« Pour mieux regarder le réel, pour être contemporain de toutes les malversations possibles, pour tenir le coup, être comédien m’a paru comme une distraction totale. » (Michel Bouquet, sur France Culture le 25 mars 2019).
Le bourgeois gentilhomme ! Un géant fête son 94e anniversaire ce mercredi 6 novembre 2019 : Michel Bouquet, comédien, acteur, lecteur, professeur au Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Impressionnante vitalité, la même que Gisèle Casadesus qui tournait encore centenaire dans des films, mais elle avait abandonné le théâtre.
Michel Bouquet a, je crois, abandonné le théâtre il y a un ou deux ans, mais cela faisait depuis 2011 qu’il disait qu’il allait arrêter, que ce serait sa dernière pièce. Le théâtre est bien plus épuisant que le cinéma : la présence sur scène tous les soirs n’a rien à voir avec un tournage dont on peut recommencer les plans en cas de problème. Pas de filet pour le théâtre, mais en contrepartie, le feedback du public, une relation entre public et comédiens en direct, au moment du déroulement de la pièce. Il a vraiment abandonné le théâtre, il l’a confirmé à l’AFP le 12 avril 2019 : « Je ne peux plus y revenir. Je suis fatigué, il faut beaucoup de force pour parler avec des mots qui ne sont pas les siens, de rendre tout ça vrai. Maintenant, j’ai besoin d’une sorte d’intimité. » pour expliquer ses lectures de Jean de La Fontaine.
Alors que j’habitais à Grenoble, j’ai appris, dans les années 1990 (probablement en 1994), en septembre, que Michel Bouquet jouerait à Grenoble dans "Le Roi se meurt", pièce très connue du dramaturge Eugène Ionesco, au mois de novembre. Ionesco, l’un des auteurs que j’adore le plus, et "Le Roi se meurt", ma pièce préférée de lui, et Michel Bouquet, un acteur qui m’était cher ; il venait à moi, je ne pouvais pas ne pas y aller. Hélas, quand j’ai téléphoné quelques heures après la publication de l’annonce, il n’y avait déjà plus de place libre pour cette unique représentation. J’en ai ressenti comme une frustration, plus, comme un acte manqué, comme sentiment d’inachevé.
Alors, quand, Parisien, j’ai appris que, près de vingt ans plus tard, il continuait toujours à jouer cette superbe pièce dans un théâtre parisien (en tout, il en a fait plus de 800 représentations !), je n’ai pas hésité et j’ai bénéficié de la proximité de Noël pour avoir des places (les gens auraient d’autres choses à faire que fréquenter des théâtres à deux jours de Noël). Le 22 décembre 2012, alors qu’il était censé avoir déjà abandonné les planches, Michel Bouquet était au Théâtre des Nouveautés pour faire son énième numéro du Roi se meurt (mise en scène de Georges Werler). Pour préparer "Le Roi se meurt", le comédien a commencé avec Ionesco lui-même, déjà très malade, qu’il rencontrait chez lui. Ce soir de décembre 2012, il était exceptionnel, énergique, un soupçon cabotin, avec une présence personnelle qui devait l’épuiser. Et d’ailleurs, comment ne pas imaginer que mourir sur la scène du Roi se meurt serait pour lui une révérence inimitable ? Le 9 octobre 2014, interrogé par Laurent Dandrieu, il a déclaré à "Valeurs actuelles" : « Pour le moment, je vis ma vieillesse dans un état de grande sérénité. Bizarrement, compte tenu de ma tournure d’esprit, la mort ne me fait pas peur. ».
Le Michel Bouquet nonagénaire, bon vivant, chauve, souriant, du théâtre était pourtant très loin de l’homme froid que je connaissais dans les films au cinéma des années 1970 ou 1980. Un homme réservé, impassible, représentant surtout l’autorité, sans sentiment, cynique, sans émotion, sinon parfois des yeux un peu mouillés malgré tout. La différence, à part la "jeunesse" (il avait déjà la cinquantaine), à mon sens, ce ne sont pas ses yeux qui ont toujours exprimé une présence extraordinaire, mais sa bouche.
