« Vie longue ou brève ; triomphe ou déroute apparente ; solidité de la pierre ou fragilité d’une pauvre jeune fille mortelle : peu importe ! s’il existe une vérité immuable, une foi qui ne peut passer, l’amour d’une patrie immortelle, l’attente d’une paix qui est une exigence naturelle du cœur humain, la soif d’une justice qui nécessairement l’emportera à l’heure fixée par l’histoire, à l’heure de la reconstruction, de la réhabilitation, de la résurrection. Loi nécessaire, qui unit toujours le sacrifice au triomphe, l’humiliation à la gloire, le mystère du Calvaire à l’aube lumineuse du matin de la Résurrection. Heureux le peuple qui s’en souvient, même pour affronter, s’il le fallait, le jugement des hommes, comme Jeanne l’a su faire avec une admirable constance et une inaltérable sérénité. » (Pie XII, le 25 juin 1956).
Il y a cent ans, le 16 mai 1920, a eu lieu un événement important qui a clos une très longue séquence historique : Jeanne d’Arc a été canonisée par l’Église catholique, représentée par son pape Benoît XV (le pape "modèle" du cardinal Joseph Ratsinger devenu Benoît XVI qui l’a incité à reprendre son nom de règne). Le processus de canonisation a été long puisqu’il a commencé le 2 novembre 1874, avec l’étape de la béatification le 18 avril 1909.
La canonisation de Jeanne d’Arc peut rendre triplement mal à l’aise.
Déjà par le principe même de la canonisation, d’autant plus que celle-ci (voir plus loin) fut principalement motivée par des raisons politiques. Le pape Jean-Paul II, lui-même canonisé (à une vitesse éclair), a, durant son long ministère, canonisé aussi "à tours de bras", en doublant le nombre de saints avant et après son pontificat. L’idée n’était évidemment pas de "déprécier" le principe de sanctification, mais de rappeler que tout humain est un saint, aussi humble soit-il. J’insiste sur le "est" plus que sur le "peut être un saint", car c’est le principe de la communion des Saints (revoir à ce sujet la liturgie de la Toussaint).
Ensuite, je reste toujours très dubitatif sur le fait que l’Église soutienne des héros nationaux en temps de guerre. Dieu, celui de l’Église catholique, ne peut pas être juge et partie, ne peut pas être dans un camp contre un autre camp, dans une guerre, catholique signifie universel, et Dieu est le même pour toutes les nations (la notion de nation est d’ailleurs très récente). Pourquoi Dieu serait-il du côté des Armagnacs contre les Bourguignons ? Alors que ce ne sont que de basses divisions politiciennes qui n’intéressent plus notre époque contemporaine. Jeanne se posait aussi ce genre de question. Si Dieu prend partie dans la division des hommes, il risque de se montrer injuste, et surtout, il risque de se tromper, de faire le mauvais choix.
Ainsi, cet exemple de discours le 23 septembre 1904, mêlant nation et christianisme, en plein anticléricalisme, celui du pape Pie X, futur saint, accueillant une délégation française au Vatican : « Comme l’a proclamé la Vénérable Pucelle d’Orléans, Jeanne d’Arc, la France est le royaume de Jésus-Christ. (…) Dieu aime la France parce qu’il aime l’Église, et que, puisqu’Il protège son Épouse, Il veut aussi le salut de sa Fille bien aimée. Oui, Dieu aime la France, à cause des œuvres si nombreuses qu’elle a fondées pour le salut des âmes ; œuvres qui, comme les eaux d’un fleuve majestueux, répandent de tous côtés leur action bienfaisante. (…) À votre retour en France, emportez avec vous, non pas seulement l’espérance, mais la certitude que Notre Seigneur Jésus-Christ, dans l’infinie bonté de son Cœur miséricordieux, sauvera votre patrie, en la maintenant toujours unie à l’Église, et que, par l’intercession de la Vierge Immaculée, Il fera se lever l’aurore des jours meilleurs. ».
