« La seule religion acceptable pour l’Homme est celle qui lui apprendra d’abord à reconnaître, aimer, et servir passionnément l’Univers dont il est l’élément le plus important. » (Pierre Teilhard de Chardin, 1949).
Penseur majeur dans l’histoire de la philosophie et des sciences du XXe siècle, Pierre Teilhard de Chardin est mort à New York il y a soixante-cinq ans, le 10 avril 1955, un jour de Pâques, d’une crise cardiaque. Il allait avoir 74 ans (né le 1er mai 1881 près de Clermont-Ferrand).
Pierre Teilhard de Chardin fut un prêtre jésuite, un théologien et philosophe, mais surtout, un grand scientifique à la réputation internationale, un paléontologue, un géologue. Il fut élu à l’Académie des Sciences en 1950, nommé directeur de recherches au CNRS en 1951. Il s’est spécialisé dans la Chine à l’époque "pré-préhistorique" du Carbonifère jusqu’au Pliocène (entre il y a 359 millions d’années à 2,6 millions d’années). Il a pu ainsi vérifier la théorie de l’Évolution de Darwin et vu les différentes formes que prenait la vie.
Sa mère était l’arrière-petite-nièce de Voltaire. Dès 1904, il fit sa première expédition scientifique à Jersey. Il est allé ensuite au Liban. Pendant la Première Guerre mondiale, des actes de courage lui ont valu la médaille militaire et la Légion d’honneur. En 1922, après des études de géologie, de zoologie et de botanique, il a soutenu à la Sorbonne sa thèse de doctorat en sciences sur les "mammifères de l’Éocène inférieur français et leurs gisements". Pour lui rendre hommage, en 1940, le paléontologue américain George Gaylord Simpson (1902-1984) baptisa un genre de primates primitifs ayant vécu entre il y a 56 et 47 millions d’années : "Teilhardina". Plus tard, Teilhard de Chardin a multiplié les expéditions de paléoanthropologie, surtout en Chine en 1923, en 1926 et en 1939-1946 (il participa activement à la découverte du sinanthrope), puis en Éthiopie en 1928, États-Unis en 1930, Inde en 1935, Java en 1936, Birmanie en 1937, Afrique du Sud en 1951 et 1953…
Un homme d’église et grand scientifique, voilà un CV très atypique et pourtant essentiel. Car jamais la foi n’a été en compétition avec la science. Si, de son vivant, le Vatican avait eu des différends philosophiques et théologiques avec Pierre Teilhard de Chardin (notamment sur le péché originel), il fut une solide référence pour les trois derniers papes, Jean-Paul II, Benoît XVI et le pape François.
Notamment Benoît XVI qui fut l’auteur de l’excellente encyclique de son prédécesseur "Fides et Ratio" (Foi et Raison) du 14 septembre 1998 et qui a écrit dès 1968, lui-même théologien : « C’est un grand mérite de Teilhard de Chardin d’avoir repensé ces rapports, Christ, Humanité, à partir de l’image actuelle du monde. » ("La Foi chrétienne hier et aujourd’hui"). Benoît XVI, devenu pape, a ajouté en 2010 : « Dieu a pu, au-delà de la biosphère et de la noosphère, comme le dit Teilhard de Chardin, créer encore une nouvelle sphère dans laquelle l’homme et le monde ne font qu’un avec Dieu. » ("Lumière du monde"). Il est vrai que les Jésuites ont toujours été des modernistes, souvent trop en avance sur leur temps avec l’Église catholique. Le cardinal français Mgr Paul Poupard a même présidé, au nom du pape Jean-Paul II, un colloque international sur Teilhard de Chardin en octobre 2004 à l’Université pontificale grégorienne de Rome (dirigée par les Jésuites).
Pierre Teilhard de Chardin a fait partie de ces personnalités audacieuses qui voulaient construire un pont entre la foi et la raison, entre Dieu et la science, entre le mystère religieux et la réalité scientifique. C’était audacieux, car cela pouvait évidemment susciter l’incompréhension des deux "camps", des "religieux" d’un côté, mais aussi des "scientifiques" de l’autre côté. Ce qui lui a permis d’être considéré comme sérieux, c’était évidemment son honnêteté intellectuelle en séparant bien ce qui était de l’ordre du fait scientifique et ce qui était de l’ordre de la spéculation spirituelle. Un exemple de grande différenciation entre science et foi : « Sur le fait général qu’il y ait une évolution, tous les chercheurs (…) sont désormais d’accord. Sur la question de savoir si cette évolution est dirigée, il en va autrement. ».
