« Monsieur Alain Carignon, élu du peuple depuis vingt ans, a bénéficié de la confiance d’une part, de ses concitoyens et d’autre part, des plus hautes autorités de l’État qui l’ont appelé, à deux reprises, à occuper des fonctions ministérielles (…). Les éminentes tâches, qui lui ont été ainsi dévolues, auraient dû le conduire à avoir un comportement au-dessus de tout soupçon (…). La gravité des faits, dont Monsieur Alain Carignon a été déclaré coupable, et la persistance de son comportement troublent encore l’ordre public fondé sur la confiance que chaque citoyen doit avoir envers les institutions, politiques et sociales qui, établies par la loi, régissent l’État, et les hommes qui ont reçu mandat d’en être les garants. » (Cour d’appel de Lyon, le 9 juillet 1996).
Le jugement dans l’affaire Karachi, étrangement, n’a pas semblé faire les unes des journaux le 15 juin 2020, malgré la condamnation à de la prison ferme d’un ancien ministre. On a parlé aussi de la confirmation en appel, le 27 mai 2020, de la condamnation à cinq ans de prison dont quatre ferme de Patrick Balkany, et des journalistes à la mémoire défaillante ont laissé croire que c’était la condamnation la plus lourde prononcée contre une personnalité politique française. Rappelons que Patrick Balkany n’a jamais été ministre et qu’il y a déjà eu des anciens ministres en prison, dont Bernard Tapie, Jacques Médecin, Jean-Michel Boucheron (d’Angoulême), Dominique Strauss-Khan (lui aucune condamnation), etc.
Mais le recordman de longévité, c’est Alain Carignon qui est resté en prison pendant vingt-neuf mois, en deux séjours, entre le 12 octobre 1994 et le 5 mai 1998 (il est sorti après avoir purgé les deux tiers de sa peine) pour « corruption, recel d’abus de biens sociaux et subordination de témoins », avec la même peine que Patrick Balkany, cinq ans de prison dont quatre ferme (mais seulement cinq ans d’inéligibilité, au lieu de dix pour les Balkany), confirmée le 9 juillet 1996 par la cour d’appel de Lyon (en première instance, le 16 novembre 1995, il avait été condamné à cinq ans d’emprisonnement dont seulement trois ferme).
Le 19 juin 2020, c’est un anniversaire noir pour Alain Carignon : cela fait vingt-cinq ans qu’il a quitté la mairie de Grenoble, déchu, même pas battu, car à l’époque en prison, après deux mandats municipaux de règne sans partage. Retour sur l’un des jeunes loups aux dents longues du RPR des années 1980, à l’ambition tellement dévorante qu’il se voyait déjà à l’Élysée. Il faut dire qu’il avait commencé rapidement et efficacement l’ascension des cimes institutionnelles. Comme pour faire écho à cette histoire ancienne, le voici septuagénaire, encore candidat au second tour des élections municipales le 28 juin 2020, avec un pronostic vital engagé (vital, je veux dire, pour sa vie politique, bien sûr, il paraît en pleine santé par ailleurs).
Les élections municipales de 1995 avaient lieu aussi en juin, repoussées en raison de la tenue de l’élection présidentielle en avril et mai 1995. Pendant cette campagne présidentielle, où la droite et le centre étaient plutôt favoris et se permettaient même une primaire RPR à ciel ouvert (entre Jacques Chirac et Édouard Balladur), aucun de ces deux candidats n’a osé faire campagne à Grenoble, l’une des grandes métropoles françaises, dont le vote n’était pourtant pas acquis puisque plutôt de centre gauche. Pourquoi cette absence, ce trou, cette impasse à l’examen électoral ? Parce que le maire, RPR, soutien et ancien ministre d’Édouard Balladur était alors en détention provisoire ! Du reste, son suppléant, le député Richard Cazenave était lui chiraquien. La gauche en a évidemment profité. Le résultat des élections municipales était sans appel : le perdant socialiste perpétuel Michel Destot, député, fut élu maire de Grenoble le 19 juin 1995. Il y est resté trois mandats, et son dauphin fut battu par un candidat écologiste en mars 2014. Ce dernier, Éric Priolle, premier maire écologiste d’une grande ville, est très bien placé pour gagner sa réélection dans une semaine.