La troisième raison du malaise, c’est que l’Église n’était pas très à l’aise de faire d’une condamnée au bûcher une nouvelle sainte. Car la mort de Jeanne la Lorraine, à 19 ans, le 30 mai 1431 à Rouen a été particulièrement horrible. Petite anecdote sans intérêt mais que je cite quand même ici. Quand j’étais enfant, je ne pouvais imaginer une mort plus horrible que celle de brûler vif sur un bûcher (comme Jeanne d’Arc, mais pas seulement ; quand on est enfant, il y a aussi d’autres exemples connus dans l’histoire médiévale). Et je ne comprenais pas pourquoi Jésus-Christ, dans sa Passion, celui qui, en principe, devait souffrir le plus pour la rédemption de toute l’humanité, était mort "seulement" par la Croix et pas par le bûcher (certes, il y a le contexte historique et il y a aussi la nécessité de la préservation du corps pour la Résurrection). Un peu plus tard, j’ai su que la crucifixion n’était pas non plus une mort douce, et même, plus généralement, j’ai compris qu’aucune mort n’était douce si l’esprit était en pleine conscience physique et mentale.
Or, le responsable de cette fin atroce (outre l’indifférence ingrate du nouveau roi Charles VII), c’était l’évêque de Beauvais, Pierre Cauchon (1371-1442). Je n’évoque pas le procès ni les véritables raisons qui ont amené Jeanne sur le bûcher, mais c’était assez clair que par cet évêque (malgré ses préoccupations politiques au service du roi d’Angleterre), l’Église elle-même ne pouvait pas ne pas être entachée par cette mort. Pierre Cauchon, qui avait le mauvais rôle, fut conspué par de nombreux historiens ou intellectuels au fil des siècles après sa mort (on peut citer Voltaire, Jules Michelet, Régine Pernoud et Jean Favier a même étudié le comportement foncièrement sadique de l’évêque qui visait surtout à ridiculiser Charles VII).
Cela expliqua pourquoi l’Église a voulu faire rapidement un procès de réhabilitation. Initialement, Charles VII a demandé en 1450 l’ouverture d’une enquête pour réviser le procès, cette démarche, purement politique, avait pour objectif de consolider son pouvoir. Deux mois après son élection le 8 avril 1455 (peu de temps après la chute de Constantinople par les Ottomans), le nouveau (et vieux) pape Alfonso Borgia, devenu Calixte III (1378-1458), a ordonné la révision du procès.
Cela a abouti à un jugement de réhabilitation sans ambiguïté par l’arrêt du 7 juillet 1456 : « Nous, siégeant en tribunal et ayant Dieu seul devant les yeux, par Notre sentence définitive que siégeant en tribunal Nous portons par cet acte, disons, prononçons, décrétons et déclarons que lesdits procès et sentences, entachés de dol, chalonge, iniquité, mensonge, erreur manifeste de droit et de fait, de même que ladite abjuration et toutes leurs exécutions et séquelles ont été, sont et seront nuls, invalides, inexistants et vains ; et ce néanmoins, autant que de besoin et de raison, les cassons, supprimons, annulons et déclarons dénués de toute validité ; déclarons en outre que ladite Jeanne, ses parents et les demandeurs eux-mêmes, n’ont été entachés d’aucune souillure d’infamie à l’occasion des prémisses, et ils en doivent être réputés exempts et saufs ; les en disculpant autant que de besoin est. ».
