« Cette fois, ce sont les Français qui ont brûlé Jeanne d’Arc ! » (David Lloyd George, Premier Ministre britannique, le 16 janvier 1920).
Un épisode qui s’est déroulé il y a un siècle, le 16 janvier 1920, n’avait pas de quoi rendre fier le personnel politique de cette Troisième République à la sortie de la Victoire.
Appelé par le Président de la République Raymond Poincaré à la tête du gouvernement le 16 novembre 1917, son vieux rival Georges Clemenceau a persévéré dans la guerre pour conduire la France et ses alliés à la Victoire le 11 novembre 1918.
L’année 1919 fut donc l’année de la résurrection de la vie politique et surtout, de la conférence de la paix à Paris. La première moitié de l’année fut occupée par la négociation du Traité de Versailles et de nombreux autres traités pour fixer les nouvelles frontières de l’Europe et d’une certaine partie du monde.
Le jour de la fête nationale, la première depuis la fin de la guerre, le 14 juillet 1919, ce fut un triomphe pour le vieux Clemenceau honoré par le peuple rassemblé et uni autour de celui qu’on a appelé à juste titre le Père la Victoire. Dans son "Clemenceau", Michel Winock écrit : « Le défilé fut comme un renouveau d’union sacrée. Après la cérémonie, Clemenceau, salué, ovationné, entouré, pouvait goûter à l’immense popularité dont il bénéficiait. Dans l’après-midi, il était avec les siens à l’Opéra-Comique pour assister à une matinée artistique et patriotique. À son entrée, la salle debout l’applaudit pendant de longues minutes ; une Marseillaise jaillit ensuite, spontanée, reprise par toute la salle. ».
L’autre moitié de l’année 1919 fut consacrée à la reconstruction économique et surtout, au renouvellement du Parlement (appelé à cette époque "Assemblée Nationale" mais pour ne pas confondre avec "l’Assemblée Nationale" de la Cinquième République, je garderai le mot "Parlement" dans la suite de l’article).
La France était dans un état épouvantable : « Près d’un million quatre cent mille Français étaient morts des combats, plus de deux millions avaient été blessés, plus d’un million restaient gazés, mutilés, à jamais infirmes ou traumatisés. La France (…) avait subi une saignée, et la brèche démographique géante dont les victimes étaient des hommes jeunes affaiblissait d’autant la population active. L’économie et les finances du pays étaient en déconfiture. » (Michel Winock).
D’un point de vue institutionnel, la plupart des élections étaient "en retard" en ce sens que les mandats finissaient dans la France encore en guerre. Il était temps de faire les renouvellements. Le mandat du Président de la République Raymond Poincaré, élu le 17 janvier 1913 pour sept ans par le Parlement, se terminait le 18 février 1920. Pour élire son successeur (il ne se représentait pas), il fallait donc renouveler les deux assemblées parlementaires, et pour le Sénat, principalement issu des élus municipaux, également les municipalités.
Les dernières élections législatives avaient eu lieu juste avant le début de la guerre, les 26 avril et 10 mai 1914, et de nouvelles élections auraient dû se dérouler en mai 1918, en pleine guerre encore. Les premières élections législatives d’après guerre eurent donc lieu avec dix-huit mois de retard, les 16 et 30 novembre 1919 selon un nouveau mode de scrutin (assez compliqué) régi par la loi du 12 juillet 1919 (abrogeant la loi du 13 février 1889), à base à la fois d’un scrutin proportionnel départemental et d’un scrutin majoritaire à un tour. Il était ainsi important de se présenter unis au sein d’une même liste départementale pour bénéficier de l’effet majoritaire.
Trois forces politiques s’opposaient alors : la SFIO menée par Paul Faure, son secrétaire général, a décidé de s’implanter dans tous les départements et d’y présenter des listes autonomes ; les formations de droite et du centre rassemblées dans le Bloc national dirigé par le chef du gouvernement, Georges Clemenceau ; enfin, les radicaux dirigés par Aristide Briand, qui tenaient une ligne assez confuse, dans certains départements, des listes autonomes, dans d’autres, des listes d’union avec le Bloc national.
