« Rien ne sera plus comme avant (…). Oui [j’ai peur], même si c’est difficile de se rendre complètement compte de la situation. (…) Moi, je me sens toujours irresponsable et je le revendique, sinon je ne pourrais pas continuer à écrire. Mon rôle n’est pas d’aider à la cohésion sociale. Je ne suis ni instrumentalisable, ni responsable. » (Michel Houellebecq, "La Republica" du 14 janvier 2015).
C’était il y a déjà cinq ans, le mercredi 7 janvier 2015, en fin d’après-midi. Deux terroristes islamistes ont fait irruption dans la salle de rédaction de "Charlie Hebdo". Ce fut le carnage. Douze assassinats. Douze morts et onze blessés.
Des morts parfois célèbres, rappelons-les ici : cinq dessinateurs "historiques" du journal, Cabu (76 ans), Wolinski (80 ans), Charb (47 ans), Tignous (57 ans) et Honoré (73 ans), l’économiste Bernard Maris (68 ans), la psychiatre Elsa Cayat (54 ans), les journalistes Michel Renaud (69 ans) et Mustapha Ourrad (60 ans), les policiers Ahmed Merabet (42 ans) et Franck Brinsolaro (49 ans) et l’agent de maintenance Frédéric Boisseau (42 ans).
Parmi les blessés, les deux journalistes Philippe Lançon et Fabrice Nicolino (ce dernier déjà victime d’un attentat en 1985) et le dessinateur Riss… Mais l’horreur n’était hélas pas terminée : le 8 janvier 2015, la policière Clarissa Jean-Philippe (25 ans) a été assassinée à Montrouge, puis le 9 janvier 2015 dans la prise d’otages de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, ont été assassinées quatre autres personnes : le cadre commercial Philippe Braham (45 ans), les étudiants Yohan Cohen (20 ans) et Yoav Hattab (21 ans) et le retraité François-Michel Saada (63 ans). Yoav Hattab a été tué à cause de son acte héroïque et courageux (il s’était emparé d’une arme du terroriste).
Les 10 et 11 janvier 2015, durant le week-end, de nombreuses marches blanches et manifestations (dont l’imposante marche à Paris du 11 janvier 2015) ont montré le niveau d’émotion des Français face à ces actes terribles et aussi de nos amis étrangers. Ces attentats furent suivis en France par de nombreux autres, en particulier le 13 novembre 2015 à Paris et le 14 juillet 2016 à Nice.
L’attentat de "Charlie Hebdo" n’était pas le premier de ce type en France, puisqu’il y a eu les assassinats commis par Merah en mars 2012 à Montauban et à Toulouse (notamment l’assassinat de très jeunes enfants juifs dans une école). Mais il fut sans doute le premier qui a fait vraiment comprendre que la France et même le monde allaient vivre une période de grande incertitude internationale au Moyen-Orient qui pouvait avoir des conséquences directes près de chez soi (encore le 3 janvier 2020 dans un parc à Villejuif, un nouvel assassinat terroriste).
Parmi leurs derniers dessins, l’un, prémonitoire et provocateur, de Charb : « Toujours pas d’attentats en France : attendez ! On a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux… » et l’autre, d’Honoré : « Et surtout, la santé ! ».
Parmi les personnes complètement choquées, traumatisées, il y avait évidemment tous les proches des victimes, les rescapés, également ceux qui auraient dû se trouver parmi les victimes mais qui ont été absents pour une raison ou une autre (retard, autre réunion, etc.), notamment le médecin urgentiste Patrick Pelloux et les dessinateurs Luz et Willem. Et il faut aussi évoquer Michel Houellebecq.
Michel Houellebecq a été très touché par l’attentat de "Charlie Hebdo" qui a eu lieu le même jour que la sortie de son (à l’époque) dernier roman, "Soumission", qui fut annoncé depuis quelques semaines à grand renfort médiatique (comme toutes les sorties de romans de Houellebecq, peu fréquentes), et justement, ce 7 janvier 2015, le numéro 1177 de "Charlie Hebdo" sortait avec la une représentant Houellebecq caricaturé par Luz. Houellebecq était aussi à la matinale de France Inter (le 7 janvier 2015), au JT de la veille de David Pujadas sur France 2 (le 6 janvier 2015), etc. Il était partout. Le 7 janvier 2015, cela devait être "la journée Houllebecq".
"Soumission", c’est un roman très intéressant d’anticipation politique et religieuse. Plus un jeu qu’une prédiction, mais dont l’idée est très construite et cohérente, et surtout, très subtile et complexe. J’y reviendrai plus tard. Le roman parle d’une sorte d’hégémonie culturelle, cultuelle et surtout politique de l’islam. De quoi nourrir les peurs, renforcer la tension entre ceux qui ont peur de l’islam et les islamistes haineux qui en veulent aux incroyants. Bref, de l’huile sur le feu alors que l’incendie était déjà là. Au point de faire dire sur RTL, par Manuel Valls, le Premier Ministre de l’époque : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur. ».
Mais comme il l’a dit quelques jours plus tard dans un journal italien (les Italiens et les Allemands sont aussi friands de ses romans que les Français), Houellebecq n’est pas un politique, il n’est qu’un écrivain, il n’a pas à être utilisé pour allumer ni pour éteindre des feux, il écrit, avec sa passion, son écriture, son imagination.