Un quart de siècle après le supplice de Jeanne, le Vatican s’est rangé ainsi du côté des soutiens de Jeanne et pas de ses tortionnaires. Ouf ! l’honneur était sauf ! À l’occasion du 500e anniversaire de cette réhabilitation, le 25 juin 1956, le pape Pie XII a délivré un message radiophonique aux catholiques de Rouen : « Quel contraste entre cette inaltérable stabilité [de la cathédrale de Rouen] et les frêles apparences de l’humble jeune fille, qui devait avoir une si grande part dans l’histoire de France ! Et pourtant, cette enfant à première vue si fragile devenait, elle aussi, un solide édifice ; telle une cathédrale enracinée dans le sol, elle creusait ses fondements dans l’amour de la patrie, dans un désir véhément de paix et une soif de justice, qui devait l’arracher de l’ombre où elle semblait confinée pour la jeter dans le cours violent de l’histoire. Choisie par Dieu, une conscience inébranlable de sa mission, un désir ardent de sainteté alimenté par la volonté de mieux correspondre à sa très haute vocation, lui feront surmonter les obstacles, ignorer les périls, affronter les grands de la terre, se mêler aux problèmes internationaux du temps et se transformer en capitaine habillé de fer, pour monter terrible à l’assaut. (…) En face de la simplicité exemplaire, du parfait désintéressement, de l’idéal sans tache, se dressent la prudence du monde, la cupidité, l’incompréhension et la corruption, qui vont tisser leurs filets pour l’isoler, l’immobiliser et la faire périr comme un ennemi dangereux. (…) Et voilà qu’une fois encore les flammes d’un bûcher ravivent l’incendie sur l’une de ses places ; dans le silence résonnent les paroles d’une martyre fidèle à sa vocation, pleine de foi en l’Église, à laquelle elle en appelait, invoquant le très doux nom de Jésus, son unique consolation. À travers la fumée qui monte, elle fixe la Croix, certaine qu’un jour, elle obtiendra justice. ».
Dans le roman national français, Jeanne d’Arc a ainsi acquis, peu à peu, une place de choix aux côtés des rois et des hommes d’État, ce qui était assez rare (elle fut le sujet d’abondantes littératures, et aussi d’œuvres cinématographiques). Le dernier héros à occuper cette place est bien entendu le général De Gaulle qui, lui aussi, a entendu la petite voix de l’esprit de Résistance pour retrouver la souveraineté d’une France occupée par l’ennemi. D’autres grands noms de l’histoire peuvent aussi être cités, comme Clemenceau, Thiers (oui, Thiers !), peut-être Napoléon Bonaparte (avant sa période impériale), et si l’on remonte, peut-être Henri IV (mais certainement pas Louis XIV).
Bondissons directement au XIXe siècle, le siècle des nationalismes, celui de la naissance des nations, sur la lancée de la Révolution française. La France devait se construire un "roman national", aussi robuste que les dynasties millénaires, pour justifier le régime en place. Ce besoin n’était pas seulement pour la Troisième République mais déjà antérieurement. Des auteurs ont aidé à exprimer ce besoin de l’esprit national français : l’historien républicain Jules Michelet, que j’ai déjà cité ici, et Ernest Renan, entre autres.
En 1841, Jules Michelet a consacré un livre de son "Histoire de France" à Jeanne d’Arc : « Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse et des lames, du sang qu’elle a donné pour nous. ». Jeanne d’Arc, en Jésus-Christ laïque du sentiment national. La Troisième République, encouragée aussi par l’instruction obligatoire et gratuite, a renforcé le mythe de héros "républicains" face aux héros chrétiens. Jeanne d’Arc (grande patriote, qui ne fut pas soutenue par le roi mais très aimée du peuple) était donc une héroïne essentielle, mais d’autres personnages historiques ont même refait surface dans la mémoire collective, comme Vercingétorix.
Ce début de la Troisième République était fortement troublé par la rivalité entre les anticléricaux (supposés républicains) et les catholiques (supposés monarchistes, du moins, jusqu’au pape Léon XIII), période de 1870 à environ 1920-1930, avec un point de réconciliation qui fut la loi du 9 décembre 1905 de séparation de l’Église et de l’État et surtout son application "douce" (c’est-à-dire, tolérante avec les catholiques) par Clemenceau, pourtant anticlérical notoire (il refusa d’assister au Te Deum à Notre-Dame-de-Paris le 11 novembre 1918).