Les résultats du 30 novembre 1920 furent sans appel et ce fut l’une des plus grandes victoires de la droite et du centre de l’histoire républicaine, avec juin 1968 et mars 1993. Le Bloc national a obtenu en effet 412 sièges sur 613, ce fut une victoire massive qui saluait le Père la Victoire. Dans cette coalition, il y a eu la Fédération républicaine, les Républicains indépendants, etc. Elle a recueilli près de 4,4 millions de voix, soit 53,4% des suffrages exprimés ! Les radicaux ont obtenu 20,1% des voix et 112 sièges et les socialistes 21,2% des voix et 68 sièges.
On a dit que cette nouvelle Chambre des députés était la "Chambre bleu horizon", mais ce bleu ne provenait pas des 202 députés dit de droite (et 200 députés dit de centre droit) mais surtout du fait que les anciens combattants représentaient 44% des sièges, le bleu rappelant l’uniforme des soldats. 60% des députés qui ont été élus étaient nouveaux.
Des élections municipales ont été organisées les 30 novembre et 7 décembre 1919 (pour les deux tours). Elles auraient dû avoir lieu en 1916, les précédentes ont eu lieu les 5 et 12 mai 1912.
Et le renouvellement des deux tiers du Sénat a eu lieu le 11 janvier 1920. Normalement élu par tiers tous les trois ans, le Sénat n’avait pas été renouvelé depuis le 7 janvier 1912, si bien qu’il y avait des sénateurs élus le 7 janvier 1906 qui n’avaient donc pas encore été renouvelés (il aurait dû y avoir des élections sénatoriales en janvier 1915 et janvier 1918). À ces élections du 11 janvier 1920, Raymond Poincaré s’est fait élire sénateur de la Meuse (tandis que Clemenceau n’a pas cherché à renouveler son mandat de sénateur). Les sénateurs élus le 7 janvier 1912 ont été renouvelés l’année suivante, le 9 janvier 1921. Ancien Président du Conseil et ancien Président de la Chambre des députés, Léon Bourgeois (l’inspirateur de la SDN) fut élu Président du Sénat le 14 janvier 1920.
Il était important de renouveler l’ensemble des parlementaires juste après la guerre pour que leur représentativité fût réelle dans une France dont la démographie a été complètement bouleversée. C’était le sens du calendrier électoral adopté en 1919.
Lors de la rentrée parlementaire, le 8 décembre 1919, Clemenceau s’exprima devant les nouveaux députés ainsi : « Vous le direz, Messieurs, vous que la France vient de députer sur ces bancs, où vous attendent les responsabilités. Revenus à l’outil quotidien, dans la force des volontés silencieuses, nos bons soldats citoyens vous appellent à la tâche qui doit féconder leur victoire. Point de relâche, point de vaines querelles, la France à refaire. Hâtons-nous ! ».
À la fin de l’année 1919, Clemenceau, héros de l’histoire, au pouvoir depuis deux ans, victorieux tant de la guerre que des élections, avait deux rivaux/adversaires politiques récurrents. À sa droite, Raymond Poincaré qui a pourtant eu la bonne idée de le nommer Président du Conseil malgré leur inimitié réciproque, et les deux hommes ont recueilli le fruit de la victoire. À sa gauche, Aristide Briand, radical et socialiste indépendant, qui considérait que Clemenceau avait viré à droite depuis une quinzaine d’années. La rivalité avec Raymond Poincaré n’a pas eu de conséquence après 1919, tandis que celle avec Aristide Briand fut déterminante à court terme.
Car est venu le temps de l’élection présidentielle. Elle a été fixée au 17 janvier 1920. Or, depuis le début de la Troisième République, originellement afin de faire front uni face aux monarchistes, tous les groupes républicains avaient l’habitude d’organiser la veille de l’élection présidentielle un "vote préparatoire" pour désigner un candidat commun qui aurait toutes les chances, une fois le Parlement devenu majoritairement républicain, d’être élu Président de la République.