Sa bouche fermée, sèche, serrée, sévère, est devenue une bouche souriante du grand âge. Souvent, c’est l’inverse qui se produit avec l’âge et les rides, une bouche tombante (ce sera ma destinée). Chez Michel Bouquet, c’est l’inverse. Comme si le grand âge l’avait débridé, avait ouvert les vannes de son cœur et de sa joie à jouer. Car c’était visible au théâtre, il s’épanouit quand il jouait.
Michel Bouquet est aussi une voix, une voix grave, un conteur, un lecteur, un narrateur, une voix off, celle notamment du terrible "Nuit et Brouillard" d’Alain Resnais (1956) et du non moins terrible documentaire de Claude Chabrol "L’Œil de Vichy" (1992). Il a aussi lu de nombreux auteurs, comme La Fontaine, Céline, Victor Hugo, Jean-Paul Sartre, Cervantès, etc.
À 14 ans, il a découvert les grands auteurs et a découvert sa vocation. Il a découvert par exemple La Fontaine : « C’est quelqu’un qui réunit tout le monde dans quelque chose de très français, c’est le miracle de la compréhension du français, de ce qu’est le français, c’est une lucidité extraordinaire, et en même temps, c’est une compréhension de tous ces petits défauts qui accompagnent ces grandes qualités. Il comprend tout, il admet tout, et il condamne aussi. C’est un être très simple, d’une moralité exemplaire, c’est un être parfait. Et dans son cas, ça ne fait pas peur du tout. » (France Culture, interrogé le 25 mars 2019 par Tewfik Hakem).
Soixante-quinze ans de carrière : il a commencé au théâtre en 1944, au cinéma en 1947 et à la télévision en 1952. La somme de ses participations est "monstrueuse" ! Près d’une centaine de pièces, cent dix films, plus d’une cinquantaine de participations à la télévision…
Michel Bouquet a été un second rôle qui a excellemment réussi, au point d’avoir des premiers rôles, et au point d’être reconnu par la profession, certes tardivement au cinéma, mais tout de même : trois Molières du meilleur comédien dont un d’honneur en 2014 pour l’ensemble de sa carrière (les autres en 1998 et en 2005, ce dernier pour "Le Roi se meurt") et deux Césars du meilleur acteur (en 2002 et 2006), plus beaucoup d’autres prix, et cinq nominations pour un Molière (entre 1987 et 2016) et une nomination pour un César (en 2014).
Comme il le disait modestement à l’AFP le 12 avril 2019 : « J’ai fait ce que j’ai pu, comme j’ai pu, et je ne me suis pas trop posé de questions. J’ai fait mon bonhomme de chemin, mais sans aucune prétention intellectuelle. ». Malgré son air faussement orgueilleux, Michel Bouquet a toujours été un modeste. À la question du journal "Le Monde" du 22 avril 2016 (posée par Annick Cojean) : « Quand vous réussissez ? Quand votre interprétation sonne parfaitement juste et que le public applaudit acteur et auteur ? », il a répondu très lucidement : « Eh bien, on se jette aux pieds de l’auteur et on cire ses chaussures pour qu’elles soient encore plus belles. Il n’y a aucune gloire à tirer. Aucun orgueil. ».
