« Mais Jean-Sol approchait. Des sons de trompe d’éléphant se firent entendre dans la rue (…). Au loin, la silhouette de Jean-Sol émergeait d’un houdah blindé sous lequel le dos de l’éléphant, rugueux et ridé, prenait un aspect insolite à la lueur d’un phare rouge. À chaque angle du houdah, un tireur d’élite armé d’une hache se tenait prêt. » (Boris Vian, 1947).
L’écrivain et philosophe engagé Jean-Paul Sartre est mort à Paris il y a quarante ans, le 15 avril 1980 à l’âge de 74 ans (né à Paris le 21 juin 1905). Quasi-aveugle depuis plusieurs années, Sartre avait marqué son époque de son empreinte, de sa forte personnalité et de son engagement communiste (pas très pertinent au regard de l’histoire). Rival littéraire d’Albert Camus et rival économique de Raymond Aron, Jean-Paul Sartre avait une caractéristique très rare parmi les petits génies de son temps : il était d’un orgueil planétaire, au point de refuser le Prix Nobel de Littérature qu’on lui a attribué en 1964 (refus supposé provenir d’une marque de modestie mais qui ne peut être traduit que par cette marque d’un orgueil démesuré). Il a néanmoins accepté certains autres titres honorifiques, comme docteur honoris causa de l’Université de Jérusalem (en 1976, peu avant sa mort).
Ses relations intellectuelles avec ses camarades normaliens, sa relation avec Simone de Beauvoir, ses relations avec Paul Nizan, Maurice Merleau-Ponty, Albert Camus, Raymond Aron, etc., ont fait que l’histoire de Jean-Paul Sartre se confond un peu avec l’histoire intellectuelle de la France des années 1930 aux années 1970.
L’un des points de départ de la philosophie de Sartre fut la très célèbre conférence de 1945, qui fut retranscrite dans un livre : "L’existentialisme est un humanisme". Disons-le clairement : j’ai trouvé que Jean-Paul Sartre avait un excellent style littéraire, phrases bien concises, claires, haletantes (lire "Les Mots", son autobiographie), pensées également claires, subtiles, nuancées, et sa réflexion sur l’existentialisme fut très intéressante et enrichissante même si, à mon avis, elle reprend en grand partie les analyses de l’existentialisme chrétien, mais j’ai beaucoup de difficulté avec sa vie, ses engagements multiples et dérisoires, et son grand orgueil (qui, pourtant, est souvent commun aux fortes personnalités).
C’est peut-être pour ces raisons que j’ai adoré un écrivain léger et farceur, bricoleur et pas prétentieux, qui parlait de Sartre excellemment, avec cette pointe d’humour potache, cette idée de remettre Sartre et ses adorateurs à leur place. J’ai nommé Boris Vian, quinze ans plus jeune que Sartre, qui s’est follement amusé de ce qu’était devenu Sartre, dès 1945 (le philosophe venait d’avoir 40 ans).
Et le meilleur moyen de s’en rendre compte, c’est évidemment la lecture de "L’Écume des jours" qui est d’une richesse infinie, tant sur la forme (vocabulaire, style, créativité) que sur le fond. Boris Vian l’a publié en 1947 chez Gallimard, donc après 1945 (la conférence sur l’existentialisme) et avant 1949. Pourquoi avant 1949 ? Parce qu’évidemment, il est toujours difficile de séparer la vie intellectuelle de la vie affective d’un grand auteur. C’est le cas pour Sartre et aussi Vian. Pourquoi ? Parce que la première épouse de Boris Vian (officiellement mariée à lui de 1941 à 1953), Michelle Vian, née Michèle Léglise (1920-2017), elle est morte récemment, vestige d’un temps intellectuel si ancien !, a été une collaboratrice de Jean-Paul Sartre, elle tapait ses articles avant leur publication dans "Les Temps Modernes". Elle tapait aussi les manuscrits de Boris Vian qui en a fait un des personnages centraux de "L’Écume des jours" : Chloé.
