« Mandel vient sans que je l’invite, moyennant quoi j’oublie de le retenir à déjeuner. Mais ne dites pas de mal de ce phénomène. Mandel n’a pas d’idées mais il les défendrait jusqu’à la mort. » (Clemenceau).
Dans la forêt de Fontainebleau, il y a soixante-quinze ans, le 7 juillet 1944, un résistant et ancien ministre de la Troisième République fut assassiné par des miliciens collaborateurs, peut-être en représailles à l’assassinat du Ministre de la Propagande Philippe Henriot le 28 juin 1944, mais plus probablement sur ordre des nazis. Pierre Laval, qui dirigeait le gouvernement, a été très ému par cet assassinat, car la victime avait été un de ses ministres avant la guerre, et il a réussi à éviter les assassinats prévus de Léon Blum et de Paul Reynaud, tandis que l’ancien ministre Jean Zay avait été assassiné deux semaines auparavant (avant l’assassinat de Philippe Henriot).
La victime, Georges Mandel, 59 ans (né le 5 juin 1885 à Chatou, dans les Hauts-de-Seine actuels), était loin d’être typique des personnalités politiques de l’entre-deux-guerres. Ne serait-ce que pas son nom, déjà, alors qu’il s’appelait Louis Rothschild. Il n’avait aucun lien de famille avec les banquiers, ce qui a fait qu’il a préféré prendre le nom de jeune fille de sa mère et un autre prénom. Cependant, ses détracteurs antisémites n’hésitaient pas à faire la confusion entre ces deux familles.
Sa trajectoire politique est irréductiblement associée à celle de son mentor, Georges Clemenceau qui n’hésitait pas, comme à son habitude, à balancer des mots ironiques sur lui, comme celui mis en tête d’article, ou alors celui-ci, encore plus cavalier et vulgaire : « Quand c’est moi qui pète, c’est lui qui pue ! ».
Pourtant, s’il était au service de Clemenceau, c’était plus par journalisme que par politique. Mimétisme dans l’ironie et la parole mordante qui a engendré une série d’inimitiés personnelles nombreuses. Sa conscience politique s’est éveillée en 1902 avec l’affaire Dreyfus. Georges Mandel soutenait le capitaine Dreyfus dans son injuste condamnation. Très bizarrement, il a renoncé à des études qui auraient été probablement brillantes car il fut un excellent élève au lycée, pour se consacrer directement au journalisme. Son premier article fut publié le 18 août 1902, quelques semaines après avoir reçu son baccalauréat, dans le journal "Le Siècle". Par la suite, dans sa vie politique, Georges Mandel a fait état de diplômes imaginaires (Normale Sup., licence de lettres, etc.) et ses détracteurs ont eu assez de facilité à le confondre dans ces mensonges.
En 1903, Georges Mandel s’est fait recruter naturellement par "L’Aurore", le fameux journal qui a publié le "J’accuse" de Zola le 13 janvier 1888. Son directeur était l’un de ses célèbres éditorialistes, Clemenceau, qui avait trouvé le titre "J’accuse". Georges Mandel a suivi Clemenceau lorsque ce dernier a créé le "Journal du Var" dont il présida le conseil d’administration, puis en mai 1913, "L’Homme libre", enfin puis, après le début de la guerre, "L’Homme enchaîné".
Mais entre-temps, la soif de pouvoir politique l’a envahi. Clemenceau arriva (enfin) au pouvoir en 1906, d’abord comme très influent Ministre de l’Intérieur puis comme Président du Conseil. Georges Mandel suivait son maître dans les ministères, d’abord, sur recommandation de Clemenceau, comme chef adjoint de cabinet du sous-ministre Albert Sarraut le 16 mars 1906, ensuite comme conseiller technique dans du cabinet de Clemenceau devenu Président du Conseil en octobre 1906, jusqu’au 20 juillet 1909.
Lorsque Clemenceau fut rappelé à la tête du gouvernement en novembre 1917, il le nomma chef de cabinet (c’est la fonction actuelle de directeur de cabinet). Tout au long de sa vie politique, Mandel a été le plus fier de ce titre : "ancien chef de cabinet de M. Georges Clemenceau". D’ailleurs, il n’a jamais eu autant d’influence que pendant cette période, chargé de coordonner la politique intérieure (avec le Ministre de l’Intérieur Jules Pams, grand fidèle de Clemenceau) pendant la dernière année de la guerre. Il s’occupa aussi de renouveler l’administration préfectorale qu’avait nommée Louis Malvy (ancien Ministre de l’Intérieur du 17 mars 1914 au 31 août 1917) que Clemenceau voulait faire condamner lourdement pour pacifisme.
Depuis son jeune âge (20 ans), Georges Mandel a peu changé en caractère. Sa notice du Dictionnaire des Parlementaires français le caractérise ainsi : « distant, insoucieux de la caricature, du sarcasme ou de l’injure ».