Alain Carignon "le vieux" après avoir été "le très jeune". Car dès l’âge de 17 ans, Alain Carignon a fait partie des jeunes pousses de l’UJP (Union des jeunes pour le progrès, structure militante des jeunes de l’UDR). En mai 1968, il avait 19 ans, et au lieu d’être maoïste sur d’improbables barricades, il était stoïquement gaulliste.
Et s’il y a bien un trait qui le caractérise, qui l’a toujours caractérisé, c’est que c’est un champion de la communication. Il fait partie de ces personnes qui ont un très fort charisme, ce qui lui a ouvert de nombreuses portes. Je me souviens que même des habitants de Grenoble qui détestaient ses "combines" à Grenoble étaient fascinés voire attirés par lui lorsqu’ils se trouvaient en face de lui. C’est cette "qualité d’émission" dont parlait Yvon Gattaz qui a rendu Alain Carignon très sympathique. Même un quart de siècle après un séjour en prison.
Pierre Mendès France avait tenté de le convaincre de le rejoindre à gauche lorsque l’ancien Président du Conseil chercha à s’implanter électoralement à Grenoble, mais Alain Carignon refusa par gaullisme. Cette caractéristique de communication fait que même en 2020, il reste environ 20% de l’électorat grenoblois qui vote pour lui, c’est trop peu pour espérer gagner mais c’est beaucoup trop pour permettre à la droite et au centre à Grenoble de tourner la page. Il faut dire que pendant ses deux mandats, il a fait vivre des centaines voire des milliers de familles par clientélisme et autres attentions personnelles. Son influence était très grande au point que même en prison, il recevait des courriers amicaux. D’ailleurs, son génie en communication était tel qu’il répondait, de sa prison, sur du papier quadrillé, celui utilisé par les écoliers. Il aurait pu utiliser une feuille blanche classique, mais ce type de papier renforçait l’idée de promiscuité et de précarité et suscitait la pitié sinon la compassion, plus que la colère provoquée par les scandales financiers. En outre, il n’a jamais reconnu les faits malgré sa condamnation définitive (au contraire de Jérôme Cahuzac), si bien qu’il peut espérer garder la face en parlant de complot sinon d’injustice contre lui (un argument vaguement sérieux employé par François Fillon).
Mais revenons à ses débuts. Alain Carignon n’a jamais su faire que de la politique, et s’il a fait des études dans une école issue de la chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Grenoble, c’était plus pour une carte d’identité que par vocation. La CCI de Grenoble était d’ailleurs, au début des années 1970, la base arrière des gaullistes dans une terre de mission (même si les gaullistes avaient déjà eu "leur" maire à Grenoble, avec Albert Michallon entre 1959 et 1965). La CCI était en quelque sorte comme la Cour des Comptes à Paris lorsqu’un énarque sorti d’école voulait se consacrer à la politique.
La ville depuis 1965 était gérée par un homme d’une grande qualité, ingénieur du CEA, représentant de cette nouvelle gauche, celle de Michel Rocard et de Pierre Mendès France, mais Pierre Mauroy n’a pas réussi à le faire intégrer dans son gouvernement en 1981 comme Ministre du Logement. Les jeux olympiques de Grenoble en 1968 ont considérablement bouleversé la physionomie de la ville avec des quartiers comme la Villeneuve, le Village olympique, le centre commercial de Grand’ Place, qui furent, par la suite, des exemples à ne pas suivre… et aussi la Maison de la Culture inaugurée par André Malraux, plus réussie, etc.
Directeur général adjoint de la CCI de Grenoble, Alain Carignon a réussi l’exploit de se faire élire conseiller général d’un canton de Grenoble alors qu’il n’avait que 27 ans (en mars 1976), gagnant face à un conseiller général sortant ex-UDR passé au PS. Un peu avant, en mars 1973, il était candidat suppléant d’un député UDR sortant qui a été battu par Hubert Dubedout. Aux élections municipales de mars 1977, il fut candidat à Grenoble mais pas tête de liste car considéré trop jeune, la liste fut largement battue et le voici désormais le leader de l’opposition municipale.
Pendant toute une décennie, il fut soutenu largement par le parti gaulliste, voyant en lui un réel espoir de conquérir Grenoble par son bagou, son audace, sa capacité de travail, sa capacité à fédérer les énergies, à mobiliser les hommes. Alain Carignon travailla aux côté d'Aimé Paquet, qui fut Médiateur de la République de 1974 à 1980 (ancien député RI de l'Isère et ancien sous-ministre de Pierre Messmer). Il fut aussi dans le dispositif national du RPR, en travaillant auprès de son secrétaire général, Jérôme Monod, un proche de Jacques Chirac (son ancien directeur de cabinet à Matignon) et futur patron de la Lyonnaise des Eaux (entre 1978 et 2000).