Cette rivalité devenait ainsi concurrence pour les héros nationaux. Cela pouvait devenir une sorte de surenchère de récupération d’une figure historique, et Jeanne d’Arc, grâce à Michelet notamment, mais aussi grâce à Anatole France (1908), Jean Jaurès (1910) et aussi Charles Péguy, fut par excellence une héroïne de la République triomphante de la fin du XIXe siècle. Péguy, en effet, consacra un "Jeanne d’Arc" en 1897 dédiée « à toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l’établissement de la république socialiste universelle ». Mais devenu catholique mystique, Péguy publia en 1910 "Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc", drame médiéval avec beaucoup de prières, qui fut joué régulièrement devant les papes.
Ce fut le célèbre Mgr Félix Dupanloup, évêque d’Orléans, qui fit la "contre-offensive" des catholiques : le 8 mai 1869, il considéra en effet qu’il fallait instruire une enquête pour procéder à la canonisation de Jeanne d’Arc. Comme je l’ai indiqué, elle a commencé le 2 novembre 1874 et a duré quarante-cinq ans, retardé par la Première Guerre mondiale et par des relations diplomatiques exécrables entre la France et le Vatican (entre 1905 et les années 1920). Certains évêques dénonçaient même la récupération laïque de Jeanne.
Un semblant de réconciliation s’est esquissé après la guerre au début des années 1920 (tout le monde avait combattu ensemble). L’ambassadeur de France au Vatican participa à la cérémonie de canonisation de Jeanne d’Arc par le pape. Et par la loi du 10 juillet 1920 (adoptée par les députés le 24 juin 1920, un mois après la canonisation), la Chambre des députés et le Sénat ont suivi à l’unanimité la proposition de décembre 1914 de Maurice Barrès (alors député) visant à instituer la fête nationale de Jeanne d’Arc le deuxième dimanche du mois de mai, reprenant la date de la libération d’Orléans le 8 mai 1429, une date à double mémoire (l’Église catholique, en revanche, a choisi la date du 30 mai pour célébrer sainte Jeanne d’Arc, jour de sa mort).
Pour instituer cette célébration, Maurice Barrès a expliqué en 1914 : « Son culte est né avec la patrie envahie ; elle est l’incarnation de la résistance contre l’étranger. ». En 1920, habile tacticien parlementaire, il a précisé l’intérêt de toutes les tendances politiques à fêter Jeanne d’Arc : « Chacun de nous peut personnifier en elle son idéal. Êtes-vous catholique ? C’est une martyre et une sainte que l’Église vient de mettre sur les autels. Êtes-vous royaliste ? C’est l’héroïne qui a fait consacrer le fils de saint Louis par le sacrement gallican de Remis (…). Pour les républicains, c’est l’enfant du peuple qui dépasse en magnanimité toutes les grandeurs établies (…). Enfin, les socialistes ne peuvent oublier qu’elle disait : "J’ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des malheureux". Ainsi, tous les partis peuvent se réclamer de Jeanne d’Arc. Mais elle les dépasse tous. Nul ne peut la confisquer. ».
Durant un siècle et demi, l’Église catholique n’a jamais cessé de rendre hommage ou se référer à Jeanne d’Arc, l’une de ses saintes. En particulier nos deux derniers anciens papes.