Il est sans prétention politique ni religieuse, sa seule prétention est littéraire, artistique : « Parlons de liberté plutôt que de provocation. (…) Y a pas de liberté possible sans une dose de provocation. (…) Je ne peux pas me laisser dire : "vous êtes libre, d’accord, mais soyez responsable". Je ne veux pas qu’on dise ça. Il n’y a pas de limite à la liberté d’expression. Il y a zéro limite. (…) Il faut quand même que les gens comprennent qu’une fiction est une fiction. C’est une idée simple qui était encore comprise il y a assez peu de temps. Si elle n’est plus comprise… changeons de pays. (…) C’est le jugement de mes pairs qui importe le plus à mes yeux. Donc le jugement de Manuel Valls, je m’en fous un peu. Qu’il écrive deux ou trois romans, et on en reparlera. Chacun sa place. (…) Celui qui réussira à me récupérer, il n’est pas encore de ce monde. Qu’elle essaie. Let’s try. » (entretien avec Antoine de Caunes enregistré le 8 janvier 2015 et diffusé le 12 janvier 2015 sur Canal Plus).
La dernière phrase s’adressait implicitement à …Marine Le Pen. D’ailleurs, toujours dans son entretien avec Antoine de Caunes, il a lâché : « Une interprétation moyennement honnête du Coran ne pourrait aboutir au djihadisme. Il faut une interprétation très déshonnête du Coran pour aboutir au djihadisme. ».
Dans le "Nouvel Obs" du 14 janvier 2015, le journaliste Grégoire Leménager a raconté : « Même à la conférence de rédaction de "Charlie", ce mercredi 7 janvier (…), ça restait "le sujet de discussion du jour". Les gens étaient loin d’être d’accord. D’un côté Cabu, donc, qui "estimait que le livre servait la soupe au Front national". De l’autre Maris et Lançon, qui le trouvaient "très drôle". Et puis là-dessus, les tueurs. Fin de la discussion. (…) Dans les heures qui ont suivi, Houellebecq s’est évaporé. Comme si l’Histoire, avec sa grande kalach, l’avait balayé sur son passage. ».
Houellebecq fut touché aussi parce que dans cet attentat, il a perdu un ami, l’économiste Bernard Maris : « Oui [je suis Charlie], c’est la première fois de ma vie que quelqu’un que j’aimais se fait assassiner, quand même. » (entretien avec Antoine de Caunes sur Canal Plus).
Économiste plutôt "anti-libéral" qui faisait des chroniques régulières dans le journal satyrique ("Oncle Bernard") et qui intervenait dans les médias régulièrement (sur France Inter et aussi sur France 5), Bernard Maris avait trouvé en Michel Houellebecq le meilleur observateur du système économique actuel. Au point d’avoir sorti, l’année précédente, le 4 septembre 2014, un petit livre où il relisait Houellebecq dans le regard des grands économistes de l’histoire du monde (Marx, Keynes, etc.) : "Houellebecq économiste" (chez Flammarion) avec cette accroche : « Personne n’a comme Houellebecq l’intelligence du monde contemporain. ».
Dans la quatrième de couverture, il est écrit : « Servitude, frustration, angoisse sous l’impitoyable "loi de l’offre et de la demande" ou celle de la "destruction créatrice" ; souffrance dans les eaux glacées du calcul égoïste et l’extension du domaine de la lutte qui conduira à la disparition de l’espèce… Tel est l’univers des héros houellebecquiens. Comme Balzac fut celui de la bourgeoisie conquérante et du capitalisme triomphant, Michel Houellebecq est le grand romancier de la main de fer du marché et du capitalisme à l’agonie. ».
Pour terminer ainsi : « Vous aimiez l’écrivain ? Il vous paraîtra encore plus grand sous ses habits d’économiste. Vous le détestiez ? Son respect du travail, des femmes, du lien amoureux, et son mépris pour le libéralisme et l’économie vous le feront aimer. ».
Dans ce livre, Bernard Maris a exprimé son admiration ainsi : « À ma connaissance, aucun écrivain n’est arrivé à saisir le malaise économique qui gangrène notre époque comme lui. (…) Personne n’a surpris cette petite musique économique, ce fond sonore de supermarché qui, de ses notes lancinantes et fades, pollue notre existence, ces acouphènes de la pensée quantifiante, gestion, management, placement, retraite, assurance, croissance, emploi, PIB, concurrence, publicité, compétitivité, commerce, exportations, qui tombent goutte-à-goutte sur notre tête et rongent notre cerveau au point de nous rendre fous. Car notre époque est folle dans sa prétention à masquer ce qui a torturé et torturera les hommes jusqu’à ce que l’humanité disparaisse (hypothèse houellebecquienne) : l’amour et la mort. ».
Et aussi : « Aucun romancier n’avait, jusqu’à lui, aussi bien perçu l’essence du capitalisme, fondée sur l’incertitude et l’angoisse. ».
Comme Houellebecq l’a dit, il n’est ni l’étendard de l’islamophobie ("Soumission" narre même le contraire, grand paradoxe !) ni celui de l’antilibéralisme (ses romans montrent des héros qui adorent les hypermarchés), il n’est qu’un simple observateur, bien placé, finement perspicace, avec un bon outil, son écriture, pour graver dans le marbre séculaire les perversions dérisoires de notre société, dont les attentats terroristes n’en sont, hélas, qu’un développement, horrible, dégueulasse, angoissant, parmi d’autres…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (06 janvier 2020)
http://www.rakotoarison.eu
(Les trois dessins sont, respectivement, de Luz pour la couverture de "Charlie Hebdo", de Charb et d’Honoré).
Pour aller plus loin :
5 ans de Soumission.
Mosquée de Bayonne : non assistance à peuple en danger ?
La société de vigilance.
N’oublions pas le sacrifice du colonel Arnaud Beltrame !
Strasbourg : la France, du jaune au noir.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200107-charlie-hebdo.html
https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/5-ans-de-soumission-220522
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/01/06/37919846.html
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