« J’estime que mieux vaut encore être haï pour ce que l’on est, qu’aimé pour ce que l’on n’est pas. Ce dont j’ai le plus souffert durant ma vie, je crois bien que c’est le mensonge. Libre à certains de me blâmer si je n’ai pas su m’y complaire et en profiter. Certainement, j’y eusse trouvé de confortables avantages. Je n’en veux point. » (Projet de préface à "Si le Grain ne meurt", 1924).
L’écrivain André Gide est né il y a juste 150 ans, le 22 novembre 1869 à Paris. À ma connaissance, pour ces cent cinquante ans, il n’y a pas eu d’hommage officiel, du moins médiatique et visible par le grand-public, et il est vrai que cet auteur, mort le 19 février 1951 à Paris aussi, a une réputation "sulfureuse". Il n’en demeure pas moins l’un des écrivains majeurs du XXe siècle.
Il y a quelques années, j’avais fait un petit tour de l’œuvre littéraire d’André Gide, une œuvre très fournie, très enthousiaste, très joyeuse, très personnelle, et même fondatrice pour beaucoup de ses livres, comme "Les Nourritures terrestres", ou encore "La Porte étroite" (le meilleur livre, à mon sens), "L’Immoraliste", etc.
Fondateur de la NRF chez Gallimard et découvreur de nouveaux talents, en particulier Jean-Paul Sartre et André Malraux, il s’en est toujours voulu d’avoir refusé le manuscrit de Marcel Proust en 1912 qui allait faire date dans la littérature française. On ne peut pas être toujours "performant".
Si ses œuvres sont régulièrement au programme du baccalauréat, en particulier ses deux romans phares qui ont révolutionné l’art de conter, "Les Faux-monnayeurs" et "Les Caves du Vatican", André Gide est passé un peu de mode depuis quelques décennies. Écrivain protestant combattant tous les moralismes, il est parfois décrit comme pervers, sujet à la débauche. C’était en fait l’opinion de certains de ses détracteurs au début du siècle dernier.
Plutôt que pervers, le mot "sulfureux" a été souvent accolé à son nom. Pourquoi ? Parce que non seulement il était homosexuel, mais il l’a assumé. Or, on sait que l’homosexualité n’a commencé à devenir vraiment acceptée et tolérée dans la société française qu’à partir du début des années 1980. Quand j’écris "on sait", c’est plutôt, la législation qui a évolué en ce sens (la dépénalisation de l’homosexualité a été votée par les députés socialo-communistes le 27 juin 1982).
À l’époque de l’écrivain (quand il avait une quarantaine d’années), l’homosexualité était aussi associée à la pédérastie, et lui-même les confondait. André Gide a même raconté ses ébats avec des jeunes hommes (prostitués) sur des plages nord-africaines où ils se baignaient nus (en particulier dans "Si le Grain ne meurt").
Soyons évidemment ici très clairs : les relations sexuelles avec des mineurs, même supposés "consentants", sont fermement condamnables et détestables, mais comme lors d’une polémique sur un roman (sorti en 2005) de Frédéric Mitterrand, ce qui est jugeable, et donc ce qui est condamnable pénalement, ce sont des faits bien précis, des noms, des dates, des lieux, des actes, des victimes.
C’est une véritable avancée dans la protection des enfants et des jeunes gens que de renforcer cette lutte contre ce qu’on appelle la "pédophilie" (au contour juridique peut-être encore assez imprécis). Si l’homosexualité est mieux acceptée, les violences faites aux enfants sont devenues, dans la société, de plus en plus inadmissibles. Il y a des évolutions salutaires.
D’ailleurs, le Président Emmanuel Macron, qui assistait à l’UNESCO, à Paris, le 20 novembre 2019 au trentième anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant, a répété sa fermeté sur le sujet : « Je suis pour ma part heureux et fier de notre pays qui a participé, contribué il y a trente ans à la rédaction de ce texte, qu’il a ensuite aussitôt signé, rapidement ratifié pour le mettre en œuvre. Et tout cela vient de loin, au fond de la culture philosophique, politique qui a toujours irrigué la France depuis Rabelais, en passant par Rousseau jusqu’à Françoise Dolto, pourrais-je dire. Il y a en France cette histoire justement de la reconnaissance de ce que sont les droits de l’enfant (…). Parce qu’il était déjà cet être en devenir, parce qu’il fallait le protéger, parce qu’il fallait l’aider à construire sa propre conscience. (…) Il y a un deuxième grand chantier. (…) C’est le combat contre les violences faites aux enfants. (…) Ce sont des violences qui peuvent être verbales, physiologiques, physiques, sexuelles. (…) C’est vrai que c’est très dur quand on est un enfant et qu’on subit des choses. On subit. Mais il faut apprendre à parler, apprendre aux enfants à dire : ceci, c’est mon corps, c’est ma personne, elle doit être respectée, même quand ça se passe dans la famille. ». Et d’annoncer un durcissement de la lutte contre la pédopornographie et l’obligation, pour tous les recrutements de postes au contact avec les enfants, de consulter le fichier des personnes qui ont été condamnées pour violence à un enfant.