Ainsi, le pape Jean-Paul II a assisté à une représentation de l’œuvre de Péguy, "Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc" le 28 juillet 1988 à domicile, à Castel Gandolfo, produite par la Comédie-Française et le Théâtre des Célestins de Lyon, en présence de l’ambassadeur de France au Vatican, du maire de Lyon, Francisque Collomb, et de l’archevêque de Lyon, le cardinal Albert Decourtray. Le pape les a remerciés de cette manière : « Votre geste ne pouvait être mieux inspiré : l’œuvre que vous nous avez permis de redécouvrir dans son admirable forme théâtrale est une grande œuvre française, une œuvre chrétienne qui touche, avec une éloquence saisissante, aux sources de la vocation de Jeanne à la sainteté, dans le contexte de la "grande pitié" qu’est la guerre et du combat spirituel intime de la paroissienne de Domrémy si liée au destin de votre pays. (…) Je dirai seulement combien me frappe la manière dont Péguy a su rendre comme "présente" la Passion du Seigneur, et aussi son évocation de la présence de Marie, "Reine des Sept Douleurs", comme il dit, à la fois "Reine de Beauté" et "Reine de Miséricorde". ». Son successeur Benoît XVI a, lui aussi, assisté à une représentation de la même œuvre de Péguy le 19 août 2006 à Castel Gandolfo, produite par une troupe monégasque.
Au cours d’une audience au Vatican le 26 janvier 2011, Benoît XVI a encore évoqué la figure de Jeanne : « Sur son étendard, Jeanne fait peindre l’image de "Notre Seigneur tenant le monde" : icône de sa mission politique. La libération de son peuple est une œuvre de justice humaine, que Jeanne accomplit dans la charité, par amour de Jésus. Elle est un bel exemple de sainteté pour les laïcs engagés dans la vie politique, et en particulier dans les situations les plus difficiles. La foi est la lumière qui guide chaque choix, comme témoignera, un siècle plus tard, un autre grand saint, l’Anglais Thomas More. (…) Avec son témoignage lumineux, sainte Jeanne d’Arc nous invite à un haut degré de la vie chrétienne. ».
Sur le plan politique, l’universalisme de Jeanne d’Arc a été cependant mis en défaut. En effet, l’histoire a montré qu’elle a été confisquée. Très rapidement, dans les années 1930, la fête nationale de Jeanne d’Arc fut monopolisée par les mouvements nationalistes, royalistes et traditionalistes. Ces mouvements étaient déjà très présents dans la défense de Jeanne d’Arc plusieurs décennies plus tôt, à l’instar des Paul Déroulède, Edmond Drumont, Henri Rochefort, etc. C’était inédit, comme le rappelait Barrès, une figure adorée à la fois de la gauche républicaine et de l’extrême droite nationaliste et royaliste, mais les mouvements ouvriers, peu à peu, ont finalement laissé le monopole de la célébration de Jeanne d’Arc à la droite nationaliste.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la figure de Jeanne d’Arc était encore adulée par tous les camps, celui de Pétain (en bonne paysanne croyante et anglophobe) comme celui des résistants (Jules Supervielle, Louis Aragon, etc.). Le général Maxime Weygand créa même une Alliance Jeanne d’Arc après la guerre.
Plus récemment, Jean-Marie Le Pen a eu l’idée, après sa performance au premier tour de l’élection présidentielle du 24 avril 1988 (14,4%), d’initier une tradition au FN en célébrant Jeanne d’Arc chaque 1er mai, par une manifestation devant la statue de Jeanne d’Arc, réalisée par Emmanuel Frémiet et inaugurée en 187, place des Pyramides à Paris, histoire de se singulariser avec les défilés syndicaux de la fête du Travail (sa fille, Marine Le Pen, devenue présidente du FN, abandonna cette tradition à la fin des années 2010).
Malgré cette volonté de préemption par l’extrême droite, la plupart des Présidents de la République ont continué la célébration de Jeanne d’Arc. Ainsi, Patrice de Mac Mahon, Gaston Doumergue, Albert Lebrun, Vincent Auriol le 8 mai 1947, De Gaulle le 8 mai 1959, Valéry Giscard d’Estaing le 8 mai 1979, François Mitterrand les 8 mai de 1982 à 1989, et Jacques Chirac le 8 mai 1996 ont participé aux fêtes organisées à Orléans, et Nicolas Sarkozy, le 6 janvier 2012, a même célébré le 600e anniversaire de la naissance de Jeanne d’Arc à Domrémy-la-Pucelle (dans les Vosges, près de Neufchâteau), déplacement qu’avait effectué aussi Raymond Poincaré en 1920.