Et assurément, Teilhard de Chardin a voulu avancer dans l’histoire de la pensée à partir de la rive scientifique, pas de la rive religieuse : « Vivant au cœur du christianisme, je pourrais être soupçonné de vouloir en introduire artificieusement une apologie. Or, ici encore, et autant qu’un homme peut séparer en lui divers plans de connaissance, ce n’est pas le croyant convaincu, c’est le naturaliste qui parle et qui demande à être entendu. ».
Cet avertissement, il l’a écrit dans son livre le plus célèbre, le plus connu de la trentaine d’ouvrages, le plus accessible au grand public : "Le Phénomène humain", qui a été publié quelques mois après sa mort en 1955. C’est pour moi un livre essentiel dans la pensée humaine, qu’il faut avoir lu une fois dans son existence (son auteur avait même eu cette "prétention" d’en faire une « introduction à une explication du Monde »).
Dans les lignes qui suivent, je vais proposer un commentaire très personnel et atypique de ce livre. Je reviendrai peut-être plus tard (peut-être pas) dans une analyse plus rigoureuse et structurée du livre. Quand je l’ai lu, il ne m’a pas semblé compliqué à comprendre, mais peut-être que son style reste cependant assez ardu pour certains lecteurs.
Je le répète, bien que prêtre, bien que théologien (il a publié des essais de théologie dès 1916, "La Vie Cosmique", et 1919, "Puissance spirituelle de la Matière"), Teilhard de Chardin a écrit "Le Phénomène humain" en tant que scientifique avant tout. Le livre parle avant tout de l’Évolution et de la place de l’être humain dans l’Univers.
À ce stade de mon article, je veux faire un petit arrêt sur image. Je suis plutôt un visuel, plus visuel qu’auditif. Cela se traduit par une excellente mémoire des nombres, des chiffres, donc des dates, des pourcentages, etc., et par une mémoire assez médiocre des proses ou des vers. Dans mon cerveau, les chiffres, comme du reste les voyelles, sont des couleurs. Il analyse les nombres sans passer par une case d’analyse rationnelle. Il "sent" les nombres immédiatement. Quand j’ouvre un livre au milieu, mon cerveau peut détecter immédiatement une faute d’orthographe sur l’une des pages avant même d’avoir compris un seul mot de la page. C’est pareil pour les nombres. Il y a de l’instantanée. Aucun fait extraordinaire, j’indique simplement un mécanisme cérébral. Cela signifie que l’évolution d’une valeur numérique, je la "sens" rapidement. Un triste exemple d’aujourd’hui, ce sont les (nombreuses) données sur la pandémie du coronavirus SARS-CoV-2. Quand, chaque jour, je prends connaissance des désastreuses statistiques du jour pour différents pays, mon cerveau en détermine assez rapidement la dérivée première et la dérivée seconde, s’il y a un espoir ou au contraire, si on reste plongé dans un interminable cauchemar.
Cette capacité à traduire rapidement l’évolution d’une grandeur physique, je l’ai appliquée en particulier lorsque j’ai lu "Le Phénomène humain". À cette époque, je m’amusais à fondre des alliages. On joue comme on peut. Je ne veux pas en dire trop sur cette activité ludique, si ce n’est que (pour faire simple), j’avais construit une marmite (dont je contrôlais l’atmosphère), mis un matériau dedans (métal ou alliage, je ne précise pas lesquels ici), et mis deux thermocouples (des thermomètres en situation un peu particulière), l’un pour réguler la température de ma marmite, l’autre pour mesurer la température de mon plat de lentilles (enfin, de mon matériau). L’idée était de monter en température pour fondre, puis de redescendre pour solidifier. La régulation était assez simple (aussi simple qu’un thermostat) : montée en température avec une pente donnée (°C par heure), palier puis redescente.
Les deux températures étaient inscrites sur un enregistreur à papier millimétré. J’avais un ordinateur qui enregristrait les données, mais j’avais gardé l’enregistreur physique car il me permettait justement de sentir ce qu’il se passait en direct dans ma marmite. Pourquoi ? Parce qu’on pourrait imaginer que les deux températures fussent parallèles. C’était vrai pour la plupart du temps, sauf… quand il y avait un changement de phase.
