« Messieurs, je vous remercie (…) d’avoir fait chemin à mon audace dès la première occasion où je vous l’ai manifestée, m’octroyant ainsi la très enviable faveur, pour qui cesse d’être un jeune homme, d’accéder à l’état de jeune académicien. Car vous possédez une exquise capacité de prolonger la jeunesse, et votre indulgence vous incite à percevoir, en celui qui se propose à vos suffrages avant d’avoir le demi-siècle atteint, des fraîcheurs que pour sa part il ne distingue plus depuis longtemps. Vous lui faites éprouver des émois qu’il ne se croyait plus capable de ressentir, et pour un peu, vous lui persuaderiez qu’il traverse une seconde adolescence. » (Paris, le 7 décembre 1967).
Et d’ajouter à ci-dessus : « Cela tient sans doute à ce que la vie parmi vous se porte ordinairement longue, et sans marque d’usure. À constater, avec admiration, la durable vitalité, l’agilité d’esprit, l’appétit de connaître, la combativité parfois, la gaîté souvent, l’ardeur au travail toujours, des aînés d’entre vos élus, on en vient à se demander si la locution "rester vert" s’est établie par comparaison avec les arbres des forêts ou par référence à la couleur de votre habit. Il se peut, Messieurs, qu’on entre chez vous par chance ; on n’y entre jamais pas hasard. Si vous avez bien voulu, avant que plus d’ouvrages m’aient acquis plus de mérites, m’admettre à partager vos prestiges, c’est que vous avez deviné mon vœu très profond de pouvoir partager, avec autant de zèle que de modestie, vos responsabilités et vos tâches. Certains viennent à vous repentants, convertis, et, pour s’offrir à votre choix, doivent brûler de vieux serments. Ce n’est pas mon cas. D’autres écrivains, et de grande réputation, refusent d’incliner le front sous les porches où Corneille et Voltaire, Chateaubriand, Hugo, n’ont pas dédaigné de passer. Ce sombre orgueil, qui pousse à se priver de pairs en ne se reconnaissant pas de juges, ne m’a jamais effleuré. ».
Élu le 8 décembre 1966 à l’Académie française, Maurice Druon avait alors 48 ans, et un an de plus lors de sa réception sous la Coupole le 7 décembre 1967 par Louis Pasteur Vallery-Radot (petit-fils de Pasteur et arrière-petit-neveu d’Eugène Sue). Ce fut un ministre (et pas n’importe lequel) qui lui a remis l’épée d’académicien le 27 novembre 1967, à savoir Maurice Schumann.
Maurice Druon était alors le plus jeune des académiciens. Il avait déjà écrit deux romans à grand succès, "Les Grandes Familles", en 1948 (il avait 30 ans), qui reçut le Prix Goncourt (face à "Vipère au poing" d’Hervé Bazin), et "Les Rois maudits", en 1955 (il avait 37 ans à la sortie du premier tome), ces deux romans qui furent de fameuses sagas popularisées par plusieurs adaptations au cinéma et à la télévision dans lesquelles ont joué de grands acteurs. Sa première œuvre importante est "Mégarée", une pièce de théâtre publiée et créée en 1942, mais il avait commencé à écrire et à publier dans des revues littéraire dès l’âge de 18 ans.
À l’occasion du dixième anniversaire de sa mort (il a disparu le 14 avril 2009 à Paris, quelques jours avant ses 91 ans ; il est né le 23 avril 1918 à Paris), je propose ici de rappeler quelques-uns de ses discours académiques. Car Maurice Druon, écrivain célèbre depuis sa jeunesse, auteur de plus de cinquante-quatre ouvrages (romans, pièces et essais), n’était pas seulement un romancier, il était aussi un résistant, un ministre (sur le tard), et surtout, comme je l’ai écrit plus haut, un académicien.
Pierre Nora a expliqué le 23 avril 2009 que ce fut sous la Coupole qu’il brilla certainement le plus : « Osons le dire, avec notre secrétaire perpétuel, et en laissant de côté son œuvre littéraire mondialement connue, et son activité politique, plus controversée, c’est ici même, à l’Académie, où il a siégé quarante-trois ans, soit près de la moitié de son existence, que Maurice Druon, notre doyen d’élection, a donné le meilleur de lui-même. Il s’est identifié à l’institution. ».
