« Ce travail, qui a été conduit dans un contexte parfois tendu, a témoigné d’exceptionnelles qualités de sang-froid et de maîtrise. Pour assumer leur mission et tout simplement faire leur travail, beaucoup de députés, de la majorité comme des oppositions, ont dû faire face dès le début de leurs travaux à une stratégie d’obstruction délibérée de la part d’une minorité, une stratégie, je me permets de le rappeler puisqu’elle a été présentée et assumée comme telle, qui avait pour unique finalité d’empêcher la tenue du débat ou d’interdire le fait qu’il puisse arriver à son terme. » (Édouard Philippe, le 29 février 2020, devant les députés).
Et de continuer : « Toutes les contestations doivent évidemment s’exprimer, mais il me paraît qu’elles doivent le faire dans le respect des institutions et des pratiques du débat républicain. Je n’ai pas le sentiment que ce à quoi nous avons assisté soit ce que les Français, favorables ou non au projet de loi, attendent de leurs représentants. Je n’ai pas non plus le sentiment que notre démocratie puisse se payer le luxe d’un tel spectacle, ni que notre pays puisse, au regard des défis auxquels il fait face, gaspiller l’énergie de ses représentants dans un tel exercice, énergie considérable, dévouée au bien public, que je veux saluer sur tous les bancs de cet hémicycle. C’est un bien dangereux et bien mauvais service que cette obstruction a pu lui rendre. ».
C’était la surprise générale, députés LREM compris, lorsque le Premier Ministre Édouard Philippe est venu à l’hémicycle de l’Assemblée Nationale le samedi 29 février 2020 dans l’après-midi pour annoncer l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Surprise car le compte-rendu du conseil des ministres exceptionnel du matin n’avait pas mentionné qu’il avait autorisé le Premier Ministre à engager la responsabilité du gouvernement sur son projet de réforme des retraites, comme l’y oblige la Constitution.
Évacuons rapidement les mauvais procès d’intention de l’opposition sur une supposée dérive autoritaire du gouvernement : l’article 49 alinéa 3 de la Constitution est un outil constitutionnel qui est apparu dès sa rédaction initiale, et l’ensemble a été ratifié par le peuple français le 28 septembre 1958, voulu par 31,1 millions de Français, soit 82,6% des suffrages exprimés avec une participation de 80,6% des inscrits. On ne peut donc pas dire que cette disposition est dictatoriale ! Seul, le Président Nicolas Sarkozy, dans la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, a limité sagement l’usage de cet outil aux projets de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale et à un autre projet ou proposition de loi par session, non pris en compte son utilisation à chaque lecture.
Ce dispositif était de toute façon nécessaire (et donc prévisible) dès lors que l’opposition a choisi de poursuivre l’obstruction avec le dépôt de 40 000 amendements pour la plupart de pure forme, visant à polluer et retarder le débat parlementaire.
Mais revenons à ce que dit l’article 49 alinéa 3 : « Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. ».
Ainsi, Jean-Luc Mélenchon, qui préside un groupe de seulement 17 députés (il en faut 58 pour déposer une motion de censure), avait protesté le 29 février 2020 car cela signifiait qu’il fallait mobiliser les députés d’opposition en plein week-end. Mais son agacement n’était pas justifié puisque dès le samedi 29 au soir, deux motions de censure ont été déposées et qui sont à l’ordre du jour de ce mardi 3 mars 2020, discussion à partir de 17 heures, après les questions au gouvernement, et vote solennel à partir de 21 heures 30.
Un certain nombre de contresens ont été apportés dans certains commentaires sur ce 49 alinéa 3 et sur ces motions de censure. Par exemple, que les députés de la majorité vont devoir apporter la confiance au gouvernement pour faire passer le projet de loi sur les retraites. Pas du tout !
Rappelons d’abord ce que dit l’article 49 alinéa 2 de la Constitution : « L’Assemblée Nationale met en cause la responsabilité du gouvernement par le vote d’une motion de censure. Une telle motion n’est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des membres de l’Assemblée Nationale. Le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu’à la majorité des membres composant l’Assemblée. Sauf dans le cas prévu à l’alinéa ci-dessous [c’est-à-dire l’article 49 alinéa 3], un député ne peut être signataire de plus de trois motions de censure au cours d’une même session ordinaire et de plus d’une au cours d’une même session extraordinaire. ».
Cela signifie que la motion de censure n’est pas l’opposé d’une motion de confiance. Les députés de la majorité peuvent partir en vacances pour la discussion de ces deux motions de censure, leur suffrage est inutile : il n’est pas utile, pour eux, de voter contre ces motions de censure puisque seuls, comme le dit la Constitution, les votes favorables à la motion de censure sont comptabilisés.
En d’autres termes, il ne s’agit pas d’enlever la confiance au gouvernement, il s’agit de le censurer, ce qui est beaucoup plus compliqué et c’est toute la subtilité de la Cinquième République par rapport à la Quatrième République. Cette dernière était particulièrement instable, les crises gouvernementales étaient nombreuses, car pour un sujet précis, le gouvernement pouvait perdre la confiance d’une majorité absolue des députés (dans l’esprit et les faits, car dans les textes, il fallait une majorité absolue d’opposants, mais les gouvernements démissionnaient avant même le vote).
En quelques sortes, la charge de la preuve a été inversée sous la Cinquième République : pour renverser le gouvernement, il ne suffit pas qu’il perde la confiance de la majorité absolue des députés, il faut qu’il soit censuré par la majorité absolue des députés. Certains diraient que cela signifie la même chose, mais pas du tout, on oublie les abstentionnistes ou les votes blancs : dans un cas, ils étaient favorables à l’opposition, dans l’autre, au gouvernement.