Petit piment à surajouter : à partir de 1949, et jusqu’à sa mort en 1980, Jean-Paul Sartre a entretenu une liaison amoureuse avec Michelle Vian, ce qui signifie, que cette liaison existait avant la séparation avec Boris Vian en 1951. On aurait pu donc imaginer une petite vengeance personnelle de Boris Vian, mais c’est chronologiquement impossible puisqu’il a rédigé "L’Écume des jours" avant le début de cette liaison. Comme si, hors de l’unité de temps, il avait anticipé les raisons de ses moqueries.
Car dans son œuvre magistrale, Boris Vian se moque de Jean-Paul Sartre, oui, c’était commun. Il se moque même de ses supporters, de ses fidèles, de ses disciples. Pour eux, Jean-Paul Sartre était presque un phénomène de foire, ou comme un grand chanteur (qui n’existait pas encore à l’époque), une occasion de sortie, une occasion de rencontre, et aussi, une occasion de fétichisme. Boris Vian s’amuse ainsi dans "L’Écume des jours" à évoquer tout un commerce parallèle de choses qui auraient appartenu à Jean-Paul Sartre. Évidemment, c’est de la fiction, enfin, plutôt du réalisme poussé à l’extrême.
Soyons rigoureux, pour être exact, Boris Vian ne cite jamais Jean-Paul Sartre …mais Jean-Sol Partre. Et il a décrit avec beaucoup d’humour cette fameuse conférence 29 octobre 1945 au Club Maintenant sur l’existentialisme. Une véritable star, qu’était Sartre. Une rock star. Ses fans en sont fous : « Alice, Isis attendaient, avec lui, l’arrivée du conférencier. Elles venaient de passer la nuit là, très désireuses de ne pas manquer l’événement. (…) Nombreux étaient les cas d’évanouissement dus à l’exaltation intra-utérine qui s’emparait plus particulièrement du public féminin, et, de leur place, Alise, Isis et Chick entendaient distinctement le halètement des vingt-quatre spectateurs qui s’étaient faufilés sous l’estrade et se déshabillaient à tâtons pour tenir moins de place. ». Un lieu mythique pour la formation des couples : « C’est là qu’on s’est connus… ».
L’arrivée du maître a fait des victimes : « À grandes enjambées, l’éléphant se frayait un chemin dans la foule et le piétinement sourd des quatre piliers s’agitant dans les corps écrasés se rapprochait inexorablement. Devant la porte, l’éléphant s’agenouilla et les tireurs d’élite descendirent. D’un bond gracieux, Partre sauta au milieu d’eux, et, ouvrant la route à coup de hache, ils progressèrent vers l’estrade. ».
La description des fanatiques de Sartre ne manque pas de faire sourire sinon rire.
Ainsi : « La foule se bousculait pour accéder à la salle où Jean-Sol donnait sa conférence. Les gens utilisaient les ruses les plus variées pour déjouer la surveillance du cordon sanitaire chargé d’examiner la validité des cartes d’invitation, car on en avait mis en circulation de fausses par dizaines de milliers. Certains arrivaient en corbillard et les gendarmes plongeaient une longue pique d’acier dans le cercueil, les clouant au chêne pour l’éternité, ce qui évitait de les en sortir pour l’inhumation et ne causait de tort qu’aux vrais morts éventuels, dont le linceul se trouvait bousillé ; d’autres se faisaient parachuter par avion spécial (et l’on se battait aussi au Bourget pour monter dans l’avion). (…) D’autres (…) tentaient d’arriver par les égouts. On les repoussait à grands coups de souliers ferrés sur les jointures, au moment où ils s’agrippaient au rebord pour se rétablir et sortir, et les rats se chargeaient du reste. ».
Les "vrais" fans : « Seuls les purs, les au courant, les intimes avaient de vraies cartes, très facilement reconnaissables des fausses et, pour cette raison, passaient sans encombre par une allée étroite ménagée au ras des maisons et gardée tous les cinquante centimètres par un agent secret déguisé en servo-frein. Ils étaient néanmoins en fort grand nombre et la salle, déjà pleine, continuait d’accueillir, de seconde en minute, de nouveaux arrivants. ».