Au contraire d’autres académiciens qui n’ont consacré leur énergie qu’à un seul discours à l’Académie, c’est-à-dire au discours lors de leur propre réception, Maurice Druon, lui, s’y est beaucoup investi, prononçant quelque quatre-vingt-quatre discours, ce qui était énorme, mais compréhensible car il avait été élu secrétaire perpétuel de la noble assemblée le 7 novembre 1985, fonction qu’il quitta à cause de l’âge le 21 octobre 1999 (Hélène Carrère d’Encausse lui succéda).
L’homme politique, à l’action "plus controversée", selon les mots de Pierre Nora, c’était le Ministre des Affaires culturelles du 5 avril 1973 au 1er mars 1974 dans le deuxième gouvernement de Pierre Messmer, autre combattant de la Seconde Guerre mondiale, qui lui a remis le 1er mars 2001 les insignes de Grand-croix de la Légion d’honneur : « Nous sommes liés l’un à l’autre par un passé commun dont nous sommes fiers. Ensemble, nous avons connu l’honneur de servir la France dans la guerre, aux ordres du Général De Gaulle, l’expérience du gouvernement avec le Président Georges Pompidou, et, depuis douze ans, nous participons ensemble à la vie de l’Institut de France. (…) Maurice Druon est un combattant. Il donne des coups et il en reçoit. Et c’est pour de bonnes causes. C’est pourquoi nous l’aimons, et nous nous réjouissons de l’honneur qui lui est fait aujourd’hui car il en est digne. ».
C’était aussi le député RPR de Paris de mars 1978 à mai 1981, et le député européen de juin 1979 à juin 1980 (mandat qu’il devait céder au suivant de la liste menée par Jacques Chirac en raison de la règle du tourniquet). Il renonça à la vie politique lors de l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République. Ce qu’a expliqué Pierre Messmer, à propos des coups qu’il donnait et qu’il recevait, on pouvait encore le retrouver à la fin de sa vie, où Maurice Druon n’hésita pas à créer la polémique en fustigeant François Bayrou dans une tribune publiée par "Le Figaro" du 26 juillet 2004 en la commençant ainsi : « M. François Bayrou, personnage secondaire et destiné à le rester, n’est remarquable que par sa persévérance à desservir les intérêts supérieurs de la France. Il possède éminemment ce que les Anglais désignent par l’expression nuisance value, la valeur de nuisance. À quel moment l’image qu’il a de lui-même a-t-elle commencé de lui brouiller le jugement ? ».
Puis parlant de la période ministérielle de François Bayrou, Maurice Druon s’est interrogé : « Est-ce durant cette période que se produit en lui une dilatation un peu excessive de l’ego ? (…) Non content de mettre du désordre dans notre politique intérieure, il agit en ce moment au contraire des intérêts de la France dans le Parlement Européen. ».
François Bayrou a répondu sur le même ton polémique par une autre tribune publiée par "Le Figaro" du 28 juillet 2004 : « Nous sommes (…) militants des contre-pouvoirs. Particulièrement en ces temps où les amis de M. Druon nous font une "démocratie" de parti unique, de nominations féodales, de presse contrôlée par les amis. Chaque fois qu’un pouvoir cherchera à devenir absolu, on nous trouvera dans la réticence, et s’il le faut, dans la résistance. (…) L’erreur humaine étant ce qu’elle est, le pouvoir absolu, construit sur un socle de consciences couchées et de jugements abolis, est assuré de se tromper absolument. (…) Comme penseurs politiques, je préfère Montesquieu et Tocqueville à Druon. ». Pour finir par : « Il y a d’un côté De Gaulle le rebelle qui n’accepta jamais de décoration. Et de l’autre, Druon, Grand-croix de l’ordre de l’aigle aztèque et commandeur du Phénix, désormais converti au PPE et au PSE, qui vote Borrell contre Geremek, et qui veut que l’on se partage les postes. Nous sommes quelques-uns, comme on l’aura compris, assez contents de ne pas être du côté de Druon. ».