Jacques Chirac, en particulier, a rappelé l’histoire de la sainte : « Le 17 juillet, Charles VII est sacré roi de France. Jeanne se tient à ses côtés. Ainsi, la prophétie s’est-elle réalisée, prophétie dont la raison interroge encore. Mais Jeanne devient aussi la cible des faibles, des envieux, de tous ceux qui, à la cour, ont pris ombrage de ses succès. (…) Ainsi, l’épopée fulgurante de Jeanne d’Arc n’a-t-elle duré que deux ans : un an de combats puis un an de prison. Mais quelle empreinte dans l’Histoire ! (…) Ce qui nous touche d’abord chez Jeanne, c’est sa douceur, sa compassion, sa loyauté, sa pureté, sa grandeur d’âme. Le combat de Jeanne ne doit en aucun cas occulter sa foi profonde. (…). "Je n’ai jamais tué personne, lancera-t-elle encore à ses juges. Je ne sais rien de l’amour ou de la haine que Dieu porte aux Anglais mais je sais qu’ils seront mis hors de France". Comment ne pas voir combien Jeanne est étrangère à toute idée de mépris ou de haine ? Combien ses paroles sont à l’opposé du discours d’intolérance, de rejet, de violence que l’on ose parfois tenir en son nom ? La France qu’elle défend est une France ambitieuse, fière de son identité et de son histoire, mais aussi une France généreuse et ouverte à tous. Les valeurs que Jeanne incarne sont celles de la justice, de l’amour, de la liberté, de la paix. La pureté de son idéal, la noblesse de son combat la placent au-dessus des ambitions ou des calculs. (…) Elle appartient à tous les Français et à toute la France. » (8 mai 1996). S’imaginant visé, Jean-Marie Le Pen s’était senti "diffamé" par ce discours de Jacques Chirac (!).
De nombreux ministres ont célébré également Jeanne d’Arc, notamment le Ministre des Affaires culturelles André Malraux deux fois, le 8 mai 1961 à Orléans et le 31 mai 1964 à Rouen. Comme je l’ai rappelé à propos de la commémoration de la Bataille de Montcornet, Emmanuel Macron, pas encore élu, simple ministre, qui venait de lancer son mouvement En Marche, a prononcé son premier discours politique de précampagne le 8 mai 2016 à Orléans pour reprendre à l’extrême droite la figure de Jeanne d’Arc et la remettre dans le "roman national" traditionnel : « Jeanne libère Orléans. Le 8 mai, le siège est levé et la ville est délivrée. Le 8 mai 1945, comme en écho, le pays sera libéré du joug de l’occupant, parce que le Général De Gaulle et quelques-uns avaient tôt cru que l’énergie du peuple valait mieux que la défaite et la soumission. ».
De même, le Premier Ministre Édouard Philippe est venu le 8 mai 2018 à Orléans, cérémonie au cours de laquelle le maire d’Orléans, Olivier Carré, a déclaré : « Jeanne d’Arc n’appartient pas au passé. Elle incarne pour toujours l’audace, le courage, la passion. L’audace de croire, le courage de faire, la passion qui donne une à l’Histoire. ». Et Édouard Philippe de lui répondre : « Malgré les outrages, les accusations, malgré les injustices, Jeanne d’Arc s’accroche au destin qui l’écrase, ce qui fera dire à Malraux qu’elle a été "la seule figure de victoire qui soit aussi une figure de pitié". Parce qu’au pied du bûcher, Jeanne d’Arc est déjà une figure. Celle d’un mythe. Elle ne s’appartenait pas beaucoup. Elle ne s’appartiendra plus. Souvent pour le meilleur, parfois pour le pire. Par-delà les intermittences des siècles et du cœur, on la revendique. On se l’arrache même. On brandit son étendard. Sainte pour l’Église, "messie de la nationalité" pour Henri Martin, incarnation du peuple contre les élites, annonciatrice de Marianne, précurseur de Calvin et de Luther, féministe, femme opprimée, à travers Jeanne d’Arc, s’expriment notre génie, nos divisions, nos faiblesses, nos excès et nos facilités. Mais dans ce tumulte, s’élèvent de puissantes voix d’unité. ».
