« La politique européenne, elle sera poursuivie après moi, comme elle avait commencé avant moi, peut-être pas de la même façon, mais finalement l’histoire oblige. Ce que nous avons fait doit être poursuivi et le sera. (…) La première victoire qui soit commune, c’est la victoire de l’Europe sur elle-même. (…) L’Europe, nous la faisons, nous aimons nos patries. Restons fidèles à nous-mêmes. Relions le passé et le futur et nous pourrons passer, l’esprit en paix, le témoin à ceux qui vont nous suivre. » (François Mitterrand, le 8 mai 1995 à Berlin).
Ce vendredi 8 mai 2020, c’est le soixante-quinzième anniversaire de la Victoire de 1945. Comme d’autres cérémonies en ce moment, cette célébration de la Victoire va se faire, à Paris, en petit comité pour cause de covid-19, alors que ce devrait être une grande fête populaire.
Le 7 mai 1945 à 2 heures du matin, la reddition sans condition de l’armée allemande a été signée à Reims, puis la capitulation a été signée à nouveau à Berlin sur demande insistante des Soviétiques, et ils avaient raison de vouloir la faire dans la capitale allemande. D’ailleurs, il n’y a pas que le lieu qui fut singulier. La signature a été faite à 23 heures le 8 mai 1945, mais pour les Russes, il était déjà 1 heure du matin, donc c’était déjà le 9 mai 1945, ce qui fait que les Russes, encore aujourd’hui, fêtent la Victoire le 9 mai et pas le 8 mai. C’est d’ailleurs, avec le 1er mai, une très grande fête chez les Russes, à peu près équivalent de Noël chez nous, en France.
Ce qui fait que c’était très regrettable, et à mon sens une erreur diplomatique inutile, que François Hollande, Président de la République, ou Manuel Valls, Premier Ministre, aient refusé de venir représenter la France le 8 mai 2015 à Moscou, pour commémorer avec les Russes la Victoire, absence à cause de la crise ukrainienne, alors que Vladimir Poutine était pourtant venu en Normandie pour le soixante-dixième anniversaire du Débarquement le 6 juin 2014.
En France, la commémoration du 8 mai 1945 a été initialement réglementée par la loi du 7 mai 1946 qui a fixé la date de commémoration au deuxième dimanche de mai. Puis, la loi n°53-225 du 20 mars 1953 a déclaré le 8 mai jour férié (mais pas chômé), mais cela s’est arrêté en 1959. Pourquoi ? À cause de l’arrivée au pouvoir de De Gaulle qui, pour renforcer la réconciliation franco-allemande, a préféré mettre en sourdine tout ce qui pouvait diviser, et la commémoration du 8 mai ne pouvait que rappeler la division là où on cherchait à encourager la réconciliation.
Le décret du 11 avril 1959 a fixé alors la cérémonie du 8 mai au deuxième dimanche du mois de mai (comme entre 1946 et 1953) et lui a retiré son caractère férié. De Gaulle a ensuite assoupli cette contrainte en acceptant la célébration le jour même du 8 mai, mais le soir (décret du 17 janvier 1968). Toujours dans un souci de renforcer les liens d’amitié entre la France et l’Allemagne, le Président Valéry Giscard d’Estaing a même supprimé la commémoration du 8 mai à partir de 1975.
C’est François Mitterrand qui a rétabli le 8 mai comme un jour férié (loi n°81-893 du 2 octobre 1981), ce qui fait que le mois de mai est généralement saucissonné, troué par de multiples "ponts" pré-estivaux, le 1er mai et le 8 mai (qui tombent le même jour de la semaine), ainsi que (selon les années), le jeudi de l’Ascension et le lundi de la Pentecôte (souvent en juin plutôt qu’en mai). Même les plus athées des salariés sont attachés à ces fêtes pourtant exclusivement catholique et malheureusement, leur signification sociale est surtout une augmentation de la mortalité routière pendant ces périodes à fortes transhumances. En 2020, c’est assez différent à cause de la pandémie du covid-19.