Le principal changement de phase, c’était évidemment le passage de l’état solide à l’état liquide (fusion qu’on dit "fonte" dans le milieu verrier pour éviter la confusion avec la fusion nucléaire, du reste, le verre ne change pas de phase puisqu’il est toujours liquide, même durci) ou le contraire (solidification), mais pas seulement, certains métaux peuvent aussi avoir, à haute température, des transformations de phases magnétiques (passage de ferromagnétique à paramagnétique, par exemple, au-delà d’une température appelée température de Curie).
Or, ces transformations de phase, elles se font au prix d’un gain ou d’une perte d’énergie (selon que la transformation est endo- ou exothermique, c’est la raison des chaleurs de solidification, etc.). Ces transformations de la matière sont alors palpables sur un enregistreur où la température du matériau ne suit plus celle du régulateur, parfois en étant plus élevée, parfois moins élevée que la température de référence. Cela permettait, dans mon jeu, de déceler l’apparition d’un changement de phase, de le dater même (puisque sur l’enregistreur papier, le temps est en abscisses), début et fin. Je termine ici mon arrêt sur images.
Pourquoi ai-je parlé de ce petit jeu de cuistot ? Parce qu’en lisant "Le Phénomène humain" (en attendant que mes lentilles cuisissent), je me suis fait la même remarque que Teilhard de Chardin. Avec mes températures, j’y voyais la même analogie, une autre analogie que celle qu’il avait lui-même formulée avec l’Évolution.
En (très) gros, Teilhard de Chardin propose dans son essai une histoire de l’Univers avec des changements de phase. Il imagine la formation du monde (ce qu’on appellera le Big-bang qui pourrait être l’alfa de l’Évolution, j’y reviendrai peut-être une autre fois, mais notons que le Big-bang est très "catho-compatible", c’est du reste un prêtre catholique, belge, qui fut le premier à l’imaginer), puis, la formation des minéraux, puis celle de molécules de chimie organique (eau, oxygène, azote, carbone), puis l’apparition des végétaux, puis celle des animaux, enfin, celle des êtres humains… Plus exactement, l’apparition du vivant dans le minéral, puis l’apparition de la conscience dans le vivant.
À chaque nouvelle apparition, on pourrait dire qu’il y a eu transformation de phase, avec une énergie qui n’est plus linéaire. Ce qui peut expliquer parfois des retours en arrière dans l’Évolution. Bon, aujourd’hui, il n’existe plus le règne minéral, le règne végétal et le règne animal, il y a aussi les bactéries, les archées, les champignons, etc. On pourrait même aller jusqu’aux virus et aux prions, qui sont des êtres particuliers car il serait difficile de dire que ce sont des êtres vivants. Il est communément admis que tous les êtres vivants ont un ancêtre commun, qu’on appelle LUCA, last universal common ancestor. Son apparition est à la vie ce que le Big-bang est à l’univers. Une sorte de singularité inexplicable, issue d’un hasard pour les uns, d’une nécessité pour les autres (d’un dessein vaguement divin).
L’idée de Teilhard de Chardin est donc géniale en ce sens qu’il prend l’Évolution comme une sorte de réaction chimique globale et continue depuis la création de l’Univers. Avec ses zones de singularité, ce que j’appellerais des zones de non-droit dans le sens où les lois de la physique ne fonctionnent plus, et qui sont des zones de transformation de phase, et cette progression au fil du temps, car évidemment, l’axe des abscisses est celui du temps, conduit l’ensemble vers une destination que le paléontologue, redevenu théologien, imagine divine.
Cette progression, c’est d’abord l’organisation de la matière de plus en plus complexe, et, chez les vivants, la structuration de plus en plus complexe du système nerveux (celui de l’humain est le plus complexe des mammifères) : « La Vie est née et se propage sur Terre comme une pulsation solitaire. C’est de cette onde unique qu’il s’agit maintenant de suivre, jusqu’à l’Homme, et si possible, jusqu’au-delà de l’Homme, la propagation. ».