Édouard Philippe a terminé par ces mots presque prémonitoires qui résonnent aujourd’hui étrangement lorsqu’on songe à la crise sanitaire actuelle : « Chaque époque est inédite. Chaque génération fait face à des défis, parfois des périls, qui n’ont heureusement ni la même nature, ni la même gravité. Mais face à eux, notre pays a toujours le même choix : d’un côté, celui de la division, du repli et du découragement ; de l’autre, celui de l’unité, qui n’est jamais simple, mais qui est fondamental, celui de l’ambition et du courage. C’est ce dernier choix, évidemment difficile parce que le plus exigeant, que toute notre histoire, cette si longue, si tragique et si belle histoire de France, nous encourage voire nous engage à faire. Puis à tenir. ».
Je termine par le discours d’André Malraux le 8 mai 1961 à Orléans, d’un lyrisme toujours très efficace : « Dans le grand bruit de forge où se forgeait la ville, Jeanne et la République étaient toutes deux la France, parce qu’elles étaient toutes deux l’incarnation de l’éternel appel à la justice. Comme les déesses antiques, comme toutes les figures qui leur ont succédé, Jeanne incarne et magnifie désormais les grands rêves contradictoires des hommes. Sa touchante image tricolore au pied des gratte-ciel où venaient se percher les rapaces, c’était la sainte de bois dressée sur les routes où les tombes des chevaliers français voisinent avec celles des soldats de l’An II… ».
Jeanne d’Arc est une déesse antique, elle veille sur les Français. Jamais un personnage historique n’a fait autant l’unanimité aussi durablement dans le cœur national, repris autant par l’Église que par l’État. En elle-même, Jeanne d’Arc est toute la complexité française.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (14 mai 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Les quatre illustrations sont les tableaux suivants :
1. "Jeanne d’Arc au sacre du roi Charles VII, dans la cathédrale de Reims" (1854), par Dominique Ingres (240,0 cm x 178,0 cm), Musée du Louvre de Paris.
2. "Jeanne entend les voix de saint Michel et de sainte Catherine" (1843) par Hermann Anton Stilke (119,5 cm x 83,5 cm), Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.
3. "Entrée de Jeanne d’Arc à Orléans" (1887) par Jean-Jacques Scherrer (500,0 cm x 374,0 cm), Musée des beaux-arts d’Orléans.
4. "Jeanne au bûcher" (1843) par Hermann Anton Stilke (119,5 cm x 83,5 cm), Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.
Pour aller plus loin :
Jeanne d’Arc.
L’encyclique "Caritas in veritate" du 29 juin 2009.
Benoît XVI.
Pâques 2020, le coronavirus et Dieu…
Pierre Teilhard de Chardin.
L’encyclique "Fides et ratio" du 14 septembre 1998.
Le pape François.
L’abbé Bernard Remy.
Mgr Roger Etchegaray.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
Miss Corny.
Sœur Emmanuelle : respecter et aimer.
Sœurs de Saint-Charles.
Père Gilbert.
Frère Roger.
Jean-Marie Vianney.
Abbé Pierre.
La "peur" de saint Jean-Paul II.
Notre-Dame de Paris : la flèche ne sera pas remplacée par une pyramide !
Dis seulement une parole et je serai guéri.
Maurice Bellet, cruauté et tendresse.
Réflexions postpascales.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200516-jeanne-d-arc.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/sainte-jeanne-d-arc-l-heroine-du-224426
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/05/11/38282752.html