« Si tu fais des réformes et attends des remerciements, tu ne comprends pas comment le monde est organisé. » (Egor Gaïdar).
À la lecture de cette petite phrase qui se voulait ironique sinon cynique, on mesure à quel point Emmanuel Macron et Édouard Philippe sont dans l’incompréhension de l’organisation du monde, du moins, quand ils proposent de réformer le système des retraites en France. Cette phrase, si elle provient d’un grand réformateur, n’est pas celle d’un Français, mais d’un Russe. Il y a dix ans, le 16 décembre 2009, l’économiste Egor Gaïdar est mort à Odintsovo, dans la région de Moscou. Il est mort à l’âge de 53 ans (né le 19 mars 1956 à Moscou), donc plutôt jeune, beaucoup trop jeune, on pourrait dire, même si l’espérance de vie de son pays s’était effondrée depuis une trentaine d’années.
Egor Gaïgar est mort subitement le 16 décembre 2009, alors qu’il travaillait sur un livre pour enfants. Mort d’un œdème pulmonaire provoqué par une ischémie myocardique. Le Président de la Fédération de Russie de l’époque, Dmitri Medvedev, a poliment rendu hommage à l’économiste « audacieux, honnête et décisif » qui « a assumé la responsabilité de mesures impopulaires mais essentielles dans une période de changement radical ». Vladimir Poutine lui-même, à l’époque Premier Ministre, exprima son émotion : « La mort de Gaïdar est une lourde perte pour la Russie. (…) Nous avons perdu un véritable citoyen et patriote, une personne pleine d’esprit, un scientifique talentueux, un écrivain et un expert. (…) Il n’a pas esquivé ses responsabilités et il a "pris les coups" dans les situations les plus difficiles avec honneur et courage. ».
Pendant trois ans, Egor Gaïdar était-il malade ? Quoi ? Difficile à dire. Lors d’un déplacement à Dublin le 24 novembre 2006, pour présenter son livre "La Mort de l’Empire", il s’est effondré, fut hospitalisé d’urgence, inconscient quelque temps, puis rapatrié à Moscou. Une semaine plus tard, ses médecins ont évoqué un empoisonnement qui l’aurait rendu très gravement malade.
La veille de son "effondrement", le 23 novembre 2006, l’ancien espion russe Alexandre Litvinenko avait succombé à Londres (à l’âge de 44 ans), à la suite d’un empoisonnement au polonium 210. Alexandre Litvinenko fréquentait notamment l’homme d’affaires russe Boris Berezovsky, lui-même mort à 67 ans le 23 mars 2013 de manière assez troublante, pendu dans sa douche, à son domicile à l’ouest de Londres (la thèse du suicide a été retenue). D’autres sont morts assassinés, notamment Sergueï Iouchenkov, député du parti de Boris Berezovsky, le 17 avril 2003, et Boris Nemtsov, Vice-Premier Ministre de Boris Eltsine, le 27 février 2015, tous les deux opposants au pouvoir actuel.
Egor Gaïdar a contribué de façon déterminante à l’histoire de la Russie, lors de la dislocation de l’URSS. Il n’est pourtant pas beaucoup connu hors des frontières. Sa mort, me semble-t-il, est passée quasiment inaperçue en France, comme souvent lorsqu’il s’agit de politique intérieure de pays étranger. On ne s’intéresse vraiment qu’aux actualités de son pays. Je ne reproche rien aux médias français car les médias américains sont pires en ce qui concerne leurs connaissances des autres pays du monde. Le nombrilisme est une notion universellement partagée.
À l’époque, j’avais été fasciné par Egor Gaïdar. Quand j’écris "à l’époque", cela signifie : au moment de l’agonie définitive de l’URSS et du coup de grâce le jour de Noël 1991. Noël pour les catholiques, mais avec un décalage de plusieurs jours pour les orthodoxes (Noël est alors fêté en début d’année, pas en fin d’année).