Pour Teilhard de Chardin, l’apparition de l’être humain (dont la date reste trouble, entre 6 millions d’années et 30 000 ans pour "l’homme moderne") est associée à l’apparition de la conscience humaine. Le paléontologue français Jean Piveteau (1899-1991) a assez bien résumé la pensée de Teilhard de Chardin dans sa préface pour "La place de l’Homme dans la nature" que Teilhard de Chardin a publié en 1949 : « L’avènement de l’Homme marque un palier entièrement original, d’une importance égale à ce que fut l’apparition de la vie, et que l’on peut définir comme l’établissement sur la planète d’une sphère pensante, surimposée à la biosphère, la noosphère. En elle, l’immense effort de cérébralisation qui commença sur la Terre juvénile va s’achever en direction de l’organisation collective ou socialisation… ». On peut comprendre que la pensée de Teilhard de Chardin n’est pas exempte de considérations politiques, économiques et sociales.
Le génie, c’est effectivement de ne pas s’arrêter en si bon chemin. Teilhard de Chardin était un historien, un paléontologue, c’est-à-dire un historien des temps très anciens, mais rien ne l’empêchait d’imaginer l’avenir. Car pour lui, c’est une évidence : plus le temps passe, plus la conscience se rapproche de Dieu, ce point oméga qui est le point final, la destination de toute cette longue et lente chaîne de l’Évolution : « l’humanité qui se rassemble pour rejoindre Dieu ».
Nous sommes les êtres humains, et notre échelle humaine est ultracourte en comparaison avec l’apparition des végétaux, celle des animaux, etc. Mais rien n’empêche de spéculer. D’imaginer, dans le futur, une nouvelle transformation de phase, l’apparition d’un nouveau "truc" (je ne sais comment l’appeler), un truc qui serait au-delà de la conscience humaine, une sorte de surhumain (pas au sens de Nietzsche en tout cas qui n’avait pas l’imagination du papillon pour imaginer une sur-chenille).
En 1922, Teilhard de Chardin a proposé un mot pour désigner ce "truc" : la noosphère (reprenant le mot esprit en grec), concept qu’il a partagé avec le chimiste russe Vladimir Vernadsky (1863-1945) et le mathématicien et philosophe français Édouard Le Roy (1870-1954), également ami de Teilhard de Chardin : « pellicule de pensée enveloppant la Terre, formée des communications humaines ». La noosphère pourrait être considérée comme une "conscience collective globale", une sorte de réseau de réflexions et de communications qu’on ne peut pas imaginer autrement que le réseau Internet d’aujourd’hui. Cette conscience qui peut prendre le pas sur des réalités plus basiques. Étonnante anticipation.
Teilhard de Chardin était même allé encore plus loin dans "Le Phénomène humain" puisqu’il envisageait déjà, quasiment, un accouplement entre deux mondes pensants : « Sous la tension croissante de l’Esprit à la surface du Globe, on peut d’abord se demander sérieusement si la vie n’arrivera pas un jour à forcer ingénieusement les barrières de sa prison terrestre, soit en trouvant le moyen d’envahir d’autres astres inhabités, soit, événement plus vertigineux encore, en établissant une liaison psychique avec d’autres foyers de conscience à travers l’Espace. La rencontre et la mutuelle fécondation de deux noosphères. ».
Cette vision très audacieuse de l’évolution de l’Univers fait ainsi de Teilhard de Chardin l’un des anticipateurs les plus exceptionnels de l’évolution future de l’humanité.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (05 avril 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Pierre Teilhard de Chardin.
L’encyclique "Fides et ratio" du 14 septembre 1998.
Boris Vian.
Jean Daniel.
Claire Bretécher.
George Steiner.
"Erectus" de Xavier Müller.
Jean Dutourd.
Dany Laferrière.
Amin Maalouf.
Michel Houellebecq et Bernard Maris.
Albert Camus et "Le Mythe de Sisyphe".
Philippe Bouvard.
Daniel Pennac.
Alain Peyrefitte.
"Les Misérables" de Victor Hugo.
André Gide, l’Immoraliste ?
Je t’enseignerai la ferveur.
Lucette Destouches, Madame Céline pour les intimes…
René de Obaldia.
Trotski.
Le peuple d’Astérix.
David Foenkinos.
Anne Frank.
Érasme.
Antoine Sfeir.
"Demain les chats" de Bernard Werber.
Bernard Werber.
Freud.
"Soumission" de Michel Houellebecq.
Vivons tristes en attendant la mort !
"Sérotonine" de Michel Houellebecq.
Sérotonine, c’est ma copine !
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200410-teilhard-de-chardin.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/teilhard-de-chardin-precurseur-de-223109
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/04/06/38173088.html