Souvent perdant mais persévérant : aux élections législatives de mars 1978 et de juin 1981, il fut le candidat malheureux face à Hubert Dubedout, avec respectivement 44% et 38% des voix. En mars 1982, il s’est fait réélire conseiller général de Grenoble et un autre canton du centre de Grenoble (celui qui quartier Berriat) a basculé aussi à droite, ce qui lui donnait une lueur d’espoir pour l’année suivante.
Pourtant, la perspective des élections municipales à Grenoble en mars 1983 laissait peu de doute sur leur issue malgré une évidente impopularité des socialistes au pouvoir à Paris. D’une part, Hubert Dubedout ne pouvait pas être assimilé au gouvernement socialo-communiste, lui qui avait été rejeté par François Mitterrand (comme un autre maire socialiste "indépendantiste", George Frêche à Montpellier, lui complètement incontrôlable) ; d’autre part, il jouissait de l’excellente image de la ville de Grenoble, parmi les villes où il faisait "le mieux bon vivre". Pour le maire sortant, se reposant probablement sur ses lauriers, cette nouvelle élection ne serait qu’une formalité.
Entre 1981 et 1983, dopé par l’arrivée de la gauche au pouvoir, Alain Carignon a formé une équipe de jeunes personnes dynamiques prêtes à en découdre, des trentenaires efficaces qui ont bossé tous les dossiers de la ville de Grenoble, les soirs et les week-ends, et ont fait une excellente campagne. Par ailleurs, Alain Carignon n’est pas tombé dans le piège de l’enjeu municipal principal, le tramway, en bottant en touche et proposant un référendum pour ne pas en faire un sujet clivant dans sa campagne (le 22 juin 1983, une majorité s’est dégagée en faveur du projet alors que lui-même y était plutôt défavorable).
Résultat, l’équipe d’Alain Carignon a conquis dès le premier tour la municipalité de Grenoble le 6 mars 1983 avec 54,0% des voix. Tremblement de terre en terre socialiste. Ce fut le véritable lancement de la carrière politique locale et nationale d’Alain Carignon. Pour les instances dirigeantes du RPR (je sais que c’est très politiquement incorrect de l’écrire), la ville de Grenoble allait devenir une véritable pompe à financement à une époque où il n’y avait pas encore de réglementation dans le financement des partis politiques. On ne s’étonna donc pas que l’une des critiques les plus virulentes contre la gestion municipale d’Alain Grenoble sur deux mandats (il fut réélu le 12 mars 1989 dès le premier tour aussi avec 53,2% face à Michel Destot) a été d’avoir concédé la gestion de l’eau à …la Lyonnaise des Eaux !
Pendant douze ans, Grenoble fut à la fois le lieu d’une gestion particulièrement critiquable (ce qui lui a valu plusieurs années de prison) mais aussi d’une ambition nationale très forte avec des projets grandioses dont le plus important fut sans doute le World Trade Center dans le nouveau quartier Europole, entre le centre-ville et le début du Polygone scientifique qui a reçu également le synchrotron (initialement prévu à Strasbourg). Ce serait abusé de la réécriture de l’histoire de dire que la construction du synchrotron à Grenoble serait attribuable à Alain Carignon. La réalité est souvent moins rose, enfin, presque moins rose.
Alors, prenons justement deux faits qui pourraient sembler indépendants : l’absence d’Hubert Dubedout au gouvernement de Pierre Mauroy en 1981 et la venue du synchrotron à Grenoble en 1984. Le point commun, comme tant d’autres décisions, c’était que ces décisions émanaient du Président François Mitterrand. Il fut fortement influencé par un vieux compère socialiste, compagnon de route de sa traversée du désert dans les années 1960, à savoir Louis Mermaz. Or, Louis Mermaz, député et même à l’époque Président de l’Assemblée Nationale, ministre furtif en mai 1981, maire de Vienne, était aussi le président du conseil général de l’Isère depuis mars 1976. Sa réélection en mars 1985 n’était pas gagnée, d’où cette faveur présidentielle (finalement inefficace) accordée à l’installation du synchrotron (précisons toutefois que l’arrivée du synchrotron à Grenoble, l’un des plus grandes pôles de recherche en physique après Paris-Saclay, avait sa pertinence scientifique).