Dans ce duel par presse interposée, François Bayrou, piqué au vif par un eurosceptique sur ses convictions européennes, a largement "gagné" : « Nous avons un travers : nous ne recevons pas de leçon de patriotisme ; nous ne recevons pas de leçons d’Europe de la part des Druons qui s’y sont toujours opposés ; et nous ne recevons pas les leçons de démocratie. (…) Nous ne prenons pas de leçon d’Europe, nous qui fûmes fantassins de tous ses combats, de l’appel de Schuman à la CED, du Traité de Rome au référendum de Maastricht, de la part de ceux qui toujours furent contre cette espérance et ce projet. ».
Cette polémique a eu un intérêt, c’était que Maurice Druon, opposé à la construction européenne, opposé au Traité de Maastricht, opposé à Valéry Giscard d’Estaing (il a tout fait pour éviter son élection à l’Académie en 2003 par rancœur contre le "non" de 1969), s’est déclaré étonnamment partisan du TCE : « Le PPE a joué un rôle déterminant dans la conception et l’adoption de la Constitution européenne, à laquelle on peut trouver maints défauts ou insuffisances, mais dont il ne faudra pas oublier, lorsqu’elle sera soumise à référendum, qu’elle est indiscutablement inspirée par la vision française et du droit, et de l’Europe. ».
Les centristes, Maurice Druon les a-t-il toujours autant détestés ? Pas sûr si l’on en juge par son discours très aimable prononcé dix ans plus tôt, le 15 février 1994 en l’honneur de la visite à l’Académie du Président du Sénat de l’époque, René Monory, mort trois jours avant lui, le 11 avril 2009 : « Nul d’entre nous n’a oublié le déjeuner que vous eûtes la bonne grâce de nous offrir, au Palais du Luxembourg, très vite après votre élection à la Présidence de la Haute Assemblée. C’était une première dans l’histoire à la fois du Sénat et dans celle de l’Académie. Il n’avait échappé à personne ce qu’avait de symbolique ce rapprochement entre deux institutions auxquelles on s’accorde à reconnaître quelques traits communs dont les moindres ne sont pas la réflexion et la sérénité. Sans avoir l’outrecuidance de nous mettre en comparaison avec votre assemblée, j’oserais avancer que nous sommes, vous et nous, chargés d’un rôle de veille : vous veillez sur les lois, nous veillons sur les mots. ».
Du reste, quatre jours auparavant, le 11 février 1994, l’Académie a reçu le Premier Ministre Édouard Balladur, et Maurice Druon lui a déclaré : « Vous avez même entrepris de nous faire concurrence en publiant un "Dictionnaire", celui de la "Réforme". (…) Ainsi, à la Commission du Dictionnaire, où nous préparons l’édition et sommes à la lettre F, nous pourrions vous emprunter : "Fiscalité : La réforme fiscale est devenue un objectif politique prioritaire". (…) Il y a assez longtemps qu’un Premier Ministre ne nous avait marqué pareille attention dans une comparable et intime circonstance. Depuis Colbert peut-être… ».
À un autre Premier Ministre, Alain Juppé, qui installait la Commission générale de terminologie et de néologie, Maurice Druon déclara le 11 mars 1997 : « La même sagesse qui fut celle du pouvoir, au XVIIe siècle, lorsqu’il confia le souci et le soin de notre langue à une assemblée de lettrés, écrivains, juristes et savants, est assurément celle qui inspira votre gouvernement lorsqu’il décida d’associer plus étroitement l’Académie française au travail d’enrichissement de notre langue. Nous lui en sommes reconnaissants. Nous lui sommes reconnaissants d’avoir confirmé l’Académie française dans le rôle de gardienne de la langue et d’instance suprême. ».