On ne peut donc pas reprocher à Emmanuel Macron un laxisme contre les prédateurs d’enfants, puisqu’il fait évoluer la réglementation et la législation dans un sens plus protecteur que jamais pour les enfants. Je parle de lui pour ce qui suit.
Faut-il pour autant brûler les livres d’André Gide ? Évidemment non, car il a été un apport majeur dans la littérature française. On revient d’ailleurs à la même question que sur les films de Roman Polanski ou les écrits de Louis-Ferdinand Céline (dans un autre registre, et je suis bien incapable d'établir des hiérarchie dans l'horreur et l'abection, la pédophilie ou l’antisémitisme à l’époque des camps d’extermination).
Alors, évidemment, André Gide, certains peuvent l’utiliser, même pas contre lui mais par simple instrumentation politicienne, un siècle plus tard. Ainsi, sur un site extrémiste identitaire que je ne veux pas citer ici, une femme que je ne citerai pas non plus, s’est permise de publier le portrait officiel du Président de la République, avec cependant un peu de retard, dix mois après sa publication officielle. Jusque-là, pas de problème.
On y voit Emmanuel Macron assis sur son bureau, dans une allure faussement détendue, comme le portrait officiel de Barack Obama dans le bureau ovale en 2009, et sur son bureau sont posés divers objets dont quelques livres, en particulier "Les Nourritures terrestres" dans son édition ancienne. Et de là à titrer un truc du genre : "un livre du pédophile Gide sur le portrait de Macron" (et encore, il a fallu Michel Onfray pour que la rédactrice s’en soit aperçue).
Rappelons qu’à la fin de sa vie, André Gide a été récompensé, bien malgré lui, il a toujours refusé les honneurs académiques, par le Prix Nobel de Littérature. Il l’a accepté car il considérait que le refuser (comme l’a fait ensuite Sartre) aurait été de sa part l’expression d’un orgueil démesuré. A priori, le comité Nobel ne récompense pas des débauchés et André Gide a toujours été très clair à ce sujet, dans ses journaux, ouvrages, et en particulier dans son livre, sans doute le moins intéressant à mon sens, "Corydon" qui justifiait l’homosexualité par la culture classique gréco-latine (à la manière d’un dialogue socratique) et par le fait qu’elle est naturelle parmi les animaux.
À mon avis, ces justifications bancales l’enfonçaient plus que le dédouanaient, c’était plutôt maladroit de sa part, le livre ne m’a pas du tout convaincu, ou plutôt, ne pouvait convaincre « que ceux qu’une secrète connivence a déjà persuadés » (selon l’expression de Daniel Moutote en 1988), mais au moins, il avait la franchise d’assumer ce qu’il était, et cela malgré son épouse (car il était marié).
Alors, effectivement, "Corydon" sur le bureau présidentiel, affiché dans toutes les mairies de France (le 102e congrès des maires de France s’est terminé ce 21 novembre 2019), cela aurait été scandaleux, un symbole plutôt douteux. Mais "Les Nourritures terrestres", qui ont fait vivre ou revivre de nombreuses personnes, qui ont redonné de l’optimisme, de l’ardeur, de l’espérance, à de nombreux lecteurs, qui sont une des œuvres littéraires majeures de notre temps, cela n’a aucune raison de choquer.
Je me félicite au contraire qu’Emmanuel Macron s’inspire des Nourritures terrestres. C’est réjouissant, encourageant pour un Président de la République, et c’est toujours mieux qu’une détracteuse, fût-elle franco-chauvinarde, qui ne connaît pas grand-chose à la culture française et qui évoque "un élément scandaleusement majeur". Je ne sais pas si "Le Rouge et le Noir" de Stendhal et les "Mémoires de guerre" de De Gaulle sont également des "éléments scandaleusement majeurs" ou pas. J’en parle car le papier a eu environ 5 000 lectures, c’est du même ordre que le meilleur quart sur d’autres sites dits "citoyens". L’antimacronisme primaire servi par André Gide, il aura tout vu, l’écrivain !