Avec raison, l’homme de théâtre est plus récompensé que l’homme du cinéma : il a commencé auprès de Jean Anouilh, André Barsacq et Jean Vilar, puis Albert Camus, René de Obaldia, Roger Planchon, Samuel Beckett, Diderot, Molière, Ionesco, etc. La clef du comédien, Michel Bouquet l’a dit sur France Culture le 29 avril 2016 : « Je n’ai jamais pensé que c’était l’exaltation de soi-même à soi-même qui faisait l’acteur. J’ai toujours pensé que ce qui fait l’acteur, c’est de bien comprendre ce que l’auteur a voulu dire et faire. Le devoir de l’acteur, c’est de trouver la familiarité avec l’auteur, et donc avec le rôle. ». Michel Bouquet a beaucoup joué avec son épouse depuis presque cinquante ans, Juliette Carré, notamment dans "Le Malade imaginaire" et "Le Roi se meurt", développant une très grande connivence sur scène.
Au cinéma, ses réalisateurs préférés étaient sans doute Claude Chabrol, François Truffaut et Alain Resnais. On peut se rappeler le rôle de Javert dans la version du film "Les Misérables" de Robert Hossein (1982), également le peintre Renoir dans "Renoir" de Gilles Bourdos (2012). Parmi les premiers rôles au cinéma, il faut noter le très ressemblant François Mitterrand dans "Le Promeneur du Champ-de-Mars" de Robert Guédiguian (2005). Modèle et double avaient alors le même âge. C’était une adaptation d’un roman de Georges-Marc Benhamou. Michel Bouquet avait rencontré François Mitterrand alors déjà très malade.
Et la politique ? Pas question de s’engager dans la vie politique, comme tant d’autres "collègues". Il fut "pétrifié" lors de la Débâcle en 1940 (il avait 14 ans) et a considéré que la classe politique était responsable de cette absence de lutte. D’ailleurs, il est un grand pessimiste, au point qu’on projette sur lui une tendance d’anarchiste de droite, mais il ne craint pas les catastrophes futures car il sait qu’il a fait son temps. Cela ne l’a pas empêché de s’inquiéter des bouleversements climatiques pour ses enfants et petits-enfants, en cosignant une tribune dans "Le Monde" du 4 septembre 2018 en réaction à la démission de Nicolas Hulot du gouvernement.
Amusante indépendance d’esprit qui lui a tout de même fait accepter des décorations. La République n’en est jamais avare avec ses artistes (et elle a bien raison). Ainsi, à chaque Président de la République, Michel Bouquet est monté en grade dans la Légion d’honneur : François Mitterrand le 19 mai 1983 (chevalier), Jacques Chirac le 3 avril 1996 (officier), Nicolas Sarkozy le 13 juillet 2007 (commandeur), François Hollande le 12 juillet 2013 (grand officier) et Emmanuel Macron le 13 juillet 2018 (grand-croix).
Ce n’est pas ce qui compte pour Michel Bouquet qui n’a jamais caché son humilité, n’hésitant pas à révéler (le 18 décembre 2009 sur France 5) qu’adolescent, il avait du mal de bien comprendre certains auteurs qu’il devait relire plusieurs fois (Tourgueniev, Saint-Simon, Gogol, etc.). Comprendre l’auteur, cela fut d’ailleurs l’obsession permanente du comédien pour s’investir dans son rôle. Dans un entretien avec Charles Berling, il s’est ainsi confié le 18 décembre 2001 sur France Culture : « Je m’occupe énormément du texte, je m’occupe énormément des secrets que contient le texte et j’essaye de découvrir les secrets de l’auteur qu’il a voulu cacher par l’écriture de ce texte. Je m’attache à révéler les zones d’ombre, peut-être même inconnues de lui, qui découlent de sa démarche d’écrire de cette façon-là ce qu’il a écrit. ».
Souhaitons à Michel Bouquet la meilleure forme possible malgré les années qui passent, pour continuer à transmettre son amour de la littérature en proposant de nouvelles lectures hors des sentiers battus…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (03 novembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Michel Bouquet.
Daniel Prévost.
Coluche.
Sim.
Marie Dubois.
Brigitte Bardot.
Charlie Chaplin.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20191106-michel-bouquet.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/michel-bouquet-ne-se-meurt-pas-219045
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/11/04/37764596.html