Forcément, homme de convictions dès le plus jeune âge, engagé comme il était, il ne pouvait que sortir de l’ombre. Il a fait une première tentative aux élections législatives du 26 avril 1910 à Saint-Denis, où le député sortant socialiste fut réélu dès le premier tour. Georges Mandel, lui, fut classé dernier, avec moins de 10% des suffrages exprimés. Aux élections législatives d’avril 1914, Georges Mandel retenta sa chance mais dans les Basses-Alpes (il aurait voulu se présenter dans le Var mais Clemenceau ne voulait pas car un candidat qui dirigeait le principal journal local aurait pu être contesté). Ce fut le désastre avec seulement 729 voix.
En 1919, le parachutage fut enfin réussi en Gironde, département considéré comme modéré. Les élections après la fin de la guerre ont fait de Georges Mandel un notable de la République, bien implanté, en quelques mois seulement. En novembre 1919, il fut élu député (tête de liste, il a remporté les douze sièges de la Gironde) de 1919 à 1924, puis, après son échec lors de la victoire du Cartel des gauches, il fut réélu de 1928 jusqu’en 1940 (déchu de son mandat à cause des lois anti-Juifs). Le 1er décembre 1919, il fut élu conseiller municipal, puis, le 10 décembre 1919, maire de Soulac-sur-Mer (il le resta jusqu’à la guerre suivante, en 1940). L’implantation locale est achevée avec son élection le 14 décembre 1919 de conseiller général de Lesparre, puis le 5 janvier 1920, président du conseil général de la Gironde (jusqu’au 5 septembre 1921, après sa démission à cause de violents incidents).
Le positionnement politique de Georges Mandel était de centre droit, indépendant, plus exactement, il était inscrit au groupe des indépendants républicains (qu’il présida de 1932 à 1934). Malgré l’anticléricalisme de Clemenceau, dans sa première intervention (tardive) comme député, le 16 novembre 1920, il était favorable à un rétablissement des relations diplomatiques avec le Vatican, après la brouille suscitée par Émile Combes et l’application initialement très combative de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État (l’ambassade de France fut supprimée en 1904). Le 16 mars 1921, il réclama la fermeté dans l’application du Traité de Versailles. Toutefois, le départ du pouvoir de Clemenceau après son échec à l’élection présidentielle le 16 janvier 1920 isola Georges Mandel.
Notable bien établi, avec pour seul CV le nom de Clemenceau qui ouvrait bien des portes juste après la guerre (en 1919) mais l’a isolé (après 1920), Georges Mandel a dû attendre plus de trois législatures avant d’être nommé dans de nombreux gouvernements de la Troisième République : Ministre des PTT du 8 novembre 1934 au 4 juin 1936 (gouvernements de Pierre-Étienne Flandin, Fernand Bouisson, Pierre Laval, Albert Sarraut), où il a fait preuve de grande fermeté en cas de mouvements sociaux (par exemple, pour briser la grève à Nice, il a fait venir des postiers parisiens), mais aussi d’innovation (première ligne aéropostale, premier studio de télévision avec la première émission télévisée le 26 avril 1935, etc.). Il a augmenté la productivité de son administration.
Puis, après une cure d’opposition avec le Front populaire, il retrouva le pouvoir comme Ministre des Colonies dans les gouvernements d’Édouard Daladier du 10 avril 1938 au 18 mai 1940, et enfin, dans le gouvernement de Paul Reynaud, il fut Ministre de l’Intérieur, du 18 mai 1940 au 16 juin 1940, comme son mentor, mais dans des circonstances très différentes puisque très courtes et en pleine débâcle.
S’il n’a pas participé à la Première Guerre mondiale à cause de sa santé fragile, il fut un résistant de la première heure sous la Seconde Guerre mondiale. De plus, entre les deux guerres, dans les années 1930, il fut parmi les rares à avoir anticipé la menace hitlérienne (voir son discours fondateur du 9 novembre 1933), en s’opposant à toute remilitarisation de l’Allemagne, en condamnant les Accords de Munich (il était alors ministre). Sa logique politique était assez simple : la lutte contre tous les totalitarismes, autant communiste que nazi.
Georges Mandel a été à l’origine de la mission de De Gaulle, alors Secrétaire d’État, pour représenter le gouvernement français à Londres, le 14 juin 1940, auprès de Churchill, avant la nomination de Pétain. Dans la nuit précédente, réunis à Tours, Georges Mandel a dit à De Gaulle : « Vous avez de grands devoirs à accomplir, Général, mais avec l’avantage d’être au milieu de nous tous un homme intact (…). Ne pensez qu’à ce qui doit être fait pour la France, et songez que, le cas échéant, votre fonction actuelle pourra vous faciliter les choses. ». Sans ce conseil de Georges Mandel, De Gaulle aurait démissionné du gouvernement dès le 13 juin 1940, mais le fait d’être resté ministre lui a apporté des avantages matériels qui l’ont bien aidés, ainsi qu’une reconnaissance politique auprès du gouvernement britannique. De Gaulle lui a rendu hommage dans ses Mémoires.