Avant ces élections cantonales à fort enjeu (une défaite de Louis Mermaz aurait été considérée comme une défaite de François Mitterrand), il y a eu les élections européennes, et Alain Carignon a fait partie de ces jeunes maires de grandes villes élus en 1983 (comme Dominique Baudis) à se faire bombarder députés européens sur la liste UDF-RPR menée par Simone Veil le 17 juin 1984 (il était douzième de la liste et il n’y avait en fait pas autant de jeunes maires que cela).
Rendant hommage à Simone Veil le 1er juillet 2018, Alain Carignon indiquait qu’il avait appartenu à son fameux Club Vauban : « Elle portait (…) une certaine idée de l’Europe des fondateurs. Je participais activement au Club Vauban qu’animait officiellement Antoine Veil. J’étais le seul gaulliste de cet aréopage car si les uns et les autres l’avaient été à un moment ou à un autre de leur vie (…), ils répugnaient à cette part de bonapartisme qui est en nous, ne vibraient pas aux mêmes heures de l’histoire de France que nous et portaient au-dessus de tout cet idéal des nations qui se fondent dans les États-Unis d’Europe. J’ai en cet instant une pensée pour mes camarades disparus tels Dominique Baudis et Bernard Stasi, assidus aussi. ». Simone Veil et Alain Carignon, on imagine le tableau. Mais il n’y a jamais eu de photographies de ces petits-déjeuners de réflexion.
Alain Carignon avait donc un mandat national quand il a affronté Louis Mermaz. Remportant la majorité du conseil général d’un département généralement classé à gauche, Alain Carignon fut élu président du conseil général de l’Isère de mars 1985 à décembre 1997.
En mars 1986, il s’est fait élire député de l’Isère (à la proportionnelle) et n’hésitait pas, en tant que membre de l’opposition aux socialistes, à comptabiliser l’élection du FN Bruno Mégret (devenu député de l’Isère) parmi les membres de l’opposition (il suffit de retrouver les journaux de l’époque), discours qui a complètement changé au début des années 1990 quand il expliquait avec Michel Noir qu’il valait mieux perdre une élection que perdre son âme avec le FN (et préférer le PS au FN).
Aidé par ses bons et loyaux services (financiers), Jacques Chirac, redevenu Premier Ministre lors de la première cohabitation, l’a fait nommer Ministre délégué à l’Environnement du 20 mars 1986 au 12 mai 1988. Alain Carignon était désormais dans la cour des grands. Il fut réélu député (au scrutin majoritaire cette fois-ci), mais abandonna son mandat (son suppléant Richard Cazenave reprit la circonscription) en raison du cumul : il fut le premier à avoir compris qu’il était plus intéressant de garder ses deux mandats exécutifs (mairie de Grenoble et présidence du conseil général) que renoncer à l’un deux pour siéger à l’Assemblée Nationale. Alain Carignon fut réélu député en mars 1993 mais comme en 1986, n’exerça pas ce mandat, à cause du cumul, mais surtout, de sa nouvelle nomination au gouvernement.
Il faut bien comprendre que Grenoble était restée une ville sociologiquement à gauche mais qui, par la personnalité et le talent d’Alain Carignon, s’est colorée en RPR. Alain Carignon, soucieux de sa réélection en mars 1989, avait même commencé des tractations pour faire partie des ministres d’ouverture de Michel Rocard en 1988. Il a même prévenu son suppléant que s’il était ainsi nommé, il ne devrait alors pas voter la censure ! Les négociations n’ont pas abouti, François Mitterrand ne lui avait réservé qu’un sous-ministère, insuffisant pour Alain Carignon (on ne trahit que si cela en vaut le coup).
Resté donc dans l’opposition, Alain Carignon fut néanmoins triomphalement réélu maire de Grenoble en mars 1989. Triomphalement, car il a eu à peu près le même score dès le premier tour qu’en mars 1983. On peut être élu par hasard des circonstances (mauvais adversaires, contexte national favorable, etc.) mais on n’est jamais réélu par hasard : si on est "mauvais", les électeurs n’en veulent plus !