Ce fut au cours de ces votes préparatoires que le Clemenceau opposant qu’il a souvent été avait fait et défait des candidats à l’élection présidentielle, favorisant les personnalités les moins fortes, les plus molles pour ce poste très honorifique.
Mais ce poste honorifique pouvait maintenant convenir à Clemenceau. Il avait déjà 78 ans, et la charge de diriger le gouvernement était épuisante, il avait accompli ce qu’il avait souhaité, à savoir le service après-vente de la paix tant sur le plan national qu’international. Se hisser à la tête de l’État aurait été pour lui une retraite honorable, la consécration de son poids politique dans l’histoire. Il pourrait aussi veiller à refuser les relations diplomatiques avec le Vatican, à assurer l’application du Traité de Versailles, etc.
Selon certains témoignages, Clemenceau comptait vraiment prendre sa retraite politique en 1920, il ne s’était pas représenté aux élections sénatoriales et ce ne fut que le 9 décembre 1919, conscient de la forte attente populaire, qu’il accepta le principe d’une candidature. Clemenceau a laissé dire le 15 janvier 1920 par son fidèle André Tardieu qu’il accepterait éventuellement d’être élu Président de la République.
C’était sans compter sur Aristide Briand. En effet, Aristide Briand, inscrit dans le petit groupe des républicains socialistes comme René Viviani et Paul Painlevé, était un socialiste indépendant qui avait voulu négocier la paix avec les Allemands dès 1917. Clemenceau était prêt à le traîner devant la haute cour pour haute trahison comme il l’avait fait pour Joseph Caillaux et Louis Malvy, considérés par lui comme des traîtres à la patrie. De plus, Aristide Briand en voulait aussi à Clemenceau de ne pas avoir été sollicité pour faire partie des négociateurs lors de la conférence de la paix à Paris.
Le danger de la guerre étant passé, les manœuvres politiciennes ont repris. Beaucoup à droite comme à gauche avaient des raisons d’en vouloir à Clemenceau. D’une part, sa manière de gouverner sans partage depuis 1917 a frustré de nombreux parlementaires. D’autre part, ceux de gauche, notamment les socialistes, condamnaient le Ministre de l’Intérieur qui avait réprimé très durement, avant la guerre (en été 1908), les mouvements de grève, les radicaux ne comprenaient pas son harcèlement judiciaire contre Joseph Caillaux et Louis Malvy, et ceux de droite, parmi la droite catholique, se souvenaient de l’anticléricalisme forcené de Clemenceau.
Concrètement, encouragé par Aristide Briand, Paul Deschanel, Président de la Chambre des députés, de centre droit (« beau parleur sans vraie consistance » selon Michel Winock), s’est présenté contre Clemenceau lors de la réunion préparatoire à laquelle ont assisté les parlementaires (députés et sénateurs) républicains de droite, du centre et de gauche, y compris la SFIO.
Clemenceau a échoué de quelques voix : il n’a obtenu que 389 voix contre 408 à Paul Deschanel qui a recueilli même les voix socialistes. Les deux hommes ne s’appréciaient d’ailleurs pas, Paul Deschanel avait intrigué pendant plusieurs semaines pour ce résultat, et il avait déjà été trois fois candidat. En 1894, ils avaient même eu un duel. Magouilleur, Aristide Briand rencontra même un représentant du pape pour encourager les députés catholiques à voter pour Paul Deschanel qui, lui, rétablirait les relations diplomatiques avec le Vatican.
L’échec de la réunion a eu sur Clemenceau l’effet de voir son orgueil froissé, comme fut froissé celui de De Gaulle mis en ballottage le 5 décembre 1965. De Gaulle a finalement accepté de se lancer dans la bataille pour le second tour. Clemenceau fut plus orgueilleux. Cet échec était pour lui une véritablement humiliation. Son honneur lui recommandait de renoncer à se porter candidat le lendemain, à l’élection réelle.