L’idée de Jean Monnet, folle d’un premier abord et très habile d’un point de vue militaire, était la fusion des deux États, français et britannique, ce qui aurait permis à la France de rester en guerre et de ne pas être vaincue. Si Paul Reynaud n’avait pas la stature psychologique pour être le leader politique de la résistance (il était dépassé par les événements), on pourrait se demander en revanche pourquoi Georges Mandel, pourtant ministre important du gouvernement (Intérieur), n’est pas allé lui-même à Londres pour être l’interlocuteur de marque de Churchill. À un général britannique qui lui a proposé de l’accompagner à Londres le 16 juin 1940, Mandel lui répondit : « Vous craignez pour moi parce que je suis juif. Eh bien, c’est justement parce que je suis juif que je ne partirai pas demain, cela aurait l’air de dire que j’ai peur et que je m’enfuis. ».
Pétain a pris le pouvoir le 16 juin 1940. Le lendemain, Georges Mandel a transmis ses pouvoirs à son successeur Charles Pomaret (1897-1984), qui ne resta que dix jours. Le soir même du 17 juin 1940, à Bordeaux, Georges Mandel fut arrêté ainsi qu’un général, l’un de ses proches, par un ordre signé de Pétain qui fut apparemment abusé par un de ses ministres. Finalement, il fut rapidement libéré, après protestation du Président de la République Albert Lebrun et reçut de vive voix les excuses de Pétain.
L’idée de Georges Mandel, comme celle d’autres parlementaires qui refusèrent l’armistice avec les nazis, c’était de continuer la guerre en Afrique, dans les colonies françaises. Cela expliqua sa volonté de rejoindre l’Afrique du Nord à bord du Massilia. Il fut accompagné le 21 juin 1940 d’Édouard Daladier, Yvon Delbos, Pierre Mendès France, Jean Zay, André Le Troquer, Edgard Pisani, Jean Perrin (le célèbre physicien), ainsi que sa compagne, Béatrice Bretty (1893-1982) et sa maîtresse Deva Dassy (1911-2016), toutes les deux actrices ou cantatrices (Édouard Herriot et Louis Marin auraient dû aussi embarquer).
Les passagers arrivèrent à Casablanca le 24 juin 1940 et furent arrêtés/protégés jusqu’au 18 juillet 1940, certains d’eux furent jugés (car ils avaient été mobilisés et donc étaient considérés comme des déserteurs) et les autres autorisés à regagner la métropole. Georges Mandel fut, lui, arrêté le 8 août 1940 et a rejoint Édouard Daladier, Gamelin et Paul Reynaud, et tous les quatre furent condamnés le 7 novembre 1941 à la réclusion à perpétuité par la cour de Riom.
Transféré en Allemagne le 20 novembre 1942, Georges Mandel fut incarcéré près de Buchenwald avec notamment Léon Blum, puis ramené à Paris et livré aux miliciens. Les seize balles qu’un milicien lui a tirées très lâchement dans le dos le 7 juillet 1940 ne lui laissèrent aucune chance. La région parisienne allait être libérée le 25 août 1944.
Sans faire d’uchronie, on pourrait raisonnablement imaginer que si Georges Mandel avait survécu à la guerre, il aurait été l’une des personnalités politiques les plus honorées de la France de la Reconstruction, parce qu’il fut bien avant beaucoup d’autres, très clairvoyant sur les événements qui venaient d’embraser le monde dans une folie meurtrière inédite. Mais De Gaulle eut cette clairvoyance plus grande encore (et très rare) de comprendre que le seul moyen pour continuer la guerre, c’était de se ranger sous l’aile protectrice du Royaume-Uni.
Quelques jours après l’assassinat de son père, Claude Georges-Mandel (1930-2003) a écrit une lettre à Pétain pleine de dignité. La fille exprimait à la fois sa fierté et son admiration : « Votre justice a passé de fait de moi une orpheline. (…) Le nom que j’ai l’immense honneur de porter, vous l’aurez immortalisé ; grâce à vous, il brillera dans l’histoire comme un flambeau. Car il n’évoquera, ce nom, ni capitulation, ni trahison envers des alliés, ni soumission à l’ennemi, ni tous les mensonges d’une époque qui nous a fait tant de mal. Il servira d’exemple à la France et l’aidera à se retrouver, bientôt dans le chemin de l’honneur et de la dignité. ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (05 juillet 2019)
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Pour aller plus loin :
Georges Mandel.
Georges Clemenceau.
Jean Zay.
Simone Veil.
Antisémitisme.
Maurice Druon.
Général De Gaulle.
Joseph Joffo.
Anne Frank.
Robert Merle.
L’amiral François Flohic.
Jean Moulin.
Daniel Cordier.
André Malraux.
Edmond Michelet.
Loïc Bouvard.
Germaine Tillion.
Alain Savary.
Être patriote.
Charles Maurras.
Philippe Pétain.
L’appel du 18 juin.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
Raymond Sabot.
François Jacob.
Pierre Messmer.
Maurice Schumann.
Jacques Chaban-Delmas.
Yves Guéna.
Général Leclerc.
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