Restons avec Druon l’orateur académicien, celui, par exemple, qui a rendu un hommage posthume au cardinal Jean-Marie Lustiger le 10 août 2007 à Notre-Dame de Paris : « Comme nous sommes mal équipés, nous terrestres, à l’instant de verser l’hommage de notre admiration, pour tenter d’expliquer l’inexplicable ! Comment un petit Juif, né de parents silésiens, dans une bonneterie du 12e arrondissement de Paris, va, entre onze et quatorze ans, être happé par la foi chrétienne, jusqu’à se convertir contre la volonté des siens ? Comment va-t-il, dans le même temps, frôler les jeunesses hitlériennes et découvrir la haine antisémite, dont il prend une horreur définitive ? N’oublions pas que sa mère a été déportée et est morte à Auschwitz. Sa foi pourtant ne rompit pas. Mais il ne lui suffisait pas d’être converti. C’est vers l’apostolat qu’il tend. (…) Vous fûtes, Jean-Marie, pendant un quart de siècle, une manière de miracle : l’incroyable survenu, l’invraisemblable manifesté, l’impossible existant ; vous fûtes le cardinal juif. (…) C’est la mort et la pensée trahie du cardinal Decourtray qui vous ont décidé à reconnaître que votre voix était indispensable sous la coupole du quai Conti. (…) Quand vous avez senti que la force de vivre se retirait de vous, vous êtes venu, dans un geste unique, simple et sublime, nous dire que nous ne nous reverrions plus. Ainsi avez-vous agi pour toutes les communautés auxquelles vous étiez lié. Vous étiez le fils non pas du hasard, mais de l’exception. Nous n’oublierons ni votre regard ni votre sourire. ».
De Maurice Druon, laissons donc reposer les vaines polémiques politiciennes de l’ancien ministre très conservateur, et gardons les romans fabuleux et passionnants du futur académicien, ainsi que ce chant si émouvant du résistant, le "Chant des partisans".
Lors de ses funérailles le 20 avril 2009, un hommage militaire s’est déroulé à la cour d’honneur des Invalides. Y fut joué l’hymne des résistants qu’il a rédigé en collaboration avec son oncle et académicien Joseph Kessel (1898-1979), le fameux "Chant des partisans", « le plus beau chant, peut-être, dédié à l’esprit de la résistance, qu’aucun homme ait jamais écrit » selon le Président de l’époque, Nicolas Sarkozy qui a déclaré à cette occasion : « Toute ta vie, tu n’as cessé de proclamer une seule chose : la grandeur de la volonté humaine opposée à la fatalité. (…) Pour toi aussi, le gaullisme fut d’abord la force du "non" dans l’histoire. ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (10 avril 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La seconde adolescence de Maurice Druon.
Maurice Druon pas si immortel que ça.
Erreur commise par des journalistes dans la vie de Maurice Druon.
Retour sur la polémique Maurice Druon versus François Bayrou en juillet 2004.
Courage et exemple : Maurice Druon sur Pierre Messmer le 25 octobre 2005.
Nicolas Sarkozy rend hommage à Maurice Druon.
Le Chant des Partisans.
Maurice Bellet.
Eugène Ionesco.
Robert Merle.
"Soumission" de Michel Houellebecq.
Vivons tristes en attendant la mort !
"Sérotonine" de Michel Houellebecq.
Sérotonine, c’est ma copine !
Alexandre Soljenitsyne.
François de Closets.
Noam Chomsky.
Joseph Joffo.
Ivan Tourgueniev.
Guillaume Apolinaire.
René de Obaldia.
Raymond Aron.
Jean Paulhan.
René Rémond.
Marceline Loridan-Ivens.
François Flohic.
Françoise Dolto.
Lucette Destouches.
Paul Claudel.
Louis-Ferdinand Céline.
Georges Bernanos.
Jean-Jacques Rousseau.
Daniel Cordier.
Philip Roth.
Voltaire.
Jean d’Alembert.
Victor Hugo.
Karl Marx.
Charles Maurras.
Barbe Acarie.
Le philosophe Alain.
Marguerite Yourcenar.
Albert Camus.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190414-maurice-druon.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/la-seconde-adolescence-de-maurice-214208
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/04/06/37237479.html
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