Sous la Cinquième République, on ne peut plus renverser de gouvernement par défaut de soutien. Par exemple, si Jean-Luc Mélenchon, qui n’est pas à une incohérence près, a annoncé qu’il voterait pour toutes les motions de censure, le groupe LR a annoncé, au contraire, qu’il n’était pas question pour ses membres de voter pour la motion de censure déposée par les groupes de gauche, et cela pour des raisons de cohérence politique évidentes.
Le résultat, c’est que depuis le début de la Cinquième République, le 4 octobre 1958, il n’y a eu qu’une seule motion de censure qui a été votée, le 4 octobre 1962 (par 280 députés, il en suffisait de 241), le gouvernement de Georges Pompidou a donné sa démission le 6 octobre 1962, mais l’exécutif avait finalement repris le dessus en dissolvant l’Assemblée Nationale le 9 octobre 1962. La cause, c’était le projet de loi constitutionnelle visant à faire élire le Président de la République au suffrage universel direct, voulu par De Gaulle.
En Allemagne (comme en Espagne, en Belgique, en Pologne et dans quelques autres pays), la situation est encore plus claire avec une motion de censure constructive (article 67 de la Loi fondamentale du 8 mai 1949), il n’est pas possible de censurer un gouvernement s’il n’y a pas une majorité "positive" pour le choix du futur Chancelier (ce qui fait qu’on imaginerait mal Jean-Luc Mélenchon, dans un tel cas, voter pour une motion de censure déposée par Christian Jacob, par exemple).
Habituellement, l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution est la conséquence d’une division de la majorité parlementaire sur un sujet déterminé. Il oblige ainsi la discipline de vote ou plutôt la discipline de non vote : il y a un gouffre entre refuser de voter pour un projet de loi particulier (du gouvernement) et vouloir le renverser (déposer et voter une motion de censure). On peut se rappeler à quel point les gouvernements de Raymond Barre étaient particulièrement attaqués par l’un des partenaires de la majorité, le RPR, sous la direction de Jacques Chirac, mais l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 a permis de gouverner.
Pour cette fois-ci, l’article 49 alinéa 3 a pour but de clore l’obstruction assumée du groupe FI qui a empêché tout débat de fond sur la réforme des retraites. Les plus ennuyés, d’ailleurs, c’étaient les députés des autres groupes d’opposition qui espéraient bien faire plier le gouvernement sur certaines modifications qu’ils souhaitaient.
En dégainant l’arme absolue, le gouvernement peut passer à "autre chose" à très court terme (la crise du coronavirus occupe tous les esprits), et aussi à moyen terme, permet de faire avancer la réforme des retraites. Cette arme a surtout l’avantage de mettre plus à l’aise les députés de la majorité (même si deux députés LREM ont quitté leur groupe, opposés à cette pratique institutionnelle). En effet, un député LREM réticent sur la réforme des retraites, pourra ainsi se prévaloir auprès de ses électeurs de …ne pas avoir voté personnellement le projet. Il n’aura même pas à voter la confiance (ce qu’il a fait le 2 juin 2019), il lui suffira d’être absent ou de s’abstenir lors du vote des motions de censure.
En résumé, ce mardi 3 mars 2020, le gouvernement n’aura même pas besoin de recueillir la confiance de sa majorité, il lui suffira de ne pas avoir de majorité contre lui, ce qui sera assez prévisible dans la configuration actuelle. Tout ne sera alors que grandiloquence et jeux de rôles. Un théâtre typique …de "l’ancien monde".
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (02 mars 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Vous avez dit motion de censure ?
Article 49 alinéa 3 : le coronavirus avant la réforme des retraites ?
Retraites : Discours de la non-méthode.
Les deux projets de loi (ordinaire et organique) sur la réforme des retraites publiés le 24 janvier 2020 et leur étude d’impact (à télécharger).
Avis du Conseil d’État sur la réforme des retraites publié le 24 janvier 2020 (à télécharger).
Retraites : semaine de Sisyphe !
Les intentions du pouvoir.
Une seule solution : le référendum.
La réforme du code du travail.
La réforme de l’assurance-chômage.
Jean-Paul Delevoye.
Édouard Philippe sur les retraites : déterminé mais pas fermé.
Les détails du projet de retraite universelle par points annoncé par Édouard Philippe le 11 décembre 2019.
Discours d’Édouard Philippe le 11 décembre 2019 au CESE (texte intégral).
Discours d’Édouard Philippe le 12 septembre 2019 au CESE (texte intégral).
Rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) du 21 novembre 2019 (à télécharger).
La retraite, comme l’emploi, source d’anxiété extrême.
Grèves contre la réforme des retraites : le début de l’hallali ?
Rapport de Jean-Paul Delevoye sur la réforme des retraites remis le 18 juillet 2019 : "création d’un système universel de retraite" (à télécharger).
Faut-il encore toucher aux retraites ?
Le statut de la SNCF.
Programme du candidat Emmanuel Macron présenté le 2 mars 2017 (à télécharger).
La génération du baby-boom.
Bayrou et la retraite à la carte.
Préliminaire pour les retraites.
Peut-on dire n’importe quoi ?
La colère des Français.
Le livre blanc des retraites publié le 24 avril 1991.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200302-retraites.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/vous-avez-dit-motion-de-censure-221970
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/03/02/38070952.html