous ne comprenez pas mon point de vue. Je n’ai pas à m’occuper de ce que je pense. Mon devoir est d’obéir. ».
Le cynisme dans la productivité : « J’apportai immédiatement une amélioration notable au système de Treblinka. Je fis inscrire sur les deux bâtiments : "Salle de désinfection", et je fis installer, à l’intérieur, des pommes de douche et des tuyauteries en trompe-l’œil, pour donner l’impression aux détenus qu’on les amenait là pour se laver. Toujours dans le même esprit, je donnai à l’Untersturmführer de service les instructions suivantes : il devait annoncer aux détenus qu’après la douche, du café chaud leur serait servi. Il devait, en outre, entrer avec eux dans la "salle de désinfection" et circuler de groupe en groupe en plaisantant (et en s’excusant de ne pouvoir distribuer du savon) jusqu’à ce que tout le monde fût entré. ».
2,5 millions de victimes tuées à Auschwitz ont été annoncées par Rudolf Höss à son procès. "Seulement" 2,5, car son objectif, c’était 3,5 millions. C’était il y a deux générations…
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Sylvain Rakotoarison (22 mars 2019)
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"Soumission" de Michel Houellebecq.
Vivons tristes en attendant la mort !
"Sérotonine" de Michel Houellebecq.
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Maurice Bellet.
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Les 90 ans de Jean d’O.
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