Bien sûr, c’est anecdotique, mais c’est aussi un signe que les attaques un peu primaires n’ont pas beaucoup évolué en un siècle. Revenons à "Corydon" qui fut publié en mai 1924, plus d’une dizaine d’années après son écriture (en 19111), et après avoir été soumis à la lecture à des amis qui s’inquiétaient du scandale qu’allait provoquer sa publication (son grand ami catholique Paul Claudel, qui lui a demandé de ne pas le publier, a même rompu avec lui à cause de cela).
Dans sa thèse de doctorat ès lettres soutenue le 19 mars 2011 à l’Université de Paris-Créteil, Chahira Abdallah Elsokati explique : « À travers "Corydon", Gide veut combattre les préjugés, le mensonge et faire reconnaître en chacun la particularité authentique de sa nature. ». Daniel Moutote, de son côté, analyse ce livre en 1988 de cette manière : « Ce petit livre "importantissime" se présente alors comme la manifestation première de la maturité engagée de Gide. Il proclame non seulement le droit des sensibilités brimées par la rigueur des lois et la réprobation des mœurs à "vivre en harmonie avec la nature", selon l’antique code moral de la Grèce, mais encore les droits les plus inaliénables de l’humanité que chacun porte inscrits dans son code génétique. ».
Ce qui était scandaleux du vivant d’André Gide, c’était surtout qu’il remettait en cause la notion de famille. Et il ne faut donc pas s’étonner qu’il a aussi écrit en réaction à son père, Paul Gide, professeur réputé de droit romain à la faculté de droit de Paris-Panthéon, qui était particulièrement opposé à l’homosexualité, ce qu’on peut lire dans son ouvrage sur "La Condition de la Femme dans l’Antiquité" publié en 1867 : « Un amour sans nom, ou plutôt, un vice infâme, était honoré dans toute la Grèce comme une vertu. On en peut voir la preuve dans tous les philosophes depuis Solon jusqu’à Plutarque. Il me répugne de citer les textes et de m’arrêter sur un sujet si odieux. Il faut le dire à la honte de la Grèce, la corruption était telle que les Romains, tout dégénérés qu’ils étaient eux-mêmes, en eurent horreur. Jamais même au plus bas degré de leur décadence, ils n’arrivèrent à méconnaître à ce point les sentiments de la nature. S’ils s’abandonnèrent eux-mêmes au plus honteux des vices, ce ne fut pas avec l’assentiment et les louanges de leurs philosophes et de leurs législateurs. » (au chapitre III).
En voulant démontrer (mal) que l’homosexualité était aussi compatible avec la nature, Gide réfutait l’interdit paternel de façon intellectuelle plus que morale. On peut d’ailleurs s’étonner du choix de privilégier le naturel au culturel, dans l’argumentation. Mais l’un des combats de Gide fut surtout le combat contre l’hypocrisie sociale. Dans son "Journal", il nota le 31 octobre 1931 : « Pour la question sexuelle, j’admire qu’ils crient comme Souday "la mesure est comble", alors qu’elle commence seulement à se remplir craintivement. Ceux-ci font indirectement l’apologie de l’hypocrisie et du rassurant camouflage pratiqué par un si grand nombre de littérateurs, et des plus illustres, à commencer par Proust. ».
Dans "Si le Grain ne meurt", André Gide a écrit : « Il est un degré dans la confidence que l’on ne peut dépasser sans artifice, sans se forcer ; et je cherche surtout le naturel. Sans doute un besoin de mon esprit m’amène, pour tracer plus purement chaque trait, à simplifier tout à l’excès ; on ne dessine pas sans choisir ; mais le plus gênant, c’est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit. Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué que l’on le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman. ».
Et ce mot de la fin pour ici (dans le même livre) : « Je sais qu’il me faudra quitter la vie sans avoir rien compris, ou que bien peu, au fonctionnement de mon corps. ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (21 novembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
André Gide, l’Immoraliste ?
Je t’enseignerai la ferveur.
Lucette Destouches, Madame Céline pour les intimes…
René de Obaldia.
Trotski.
Le peuple d’Astérix.
David Foenkinos.
Anne Frank.
Érasme.
Antoine Sfeir.
"Demain les chats" de Bernard Werber.
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"Soumission" de Michel Houellebecq.
Vivons tristes en attendant la mort !
"Sérotonine" de Michel Houellebecq.
Sérotonine, c’est ma copine !
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20191122-andre-gide.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/andre-gide-l-immoraliste-219430
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/11/21/37805499.html
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