Après le coup d’État militaire avorté (du 19 au 22 août 1991) et le courage politique mais aussi physique de Boris Eltsine, alors Président de la Fédération de Russie (mais ce pays n’était pas indépendant de l’Union Soviétique), le Président de cette dernière, Mikhaïl Gorbatchev, revenu au pouvoir (mais dissolvant le 6 novembre 1991 le PCUS dont il était le Secrétaire Général), n’avait plus aucune autorité politique et était de toute façon épuisé et dépassé par les événements. Et surtout, par Boris Eltsine qui, dès le 23 août 1991, plaçait ses hommes et prenait le pouvoir réel.
Le sujet crucial était la réforme du pacte qui liait l’ensemble des pays au sein de l’URSS, et tous ces pays voulaient plus d’autonomie voire leur indépendance (comme les Pays baltes dès 1990). Les putschistes (en particulier Guennadi Ianaev, autoproclamé calife à la place du calife), craignant une trop forte autonomie, étaient intervenus préventivement pour éviter la signature d’un nouveau traité (prévue le 20 août 1991).
Pour être précis, Boris Eltsine avait été élu le 29 mai 1990 Président du Praesidium du Soviet Suprême de la République socialiste fédérative soviétique (RSFS) de Russie, puis, élu le 12 juin 1991 par le peuple russe (une première), il est devenu le 10 juillet 1991, le premier Président de la RSFS de Russie. Or, Boris Eltsine, en tant que Président de cette "entité" russe, a signé le 8 décembre 1991 à Minsk, avec les Présidents des deux autres pays slaves de l’URSS, l’Ukraine (Leonid Kravtchouk) et la Biélorussie (Stanislaw Chouchtkievitch), le Traité de Minsk qui a créé la Communauté des États Indépendants (CEI), sur la dépouille de l’URSS puisque le traité a été confirmé avec huit autres États de l’ex-URSS le 21 décembre 1991 à Alma-Ata (actuellement Almaty), la capitale du Kazakhstan (seuls les trois Pays baltes et la Géorgie ont refusé d’adhérer à la CEI).
L’URSS est morte officiellement le 25 décembre 1991 et Boris Eltsine devenait le réel maître du Kremlin, mais il s’était déjà donné beaucoup de pouvoirs, avait la légitimité pour lui (élu par le peuple en juin) et s’était aussi autoproclamé Premier Ministre de la Russie le 6 novembre 1991 (jusqu'au 15 juin 1992).
Dès le 11 novembre 1991, Boris Eltsine a nommé Egor Gaïdar comme Ministre des Finances (ainsi que Vice-Premier Ministre à partir du 2 mars 1992). Ce poste était essentiel puisqu’il s’agissait, d’une part, de sauver en urgence l’économie russe (il fallait pouvoir nourrir tout le monde), d’autre part, la réformer en profondeur. Dès 1985, Egor Gaïdar, alors chercheur en économie, avait préparé un programme de réforme pour transformer l’économie soviétique comme l’économie hongroise, en la libéralisant. Lors de la perestroïka, il a rejoint rapidement le camp de Boris Eltsine et a quitté le PCUS.
À Egor Gaïdar fut donc chargée par Boris Eltsine l’immense tâche de réformer l’économie d’une Russie soviétique complètement ruinée et disloquée. Il fut donc Ministre des Finances, puis, du 15 juin 1992 au 15 décembre 1992, il fut nommé Premier Ministre, en quelques sortes, le premier Premier Ministre de la Russie indépendante et non soviétique (plus exactement, le Président du Conseil des Ministres de la Fédération de Russie). Il n’avait alors que 36 ans.