Avril 1989 fut sans doute le sommet de l’influence d’Alain Carignon. Et de son ambition. L’Élysée, pourquoi pas ?! Pas étonnant que douze ambitieux se soient retrouvés pour virer les "vieux" (à savoir Jacques Chirac, président du RPR, et Valéry Giscard d’Estaing, président de l’UDF) dans la perspective de l’élection présidentielle de 1995, et l’échéance européenne de juin 1989, à la proportionnelle nationale, était une bonne occasion de tester le mouvement. Ce furent les Rénovateurs, ils étaient donc douze, les voici : six RPR (Philippe Séguin, Michel Noir, Alain Carignon, Étienne Pinte, François Fillon, Michel Barnier), trois UDF-CDS (François Bayrou, Dominique Baudis, Bernard Bosson, les "3 B"), et trois UDF-PR (Philippe de Villiers, François d’Aubert et Charles Millon). Il faut noter l’absence, pourtant de la même génération, des apparatchiks qui avaient déjà le pouvoir au RPR ou à l’UDF : Alain Juppé, Nicolas Sarkozy, François Léotard, Gérard Longuet…
Finalement, l’aventure des rénovateurs ne dura que ce que durait le printemps. Alain Carignon continua à nourrir de grandes ambitions et il avait des vues sur la présidence du conseil régional de Rhône-Alpes pour les élections régionales de mars 1992, chasse gardée de l’UDF, le président sortant (qui fut réélu) n’était autre que Charles Millon, barriste très influent à l’époque, président du groupe UDF à l’Assemblée Nationale. Alain Carignon y renonça, faute d’appui RPR à Lyon.
À peine réélu député, il fut bombardé ministre plein le 30 mars 1993 par Édouard Balladur, à savoir Ministre de la Communication. Proche de Nicolas Sarkozy, il a fait partie de cette équipée balladurienne qui devait atteindre le sommet élyséen en 1995. Tout était donc permis.
Sauf que lorsqu’on est trop bien élu dans sa ville, on se risque à mettre des minorités agissantes dans son conseil municipal. En effet, lorsqu’une liste est majoritaire au premier tour, les listes qui ont entre 5% et 10% peuvent avoir une représentation au conseil municipal alors qu’elles ne pourraient pas participer à un second tour en cas de ballottage (sauf en cas de fusion de plusieurs listes). Ce fut le cas en 1989 puisqu’une liste écologiste a réussi à faire passer deux élus, dont Raymond Avrillier, qui a eu son heure de gloire puisqu’on peut dire qu’il a été le tombeur d’Alain Carignon. Sociologue très minutieux, il a dû passer son temps à lire tous les dossiers municipaux pour y voir des incohérences avec la loi…
Cela a abouti à la démission d’Alain Carignon de son ministère annoncée le 17 juillet 1994 (ce fut Nicolas Sarkozy qui a récupéré le portefeuille et pas Jacques Toubon, pourtant Ministre de la Culture) et il n’a pas fallu attendre longtemps pour la dégringolade : première mise en examen le 25 juillet 1994 et surtout emprisonnement le 12 octobre 1994. Entre-temps, le 21 septembre 1994, il avait quand même réussi à se faire investir comme candidat tête de liste UDF-RPR aux prochaines élections municipales en 1995.
Évidemment, il renonça à la candidature car il était en prison. Richard Cazenave le remplaça mais dans un contexte politique très différent, car Édouard Balladur avait échoué à la présidentielle de 1995. Ce fut la liste socialiste qui gagna les municipales. Si en mars 2014, ce fut un écologiste qui a gagné les élections municipales (contre les socialistes), c’était sans doute en raison de l’aspiration écologique des habitants de la ville, mais pas seulement, je pense que l’action de Raymond Avrillier, écologiste d’opposition entre 1989 et 1995, a été aussi déterminante dans l’esprit des électeurs (ce dernier fut d’ailleurs élu deuxième adjoint au maire entre 1995 et 2001 et il quitta la vie municipale en 2008).
Alain Carignon renonça à la candidature mais n’a jamais abandonné de lui-même ses mandats. Réélu président du conseil général de l’Isère en mars 1994, il le resta pendant tout le temps de l’instruction judiciaire de son affaire, même en prison, et il continuait à percevoir ses indemnités de représentations ! À l’époque, on disait même que des frais d’alimentation personnelle était encore payés sur le compte du conseil général (je n’ai pas vérifié). Je ne comprends d’ailleurs toujours pas comment il a pu tenir à cette présidence du conseil général jusqu’au 9 décembre 1997 alors que le 9 juillet 1996, la cour d’appel de Lyon avait confirmé sa peine de cinq ans d’emprisonnement (dont quatre ferme) et cinq ans d’inéligibilité (bon, si, il a fallu attendre l’arrêt de la Cour de Cassation avant d’appliquer la peine d’inéligibilité).