Pendant la Présidence de François Mitterrand, l’amitié franco-allemande n’était plus incompatible avec la célébration de la Victoire de 1945, pour une raison simple : Richard von Weizsäcker, Président de la République fédérale d’Allemagne, a prononcé un discours historique à Bonn le 8 mai 1985, à l’occasion du quarantième anniversaire. Pour la première fois, un officiel allemand faisait bien la différence entre l’Allemagne et l’Allemagne nazie de Hitler : « Ce jour nous a tous libérés du système de la tyrannie nationale-socialiste édifiée sur le mépris de l’homme. (…) Nous devons nous garder de voir dans la fin de la guerre la cause de l’exode, de l’expulsion et de la privation de liberté. Cette cause réside bien plus dans le commencement de la guerre et dans le début de cette tyrannie qui conduisit à la guerre. Nous n’avons pas le droit de dissocier le 8 mai 1945 du 30 janvier 1933. ».
Enfin, il faut rajouter une "nouveauté" dans la tradition française à partir de 1995. Elle vient aussi de François Mitterrand.
En effet, en raison de la mort du Président Georges Pompidou, l’élection présidentielle a lieu en France au mois de mai, du moins son second tour, et donc, également le début du mandat du nouveau Président de la République (avant la démission de De Gaulle, cette élection avait lieu en décembre). J’imagine d’ailleurs qu’on est tellement habitué à voter pour l’élection présidentielle au printemps (ce qui, pour une campagne présidentielle, est plus optimiste et moins déprimante qu’en plein hiver), que si d’aventure, un Président de la République venait à quitter ses fonctions (démission ou décès) en été ou en automne, on inventerait une loi pour remettre le calendrier au printemps la fois suivante (Valéry Giscard d’Estaing avait déjà ravancé d’un mois l’élection de 1981).
Pourquoi parler du calendrier électoral présidentiel ? Parce que justement, depuis 1995, le second tour de l’élection présidentielle a lieu avant le 8 mai (en 1988, le second tour était le 8 mai, probablement comme en 2022), et le début du nouveau mandat a lieu après le 8 mai. Cela a l’air de rien, surtout lorsqu’un Président sortant est réélu, mais lorsqu’il y a un changement de Président, alors il y a deux Président de la République pour une même cérémonie.
Or, jusqu’en 1981, il n’y avait jamais eu de passation des pouvoirs entre le Président sortant et son successeur, en raison de la démission bouderie de De Gaulle et, a fortiori, du décès de son successeur. Valéry Giscard d’Estaing, dans son amertume électorale, aurait pu faire comme De Gaulle, se retirer sans passer les pouvoirs, mais au contraire, lui qui avait refusé de dissoudre l’Assemblée Nationale juste pour convenance personnelle, voulait respecter la stricte continuité de l’État et malgré les insultes qu’il a reçues quand il est reparti à pieds de l’Élysée le 21 mai 1981, il était heureux d’avoir inauguré un nouveau protocole, celui d’une passation des pouvoirs très républicaine entre les deux Présidents, d’une passation apaisée.
En 1995, François Mitterrand était très heureux de laisser la place à Jacques Chirac. Certes, les deux hommes avaient été des adversaires redoutables pendant plus de deux décennies, mais François Mitterrand était heureux de ne pas avoir à laisser sa place à Édouard Balladur, le Premier Ministre de la cohabitation qui prenait un peu trop de place au point d’être beaucoup trop à l’initiative sur le terrain militaire et diplomatique.
Non seulement il y a eu une cérémonie de passation des pouvoirs le 17 mai 1995 on ne peut plus républicaine (et sans insulte, cette fois-ci, pour le Président sortant qui était très malade et âgé), mais François Mitterrand a invité son successeur (le "Président élu" selon la terminologie des institutions américaines) à la cérémonie du 8 mai 1995, au lendemain de l’élection.