L’objectif était d’appliquer une thérapie de choc pour promouvoir une économie de marché. Le 1er janvier 1992, la monnaie fut libéralisée, le commerce extérieur fut libéralisé, de très nombreuses privatisations d’entreprises d’État ont été réalisées, très hâtivement, enrichissant ceux qu’on a appelés par la suite "les oligarques" et renforçant la colère des gens du peuple, d’autant plus que la libéralisation des prix (inflation de 2 600% !), l’augmentation des taxes, l’effondrement de l’épargne, ont appauvri de nombreuses personnes (renforçant l’alcoolisme et réduisant l’espérance de vie).
Egor Gaïdar, lorsqu’il a été nommé Premier Ministre, s’était considéré comme un « kamikaze politique ». Il s’était simplement justifié ainsi : « Quelqu’un doit le faire. ». L’honnêteté d’Egor Gaïdar n’était pas à mettre en cause puisque lui-même ne s’était jamais servi (alors qu’il en aurait eu l’occasion). Il a d’ailleurs toujours vécu très modestement jusqu’à la fin de ses jours, sans avoir amasser aucune fortune personnelle, ce qui était très rare parmi les dirigeants politiques russes.
Mais son impopularité a eu raison de son pouvoir. Le 15 décembre 1992, il fut remplacé par l’insubmersible Viktor Tchernomyrdine à la tête du gouvernement russe, investi par le Congrès des députés du peuple le 14 décembre 1992 (ce dernier était auparavant Vice-Premier Ministre). Egor Gaïdar fut rappelé au pouvoir par Boris Eltsine en pleine crise constitutionnelle et fut nommé Vice-Premier Ministre du 17 septembre 1993 au 20 janvier 1994.
Une grave crise constitutionnelle a eu lieu en effet du 21 septembre 1993 au 4 octobre 1993. Depuis le début des réformes économiques, les députés de la Douma, majoritairement des anciens communistes, se sont opposés à l’action réformatrice du gouvernement, malgré l’approbation par 58,7% des voix (avec une participation de 64,2%) de l’action de Boris Eltsine et de ses réformes économiques lors du référendum du 25 avril 1993.
Le rejet du Congrès des députés du peuple du projet de référendum de Boris Eltsine pour approuver une nouvelle Constitution (qui fut adoptée le 12 juillet 1993) a conduit le conflit entre exécutif et législatif à un point de non-retour. Boris Eltsine a alors dissous le Congrès le 21 septembre 1993 (mesure anticonstitutionnelle), et l’a remplacé par la Douma d’État. Les députés, encouragés par le Président du Congrès Rouslan Khasboulatov, ont réagi le 22 septembre 1993 en démettant Boris Eltsine de ses fonctions et en le remplaçant par le Vice-Président de la Fédération de Russie (depuis le 10 juillet 1991) Alexandre Routskoï (ce dernier fut par la suite gouverneur de la région de Koursk du 23 octobre 1996 au 18 novembre 2000).
Ce problème de double légitimité s’est réglé très lourdement à l’arme lourde. Le 4 octobre 1993, Boris Eltsine a pris d’assaut le bâtiment parlementaire avec l’armée et des chars, l’a même incendié. Le bilan (officiel) fut très lourd, 187 personnes ont été tuées et 437 blessées. La nouvelle Constitution (de type régime présidentiel) fut approuvée par référendum le 12 décembre 1993 et le même jour, les élections législatives ont désigné la première Douma d’État (dans un contexte d’état d’urgence et de répression de la liberté d’expression).
Lors de ces élections législatives, Egor Gaïdar fut le leader du parti progouvernemental au point d’être le possible nouveau Premier Ministre, mais les résultats électoraux furent décevants pour le pouvoir : le parti de Vladimir Jirinovski (populiste) a obtenu 22,9% des voix, celui de Boris Eltsine mené par Egor Gaïdar seulement 15,51% suivi par le parti communiste dirigé par Guennadi Ziouganov avec 12,4%. Au total, le parti d’Egor Gaïdar n’a obtenu que 64 sièges sur 450, tandis que 130 députés "indépendants" furent élus. Egor Gaïdar a donc donné sa démission le 20 janvier 1994 et il n’est jamais retourné au pouvoir.