Des proches lui avaient pourtant expliqué qu’un échec à la réunion préparatoire ne signifiait pas forcément un échec à l’élection elle-même. Ce fut le cas de Raymond Poincaré justement. En effet, lors de la réunion préparatoire le 16 janvier 1913, Jules Pams (Ministre de l’Agriculture), soutenu par Clemenceau (bien qu’il ait dit de lui : « Ce n’est pas un homme, c’est un bruit. »), l’emporta sur Raymond Poincaré au troisième tour avec 323 voix contre 309. La droite républicaine n’avait pas participé au vote préparatoire et Raymond Poincaré comptait sur ces réserves de voix pour l’élection officielle. Clemenceau et Émile Combes demandèrent à Raymond Poincaré de retirer sa candidature, mais Raymond Poincaré s’est maintenu et fut élu le 17 janvier 1913 au second tour avec 483 voix contre 296 à Jules Pams et 69 à Édouard Vaillant. Une fois élu et investi, Raymond Poincaré (qui était Président du Conseil) nomma Aristide Briand Président du Conseil.
Néanmoins, malgré ce précédent, Clemenceau a interdit qu’on présentât sa candidature pour cette élection. En effet, il ne voulait pas apparaître comme un Poincaré qui ne respecterait pas la "discipline républicaine". Le 17 janvier 1920, lors d’une séance présidée par Léon Bourgeois, Paul Deschanel fut ainsi élu sans surprise dès le premier tour par 734 voix sur 888 votants (soit 84,6% des suffrages exprimés, il y a eu 20 votes nuls), y compris par des voix socialistes (le groupe socialiste était très partagé entre respecter la discipline républicaine et voter pour Paul Deschanel, et présenter leur propre candidat, à savoir Jules Guesde). Paul Deschanel a été le seul candidat, mais des non candidats ont reçu des voix, notamment 53 à Clemenceau, 8 à Poincaré et 54 à Charles Jonnart.
Le journal américain "New York World" a alors émis son étonnement : « Le vieux Tigre est abattu au moment où la France aurait ajouté à sa propre gloire en l’appelant à la Présidence. La défaite de Clemenceau ne fait pas honneur à la France. ». David Lloyd George aussi a réagi, il n'y avait pas encore de Twitter mais son principe était là (voir en tête d’article).
Dès le 18 janvier 1920, Clemenceau a remis sa démission de chef du gouvernement à Poincaré et fut remplacé par Alexandre Millerand. Paul Deschanel fut un "mauvais choix" au point que son comportement anormal l’a conduit à démissionner quelques mois plus tard, remplacé le 23 septembre 1920 par Alexandre Millerand. Quant à Clemenceau, il a commencé une longue retraite faite de voyages, d’écriture et d’art.
Clemenceau a eu une revanche posthume contre Aristide Briand, lors de l’élection présidentielle du 13 mai 1931. Ministre très populaire des Affaires étrangères, Aristide Briand fut le favori de cette élection mais il fut dépassé par Paul Doumer (le Président du Sénat) au premier tour (401 voix contre 442 à Doumer), il renonça à se maintenir et Paul Doumer fut largement élu avec 504 voix (57,1%) au second tour. Aristide Briand avait été victime d’une campagne montée contre lui, ses adversaires avaient ressorti un pêché de jeunesse… Comme on le voit, les boules puantes ont toujours existé dans l’histoire républicaine française, et elles ont eu souvent des conséquences désastreuses pour leurs victimes.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (12 janvier 2020)
http://www.rakotoarison.eu
(La première photographie provient des Archives allemandes : Bundesarchiv Bild 102-08788, novembre 1929).
Pour aller plus loin :
Clemenceau, le vieux Tigre abattu.
Clemenceau et l’art de la vacherie.
La paix, cent ans plus tard.
La figure de Clemenceau au cinéma : "Le Président" d’Henri Verneuil, avec Jean Gabin.
Georges Clemenceau en 1917.
Georges Clemenceau en 1906.
Georges Mandel.
Le Traité de Versailles.
Le maréchal Ferdinand Foch.
Léon Gambetta en 1870.
Victor Hugo.
Charles Péguy.
Jean Jaurès.
Paul Painlevé.
Mata Hari.
Adolphe Thiers.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200116-clemenceau.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/clemenceau-le-vieux-tigre-abattu-220722
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/01/14/37940022.html