Voir ainsi côte à côte François Mitterrand et Jacques Chirac, sur un pied d’égalité, célébrer les soldats morts pour la liberté et la victoire sur le nazisme, qui plus est le cinquantième anniversaire de la Victoire, a eu une signification républicaine très intense, au point que les successeurs ont fait de même par la suite : Jacques Chirac a invité Nicolas Sarkozy aux cérémonies du 8 mai 2007, Nicolas Sarkozy a invité François Hollande aux cérémonies du 8 mai 2012, enfin, François Hollande a invité Emmanuel Macron aux cérémonies du 8 mai 2017.
François Mitterrand a d’ailleurs fait très fort pour sa dernière journée de travail, le 8 mai 1995, car après avoir assisté le matin au défilé militaire sur les Champs-Élysées, avec à sa droite Jacques Chirac, et aussi de nombreux invités internationaux (dont Helmut Kohl), il est allé l’après-midi à Berlin prononcer un discours, son dernier discours présidentiel : « Je suis venu célébrer chez vous le 8 mai 1945, exactement comme l’ont fait le Président et le Chancelier allemands ce matin à Paris. C’est une réflexion sur le sens de ce 8 mai que je veux approfondir, car je crois que nos fils considéreront avec étonnement ce rassemblement de tant de peuples qui se sont tant meurtris, cette célébration d’un événement où la victoire et la défaite se mêlent, où chacun compte et pleure ses morts, en oubliant parfois de s’émerveiller que de ces morts soit née la prise de conscience de ce qu’une civilisation peut faire et de ce qu’elle ne doit pas faire, de ce que l’avenir attend et de ce qu’il interdit. Bref, cette prise de conscience qui s’appelle le triomphe de la vie. ».
Et son discours était bien sûr résolument tourné vers la construction européenne : « J’ai vécu toutes les étapes de la construction de l’Union Européenne (…). J’ai vécu aussi la guerre elle-même et je sais que si la victoire est revenue dans mon pays, c’est en faisant bien des détours. Un détour par le ciel anglais, un détour par les espaces africains, un détour par d’immenses territoires et l’héroïsme russes, un détour par les profondeurs du nouveau monde américain qui répondait à sa vocation initiale pour venir au secours de la liberté, là où elle était perdue ou menacée. Mais aussi ce pays, le mien, qui fut d’abord vaincu et occupé, a reconnu la victoire avec ses alliés, grâce à ses alliés, mais aussi par la révolte du corps et de l’esprit devant l’horreur des camps de concentration, de l’Holocauste, l’oubli de toutes les valeurs et de toutes les vertus humaines. ».
Cette année, comme dit plus haut, la journée va être très particulière car le peuple français est absent car interdit d’accompagner les autorités dans un hommage qui va être écourté et minimisé, pour cause de confinement. Cela n’a pas empêché Emmanuel Macron d’inviter ses prédécesseurs (comme c’est la règle républicaine depuis quelques décennies). Nicolas Sarkozy et François Hollande ont donc confirmé leur présence.
Faut-il maintenir férié le 8 mai ? Faut-il "réunifier" la fête de la Victoire avec le calendrier russe et adopter le 9 mai ? J’avais déjà pris position pour le 9 mai, mais peut-être pour une autre raison…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (05 mai 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Les 75 ans de la Victoire sur le nazisme.
La Seconde Guerre mondiale.
La Première Guerre mondiale.
La Libération de Paris.
La République de Weimar.
Le Pacte germano-soviétique.
Le Débarquement en Normandie.
Les Accords de Munich.
Le Pacte Briand-Kellogg.
Le Traité de Versailles.
L’Europe, c’est la Paix.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200508-victoire.html
https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/les-75-ans-de-la-victoire-sur-le-224087
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/05/03/38258666.html