Le 5 mai 1998, Alain Carignon a quitté la prison après vingt-neuf mois de détention, et sa période d’inéligibilité s’est arrêtée en 2002. À ce moment de l’existence (en 1998, Alain Carignon avait 49 ans), on aurait pu imaginer une évolution de type Michel Noir, à savoir, refaire sa vie, faire bénéficier de ses talents (réels) de manager, dans un autre contexte, dans une grande entreprise par exemple (puisque son interdiction de gérer finissait avec son inéligibilité). Se faire tout petit, discret, et trouver un autre équilibre de vie. Ce qu’il a fait en partie : il était en 1999 consultant d’entreprises, il mettait en relations les entreprises les unes avec les autres.
Mais c’était sans compter qu’Alain Carignon ne s’est jamais épanoui qu’en faisant de la politique, et qu’à partir de 2002, l’influence politique de Nicolas Sarkozy allait devenir majeure. Il faut ajouter aussi que l’amour-propre impose un revanche.
Marcelo Wesfreid a précisé, dans "L’Express" le 15 mars 2007, la situation du RPR à l’époque : « Aucun leader ne s’est (…) imposé en son absence. Deux jeunes loups, sans grand pouvoir, Fabrice Marchiol et Matthieu Chamussy, sont juste chargés de faire table rase du passé. "On tourne une page, à vous de tout reconstruire", leur a demandé Nicolas Dupont-Aignan, à l’époque secrétaire général aux fédérations. Le parti déliquescent, ruiné, ne compte plus que 500 adhérents en Isère (contre 3 500, en 1989). ».
Résultat, le voici qui a repris du service en 2002 au grand dam des élus et responsables de l’UMP de l’Isère. En six mois, Alain Carignon est parvenu à réunir 1 500 adhérents avant le 31 décembre 2002. Alain Juppé, président de l’UMP, a vu le coup venir, mais c’était trop tard. En avril 2003, il n’a pas perdu la main : le voici élu président de la fédération UMP de l’Isère ! En 2006, les anti-Carignon ont refusé de siéger pour le renouvellement des instances. Alain Carignon, proche de Nicolas Sarkozy et de Brice Hortefeux, a réussi aussi à faire des adhésions sur la première circonscription de l’Isère. Mécaniquement, 80% des militants ont approuvé sa candidature aux élections législatives de juin 2007 …contre le député UMP sortant, Richard Cazenave qui, ayant perdu l’investiture après des pressions quotidiennes à la commission nationale d’investiture, a décidé de rester quand même candidat en indépendant.
Au premier tour des élections législatives du 10 juin 2007, Alain Carignon a gagné son pari de passer devant Richard Cazenave : il a obtenu 21,45% des voix tandis que Richard Cazenave seulement 19,6%, et le candidat de l’UDF Philippe de Longevialle a obtenu 10,4%. Sans surprise, la candidate socialiste, par ailleurs première adjointe au maire, Geneviève Fioraso (qui fut plus tard ministre de François Hollande), a été élue au second tour du 17 juin 2007 avec 63,0% des voix face à Alain Carignon (elle avait eu 32,0% au premier tour, avec peu de réserve de voix puisqu’elle ne pouvait compter que sur les voix de la candidate écologiste, soit 6,5%). C’était une belle victoire pour les socialistes car c’était quand même une circonscription en or taillée par Charles Pasqua en 1986 spécifiquement pour Alain Carignon. Le candidat UMP sortant Richard Cazenave avait été réélu en juin 2002, avec 38,2% au premier tour et 54,2% au second tour (la candidate socialiste avait obtenu au premier tour à peu près comme Geneviève Fioraso en 2007, à savoir 31,1%). Cela montrait qu’il y avait un rejet personnel contre Alain Carignon provenant de son électorat traditionnel.