La mémoire d’Egor Gaïdar reste donc fortement impopulaire en Russie, car il a incarné la perte de puissance de la Russie, la perte du pouvoir d’achat et l’enrichissement d’une oligarchie dont Boris Berezovsky était un symbole. Parmi les plus critiques de cette politique menée par Egor Gaïdar, l’économiste libéral Grigori Yavlinsky, patron du parti Yabloko, député et candidat (malheureux) à plusieurs élections présidentielles, a fustigé notamment la méthode des privatisations et l’absence d’encadrement des prix qui a abouti à une paupérisation très forte de la population.
Mais certains de ses proches ont rappelé qu’à l’époque, Egor Gaïdar n’avait pas eu beaucoup le choix et qu’il avait sauvé la Russie d’un immense désastre humain et financier (famine et faillite). Lors de la mort d’Egor Gaïdar, le 16 décembre 2009, le journaliste Andrei Ostalski, de la BBC, a expliqué ainsi l’alternative : « Il n’y avait que deux solutions : introduire la loi martiale et un rationnement sévère, ou libéraliser radicalement l’économie. La première option signifiait remonter jusqu’au système stalinien de répression de masse. La seconde signifiait un colossal changement, un voyage, ou, plutôt, une course, à travers des eaux inexplorées avec un résultat imprévisible. ». C’était ce qu’a affirmé aussi Boris Nemtsov : « Il s’est tenu devant le choix d’une guerre civile ou de réformes douloureuses. Il a donné sa vie pour éviter la guerre civile. ».
Autre ancien Vice-Premier Ministre également, celui qui fut Ministre des Privatisations pendant cette période trouble (1991-1996), Anatoli Tchoubaïs a confirmé ces déclarations précédentes : « C’est la grande chance de la Russie d’avoir eu Egor Gaïdar lors des pires moments de son histoire. Au début des années 1990, il a sauvé le pays de la famine, de la guerre civile et de la désintégration. (…) Peu de personnes dans l’histoire de la Russie et dans l’histoire du monde peuvent être comparées à lui pour la force de leur intellect, la clarté de leur compréhension du passé, du présent et du futur, et pour leur volonté de prendre les décisions les plus difficiles mais nécessaires. ». [Anatoli Tchoubaïs, probablement encore plus impopulaire qu’Egor Gaïgar, est aujourd’hui l’un des hommes d’affaires les plus riches de Russie].
Symbole des privatisations outrancières et du retournement radical de l’économie russe, Egor Gaïdar a été le Vladimir Pravik de la Russie postsoviétique, cet officier pompier de 23 ans qui a réussi, avec ses collègues également héroïques, à éteindre l’incendie de la centrale nucléaire de Tchernobyl et qui est mort quelques jours tard par décomposition vivante des tissus en raison de la forte irradiation.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (14 décembre 2019)
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Pour aller plus loin :
Youri Loujkov.
Egor Gaïdar.
Trotski.
Le Pacte germano-soviétique.
Ivan Tourgueniev.
Gérard Depardieu, ministre russe.
Andrei Gromyko.
Alexandre Soljenitsyne.
Nicolas II et les bolcheviks : massacre familial.
Le nouveau sacre de Poutine.
Dmitri Medvedev.
Youri Gagarine.
Katyn.
Karl Marx.
La Révolution russe.
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Hannah Arendt.
Totalitarismologie du XXe siècle.
Mstislav Rostropovitch.
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Léonid Brejnev.
La fin de l’URSS.
La catastrophe de Tchernobyl.
Trofim Lyssenko.
Anna Politkovskaia.
Vladimir Poutine a 60 ans.
L’élection présidentielle de mars 2008.
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L’Afghanistan.
Boris Nemtsov.
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La transition démocratique en Pologne.
La chute du mur de Berlin.
La Réunification allemande.
Un nouveau monde.
L’Europe et la paix.
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