Sociologie de la salle : « Le public qui se pressait là présentait des aspects bien particuliers. Ce n’étaient que visages fuyants à lunettes, cheveux hérissés, mégots jaunis, renvois de nougats et, pour les femmes, petites nattes miteuses ficelées autour du crâne et canadienne portée à même la peau, avec échappée en forme de tranches de seins sur fond d’ombre. ».
L’illustre conférencier : « Partre se préparait à lire sa conférence. Il émanait de son corps souple et ascétique une radiance extraordinaire, et le public, captivé par le charme redoutable qui paraît ses moindres gestes, attendait, anxieux, le signal du départ. ». On dirait presque une course hippique !
Les journalistes vautours : « Jean-Sol venait de débuter. On n’entendit tout d’abord que les cliquetis des obturateurs. Les photographes et reporters de la presse et du cinéma s’en donnaient à cœur joie, mais l’un d’eux fut renversé par le recul de son appareil et une horrible confusion s’ensuivit. Ses confrères furieux se ruèrent sur lui et l’arrosèrent de poudre de magnésium. Il disparut dans un éclair éblouissant à la satisfaction générale, et les agents emmenèrent en prison tous ceux qui restaient. ».
La réaction de la salle : « Le public, qui s’était tenu à peu près calme jusqu’ici, commençait à s’énerver et manifestait son admiration pour Partre à grand renfort de cris et d’acclamations chaque fois qu’il disait un mot, ce qui rendait assez difficile la compréhension parfaite du texte. ».
Le contenu de la conférence : « Une partie du plafond venait de se soulever et une rangée de têtes apparut. D’audacieux admirateurs venaient de se faufiler jusqu’à la verrière, et d’effectuer cette opération délicate. (…) Partre s’était levé et présentait au public des échantillons de vomi empaillé. Le plus joli, pomme crue et vin rouge, obtint un franc succès. (…) La totalité du plafond s’abattit dans la salle (…). Une épaisse poussière s’éleva. Dans les plâtras, des formes blanchâtres s’agitaient, titubaient et s’effondraient asphyxiées par le nuage lourd qui planait au-dessus des débris. Partre s’était arrêté et riait de bon cœur en se tapant sur les cuisses, heureux de voir tant de gens engagés dans cette aventure. Il avala une grande goulée de poussière et se mit à tousser comme un fou. (…) Le pandémonium, dans la salle, était à son comble. Partre, maintenant, buvait à même la carafe et se préparait à s’en aller car il venait de lire sa dernière feuille. ».
Un génie caricaturé par un autre génie.
Le choc des génies !
Trois quarts de siècle plus tard, qui reste-t-il le plus ?
Le caricaturiste ou le caricaturé ?
Peut-être aucun des deux ? ou les deux ?
En tout cas, merci aux deux, le narrateur et son modèle, pour ce bref mais intense moment d’hilarante lecture !…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (11 avril 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
L’Être est le Néant.
Jean-Paul Sartre.
Pierre Teilhard de Chardin.
Boris Vian.
Jean Daniel.
Claire Bretécher.
George Steiner.
"Erectus" de Xavier Müller.
Jean Dutourd.
Dany Laferrière.
Amin Maalouf.
Michel Houellebecq et Bernard Maris.
Albert Camus et "Le Mythe de Sisyphe".
Philippe Bouvard.
Daniel Pennac.
Alain Peyrefitte.
"Les Misérables" de Victor Hugo.
André Gide, l’Immoraliste ?
Je t’enseignerai la ferveur.
Lucette Destouches, Madame Céline pour les intimes…
René de Obaldia.
Trotski.
Le peuple d’Astérix.
David Foenkinos.
Anne Frank.
Érasme.
Antoine Sfeir.
"Demain les chats" de Bernard Werber.
Bernard Werber.
Freud.
"Soumission" de Michel Houellebecq.
Vivons tristes en attendant la mort !
"Sérotonine" de Michel Houellebecq.
Sérotonine, c’est ma copine !
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200415-sartre.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/sartre-rock-star-des-annees-vian-223211
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/04/06/38174903.html
commenter cet article …