Cet échec l’a fait renoncer à être candidat tête de liste aux élections municipales de mars 2008. Il a promu un jeune, Fabien de Sans Nicolas, qui a obtenu 28,0% des voix au premier tour du 9 mars 2008 et seulement 29,5% au second tour du 16 mars 2008 (soit seulement environ 400 voix supplémentaires). Et si Alain Carignon a laissé le 19 janvier 2009 la présidence de fédération UMP de l’Isère à Michel Savin, l’un des anticarignonistes du département, il a gardé une très grande influence politique tant locale que nationale puisqu’il conseillait alors Brice Hortefeux et Nicolas Sarkozy. Alain Carignon a évité de rejouer sa crédibilité électorale aux élections législatives de juin 2012 qui a vu la réélection de Geneviève Fioraso avec 58,3% au second tour (au premier tour, parmi ses concurrents, l’écologiste Éric Piolle avec 7,7% et l’ex-UDF Philippe de Longevialle 2,7% qui, entre-temps, s’était allié au maire PS de Grenoble, et fut élu adjoint au maire).
Alain Carignon resta tenace. Si finalement, il n’a pas réussi à organiser une primaire pour les municipales de mars 2014 à Grenoble, il s’est retrouvé néanmoins présent dans la liste menée par Matthieu Chamussy, investi tête de liste le 8 octobre 2013 ; et ce dernier a placé Alain Carignon le 27 novembre 2013 en neuvième place. Finalement, l’échec de l’UMP aux municipales de mars 2014 a été tel que la liste n’a obtenu que sept sièges (dont Richard Cazenave) tandis que l’écologiste Éric Piolle se faisait élire avec 40,0% des voix dans une quadrangulaire au second tour du 30 mars 2014.
Ce nouvel échec, son absence aux élections régionales de décembre 2015 (c’était en fait son véritable objectif pour retrouver un mandat électoral depuis sa prison), ne l’ont pas découragé et il est resté très présent en Isère, faisant vivre son parti avec dynamisme (un parti qui a retrouvé Nicolas Sarkozy à sa présidence entre 2014 et 2016). Alain Carignon retourna cependant au conseil municipal en novembre 2019 après la démission de deux élus UMP (et par ailleurs, il avait annoncé sa candidature à la mairie de Grenoble le 16 septembre 2019).
Le voici donc tête de liste LR (vaguement "société civile") aux élections municipales de 2020, soutenu par son ancien complice puis rival, Richard Cazenave, par l’ancien ministre Luc Ferry, ainsi que par Jean-Pierre Barbier, élu président du conseil départemental de l’Isère en mars 2015 (député LR entre 2012 et 2017, ayant soutenu Nicolas Sarkozy en 2016).
Alain Carignon a rassemblé 19,8% des voix au premier tour du 15 mars 2020 et sera donc un adversaire au second tour du 28 juin 2020 du maire sortant Éric Piolle qui a eu 46,7% au premier tour. Comme on voit, c’est quasiment mission impossible, d’autant plus que la candidate LREM, la députée Émilie Chalas, avec 13,8%, et le candidat socialiste, 13,3%, pourrait former une quadrangulaire qui bénéficierait à l’écologiste. Il ne faut pas néanmoins négliger le fait qu’Alain Carignon se retrouvera élu au conseil municipal en 2020 comme chef de l’opposition cette fois-ci, et sera donc "le mieux" placé en mars 2026 pour enfin reprendre sa revanche… à 77 ans ! On peut alors comprendre ce qu’il disait le 15 novembre 2017 en évoquant De Gaulle : « En 1969, un homme de 79 ans portait la vision la plus moderne de la société face à ce refuge insipide de la dénonciation de l’âge. ».
Ah, je termine avec les résultats électoraux. Pour l’anecdote, en 2017, qui a été élu député de la première circonscription de l’Isère, celle d’Alain Carignon, de Richard Cazenave puis de Geneviève Fioraso ? L’actuel Ministre de la Santé, Olivier Véran, ancien socialiste, qui s’est présenté avec l’étiquette LREM, et qui a obtenu 47,2% au premier tour du 11 juin 2017, puis 68,1% au second tour du 18 juin 2018 face à un candidat UDI. LR n’était même plus représenté au premier tour…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 juin 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Alain Carignon.
Jérôme Monod.
De Gaulle.
Nicolas Dupont-Aignan.
Luc Ferry.
Albin Chalandon.
Claude Malhuret.
Claude Goasguen.
Philippe Séguin.
Jacques Toubon.
Pierre-Christian Taittinger.
Jacques Chirac.
Christian Poncelet.
Patrick Devedjian.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200619-alain-carignon.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/l-impossible-retour-d-alain-225238
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/06/15/38372831.html